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And what about the children?

Pas d'historiette, cette fois-ci. Que du vrai vous. Parfois, ça fait aussi du bien.

 

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podcast

 

 

Sur un banc, un homme est assis. Il regarde la rivière qui s’écoule en contrebas, tout autour de lui, silencieux si ce n’est un grommellement inintelligible ici ou là. Le banc est sur une petite île au milieu de l’eau, et une barque jaune est échouée sur son bord. Sur la rive derrière lui, autour du banc, des piles de livres, certains en bon état, d’autre non. Un petit vent fait parfois tourner leur page et, dans le fond, le squelette grandeur nature d’un tricératops prend la poussière, quand il n’en devient pas lui-même. Une corne est déjà tombée, et on a dessiné sur sa collerette. Par terre, dans l’herbe, entre deux Mickey Parade, un Picsou magazine et le cadavre d’une bouteille de ketchup git un vieux game-boy (1) allumée, trois lignes parasitant un écran fatigué.

Sur l’autre rive, en face, le spectacle est bien différent. Des piles de papiers s’élèvent en autant de tours fragiles, et des feuillets se dispersent allégrement aux quatre vents. On y retrouve une voiture rouillées, sans roue, qui n’a manifestement jamais servi et ne servira jamais, comme un symbole usé. Il y a aussi des livres, rassemblés autour de la lumière d’un écran d’ordinateur comme des voyageurs frigorifiés devant un feu. Jaillissant du sol comme autant de champignons, des portes sont visibles un peu partout. Certaines entrouvertes, d’autres closes, et certaines carrément barrées. Au milieu de la paperasse, les seuls éléments plus nombreux que les portes sont des panneaux de signalisation, chacun porteur d’une nouvelle interdiction ou d’une obligation supplémentaire, qui se contredisent régulièrement les unes les autres.

Un discret clapotis retentit derrière lui, et l’homme tourne la tête. Descendant d’une autre petite barque jaune, sur laquelle sont collés des autocollants fantaisie détrempés, un enfant met pied à terre. Les cheveux en brosse et des lunettes qui paraissent presque trop grandes pour lui sur le nez, il a l’air timide, mais plein de vie.

« Ah, c’est toi. » dit l’homme. « Ca faisait longtemps. » L’homme n’a pas les cheveux en brosse, mais il porte aussi des lunettes. Une barbe de quelques jours lui mange le visage. Il a les même yeux que l’enfant.

« Ca fait longtemps. Tu m’évites ? » demande candidement le gamin en se hissant sur le banc aux côtés de l’homme. Sur son t-shirt, il y a le dessin d’un tricératops. Enveloppé dans sa veste en cuire, l’homme sourit à cette vue. Puis il prend quelques secondes pour réfléchir, avant de répondre :

«Non. Enfin, pas vraiment. Je ne sais pas. » Il soupire puis, comme animée d’une pulsion soudaine, ébouriffe les cheveux du gamin. « Ils n’ont pas tant changé que ça. »

« Non ? Pourtant, je sais me coiffer, moi. » Le visage du gosse se fend d’un grand sourire.

« Ca non plus ça ne va pas changer. » dit l’homme en pointant les dents du doigt. « N’écoute pas ces histoires qu’on te raconte sur le besoin de se les brosser trois minutes trois fois par jour. Ce sont des conneries. Crois moi, t’en auras pas besoin. Si y a bien un truc sur lequel j’ai toujours pu compter, ce sont mes dents. »

« Seulement tes dents ? Tu dis ça parce que t’es un peu gros ? »

« Hé ! » Une brève pause, puis un grognement. « T’as pas tort. Mais j’essaie de me maintenir. »

« Tu fais du sport, toi ? » Le gosse a les yeux gros comme des soucoupes derrière ses lunettes.

« Bien sûr que non, ne sois pas stupide ! Je me balade un peu, je marche… Je promène le chien, tout ça ! »

« Woah, un chien ? Le bol ! J’ai qu’un chat, moi. Omar, il s’appelle. Mais tu le connais. Ce gros patapouf.  Comment il va ? »

L’homme se tait, et l’enfant semble comprendre.

« Ah. C’est bête. Mais au moins, t’as un chien, c’est trop cool ! Les parents ils voudront jamais ! »

« Et pourtant, si tu savais. »

« Et est-ce qu’on peut avoir un dinosaure maintenant ? Cloné, comme dans « Jurassic Park » ? »

« Non. Comme quoi, le futur, c’est du pipeau. »

« J’ai même pas pu le voir au ciné, « Jurassic Park », Mami trouve ça trop violent. »

« Bah, tu verras les autres. »

« Va y avoir des suites ? Cool ! Elles sont bien ? »

«Il paraît que non, mais pour te dire, j’m’en foutais. Tant qu’il y a des dinos, c’est cool. »

« Ouais. Cool. T’es devenu paléontologue alors, comme prévu ? »

