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Un soir d'été

 

Vous êtes assis par-terre, contre la barrière. Les pieds dans le gravier, vous savourez l'instant, du mieux que vous pouvez. Le brouhaha de la terrasse du bar sur la place, les ampoules multicolores sur les guirlandes entre les arbres, le ciel bleu nuit d'une fin de soirée d'été, ce petit quelque chose dans l'air qui vous fait espérer pour une longue seconde que tout est possible. Et puis la vie qui reprend son cours, les conversations qui éclosent et se répercutent tout autour de vous, autant de petits nénuphars sonores à la surface de cette mare de communications humaines qui vous échappent parfois (mais pas autant que votre sens indéniablement aigu de la métaphore). Le temps d'une respiration, d'un battement de cœur, le monde se remet à tourner plus vite que jamais. Et parfois, vous n'êtes pas sûr d'arriver à en faire partie. Pas autant que vous le voudriez, pas autant que vous en ressentez le besoin. Vous fermez les yeux, vous vous imaginez en train de vous y lancer la tête la première dans un plongeon désespéré.

 

Vous rouvrez les yeux. Les lumières se balancent toujours, les éclats de voix sont emmêlés de rires, d'interjections et de conversations animées. Tout autour de vous, les gens vivent sur la place. En ce moment, il vous y arrive de vous y installer, simplement pour profiter de l'atmosphère. Pour vous sentir près des gens quand vous n'avez pas l'opportunité de passer ce temps avec des proches. Pour imaginer que tout peut arriver. Parce que parfois, vous n'avez pas vraiment envie de rentrer chez vous, pas tout de suite. Vous n'avez même pas besoin de commander quelque chose au bistrot, il y a bien assez de monde pour simplement vous permettre d'exister dans un coin sans subir l'épreuve de rentrer à l'intérieur braver la file d'attente, pour vous faire ignorer au bar. Un de vos superpouvoirs : vous ne savez pas vraiment pourquoi, mais lorsqu'il s'agit précisément de commander une boisson, vous pourriez aussi bien être invisible. Ce qui ne vous dérange pas plus que ça. Il faut dire que vous ne buvez pas beaucoup lorsque l'alcool est de la partie. Il y en a bien peu dont vous appréciez le goût, et vous n'avez jamais vraiment compris la course à l'oubli que cela implique parfois, même s'il vous arrive de vous demander ce que cela ferait. Si les cocktails doivent être impliqués, vous vous contenterez d'un virgin mojito (on ne se trompe pas avec les classiques). De toute façon, vous préfériez boire une bonne tasse de thé. La grand-mère anglaise qui vit au fond de votre âme reste convaincue que tout va mieux du moment qu'on se retrouve avec une bonne tasse de thé entre les mains. Cela a sûrement à faire avec la préparation de la boisson : même lorsqu'il s'agit d'aller au plus simple et de simplement se contenter de plonger un sachet dans de l'eau chaude, vous trouvez des airs de cérémonie.

 

Au pied de la statue sur la petite place, un couple est assis, main dans la main. Un peu plus loin, un groupe d'amis semble emporté dans une passionnante conversation impliquant de grand moulinets dans les airs de plusieurs participants. Près d'un banc, une petite fille -cinq ou six ans, pas plus- est absorbée dans sa tâche, qui consistent à séparer un à un des morceaux de gravier pour les empiler en petits tas ordonnés. Vous lui enviez la concentration sans faille des enfants qui se lancent dans ce qui pour eux pourrait à ce stade aussi bien être la plus grande tâche de leur vie. Il vous manque, ce moment où vous n'aviez pas sans cesse à penser à la suite. Où tout prenait des allures de chef-d’œuvre entre vos doigts, simplement parce que c'était une première fois. De nouveaux éclats de rire résonnent, un autre couple monte l'escalier qui mène à la terrasse, quelqu'un allume une cigarette. En contrebas, la ville glisse lentement du jour à la nuit comme le font si bien les paresseuses soirées d'été.

 

« Qu'est-ce que tu espères ? » demande une voix, comme quelqu'un vous interpellant depuis derrière votre épaule. Vous ne tournez pas la tête, parce que c'est une voix qui n'existe pas, même si vous la connaissez bien. Une de ces voix qui viennent de l'intérieur, et un artifice pratique lorsqu'il s'agit de mettre en mots ce qui vous anime.

 

« Que quelque chose se passe. » vous haussez les épaules.

 

« Que quelqu'un viennent vraiment te demander ce que tu espères, là, assis contre la barrière , à observer la foule ? Une rencontre aussi inattendue qu'inespérée ? C'est un peu cliché, non ? » continue-t-elle.

 

« Ce n'est pas parce qu'on espère quelque chose qu'on attend que ça se réalise. »

 

« Tu n'es pas fatiguer, d'espérer ? »

 

« Si. Mais je n'ai pas vraiment le choix. On ne contrôle pas vraiment l'espoir. »