«Non. »

« Hein ? Mais pourquoi ? C’est mon rêve ! »

« C’est poussiéreux, la paléontologie. Et on trouve pas tant de dinos que ça. Et c’est crevant je crois, comme du sport. »

« Tu  n’as pas découvert le philipposaure alors ? »

«Et bhé, tu parles d’une imagination débordante… Si je trébuche dessus dans le gazon, je te dirais. »

« Le gazon, derrière l’immeuble ? Tu joues encore dehors avec les voisins ? Hier, on a joué à sauver la terre, c’était cool ! »

« Ces temps, je sauve plutôt la terre sur l’écran de télé. »

« Avec une super-nintendo ? »

« Presque… Mieux, je crois. Même si j’en suis pas si sûr, finalement… D’ailleurs, prépare toi psychologiquement à endurer la fin de « Mass Effect 3 » ».

« C’est quoi comme jeu ? »

« Tu verras bien. En tout cas, tu ne pourras pas dire que je ne t’ai pas prévenu… »

« Moi, j’arrive toujours pas à finir « Jurassic Park » sur mon game-boy. »

« Ah, j’y suis arrivé ! Ca m’aura pris dix ans, mais quand même ! »

« Woah, t’es trop fort ! »

Le gamin se tait un instant, ses petites jambes se balançant au-dessus du sol, puis demande soudain :

« Si t’es pas paléontologue alors, tu fais quoi comme travail ? Tu écris des livres ? »

«Non plus. J’aurais bien aimé. Un jour peut-être… »

« Ca veut dire quoi, de dire « un jour peut-être » ? »

« Un truc de vieux. »

« T’es vieux, c’est vrai. Au moins vingt ans ! »

« Vingt-cinq. »

« Aïe ! Mais… J’ai toujours pensé que j’allais mourir avant d’avoir vingt ans. »

« C’est parce que t’arrives pas imaginer les avoir, c’est tout. »

« C’est cool aussi, de pas mourir. »

« Tu l’as dit. »

« Bon, si tu déterres pas de philipposaure, si t’écris pas de livres, tu fais quoi ? Un truc ennuyeux d’adulte ? »

« Non plus. C’est… compliqué. »

« Tu parles comme un adulte ! »

« Je sais, c’est terrible, hein ? »

« Tu peux demander à Mick de t’aider, c’est ton meilleur ami, il saura lui ! »

« Je ne l’ai pas vraiment revu depuis des années. »

« Mais… Hier encore on jouait aux légos ! »

« Bah, c’est comme ça. Ceci dit, il y en a d’autres, maintenant. »

« Ils sont sympas ? Est-ce qu’ils aiment  « Friends » ? »

« Ils sont bizarres, et mieux que sympas. Et « Friends » c’est fini, aussi. Mais y a d’autres séries, tu sais. »

« Est-ce que Ross et Rachel ils finissent ensemble ou pas ? »

« Je ne vais tout de même pas te gâcher la surprise ! »

« Bon, si tu es pas mort, ça veut dire que tu es marié ? »

« C’est vraiment ce que t’imagines ? Mort ou marié, sans alternative ? »

« Ben quoi ? Quand on est grand on tombe amoureux, on se marie, on fait des enfants… »

« C’pas près de m’arriver. »

« Bah t’as déjà été amoureux quand même ? »

« Et toi ? »

« Bof, j’crois pas. Comment tu dis, euh… « Plus tard peut-être » ? »

« Touché. Oui, j’ai été amoureux. »

« Et c’est bien ? »

« C’est compliqué. »

« Pffff, t’es pas marrant. »

« Raaah, bon… Oui, c’est bien le temps qu’ça dure. »

« T’aurais pu faire des bébés alors ! »

« Ahem. C’est… »

« Compliqué, je parie ? T’es tout rouge, c’est à propos du sexe, c’est ça ? J’ai pas encore compris pourquoi ce machin rend les gens bizarre. »

« Bah, c’est assez surfait, finalement, comme pas mal de trucs d’adultes. »

« Comme les voitures ? »

« En… quelque sorte. Peu pas dire, j’ai jamais conduit. »

« T’as raison, ça sert à rien. »

« Yep. »

« Bon, alors, si je comprends bien… » L’enfant se met à compter sur ses doigts : « T’es pas paléontologue, t’as pas écrit de livre, t’as pas d’amoureuse, t’as pas de voiture… T’es sûr que t’es un adulte ? »

« Non. Les autres sont sûrs pour moi, en général. »

« Au moins t’as une barbe, c’est cool. J’ai toujours rêvé d’avoir une barbe. »

« Hé, je ne pouvais pas TOUT foirer ! »

« Pourquoi tu dis ça ? Y a des trucs cool quand même ! »

« Oh, je ne dis pas le contraire. C’est juste… »

« Pas ce" que j’avais imaginé ? »

« Voilà. »

A nouveau le silence, rompu par le clapotis de l’eau. Et puis l’homme reprend :

« Est-ce que tu te souviens de Saas-Fée ? »

« Bah oui, quelle question ! J’y vais tous les été avec maman. Tiens, regarde ce que j’ai trouvé en promenade là-bas ! »

L’enfant joint les mains en coupe comme pour cacher quelque chose, et quand il les rouvre, une sauterelle agite ses antennes dans sa paume.

« Elle était au milieu de la route, alors je l’ai prise pour la mettre dans l’herbe. Pour ne pas se faire écraser. » Le visage du môme est rayonnant, et l’homme ne dit rien. Sa poitrine se secoue brièvement.

« Tu pleures ? » demande l’enfant.

« Non. Enfin oui, un peu. J’avais oublié la sauterelle… Dire qu’aujourd’hui, j’ai peur d’une mouche si je ne la reconnais pas comme telle ! »

« Moi j’ai peur que des guêpes. Pourquoi la sauterelle te rend triste ? Tu pourras en trouver d’autre l’été prochain, à Saas-Fée.

L’homme semble sur le point de dire quelque chose, puis se tait. Il y a des choses qu’il vaut mieux éviter de raconter avant leur temps.

« Et puis avec Papi et Mami, on ira à la mer, encore ! J’adore y aller, et puis traîner dans les kiosques, en France, avec les bd et les livres ! » continue joyeusement l’enfant. « C’est chouette, d’avoir deux vacances. Bon, parfois je me demande si en avoir trois ce serait pas encore plus cool… » Le petit se tait à nouveau, soudain plus sérieux : « Et lui, tu en sais plus ? »

« Non. Je n’y ai jamais beaucoup pensé. J’ai un Papi, quel besoin d’un père ? Du moins c’est ce que je me disais encore il y a peu, mais maintenant… »

« C’est compliqué. »

« Yep. »

« Bon, et bien je vais y aller alors. Ce soir, on mange du jambon madère ! T’aimes toujours le jambon madère au moins ? »

« J’adore ! »

« T’as intérêt ! » Le gosse se lève, court vers le bord de l’ilot, puis revient. Il prend les mains de l’homme et y dépose la sauterelle : «Tiens. Pour plus que t’oublies. Repenses-y quand t’es triste comme ça ! »

« Merci. Et… Je peux te montrer quelque chose ? »

L’enfant hoche la tête et l’homme, de la main qui ne renferme pas délicatement la sauterelle, ouvre sa veste de cuir. Dessous, le t-shirt est décoré d’un tricératops.

« Génial ! » réagit le gamin. Tous deux se regardent quelques instants, sans mot dire, et le petit de rompre le silence :

« Alors, tu vas traverser pour de bon ? »

« J’sais pas trop. »

« Bah oui, t’es pas mort, et t’es déjà tout vieux ! Peut-être qu’il y aura des trucs biens ! D’autres amoureuses, et même mieux… »

« …des clones de dinosaures ! » s’exclament-ils tous deux à l’unisson, en riant.

« Je verrai. Pour le moment, je vais rester encore un peu sur mon île, j’n’y suis pas trop mal… »

« Bon, et bien à plus ! J’espère qu’on se reverra plus vite que la dernière fois ! »

« Moi aussi… Amuse toi bien ! Caresse Omar pour moi. »

L’enfant sourit, acquiesce, monte dans sa barque, se met à ramer et disparait sur la rive, derrière. Devant lui, l’homme regarde, et reste assis. Comme toujours, il a un peu d’avancer, peur de ce qu’il est devenu et, plus que tout, de ce qu’il pourrait devenir.

Mais maintenant, il se souvient de la sauterelle, qui chante dans sa main. Un simple souvenir, qui lui fait se dire une chose très importante : l’enfant qui courait sur les routes de Saas-Fée pour en sauver les sauterelles pourrait bien grandir, finalement. Devenir quelqu’un de pas trop mal un jour…

Tant qu’il y a des sauterelles.

 

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(1)    (1) Parfaitement, UN game-boy. Le contraire est faux même s'il est vrai.

Commentaires

  • Philippe... Maître Renard... Ce texte est grand. Parfait. Exceptionnel. (J'ai failli pleurer). Pfiou...

    Quel âge a le petit Philippe?

    (Qu'est-ce que ça donnerait, si je me rencontrais?)

  • Et bien... Merci... ^^;

    Le petit n'a pas d'âge précis, il représente l'enfance en général, jusque vers dix, onze ans en tout cas et moins.

    (Voui, qu'est-ce que ça donnerait?^^)

  • D'accord pour l'âge.
    (Et c'est que ton texte me donne presque envie de tenter l'exercice de mon côté ^^)

  • (Pourquoi pas? J'te l'conseille, quelque part, c'est assez cathartique comme exercice.^^)

  • snif, ben moi j'ai pleuré... mon p'tit Boub'

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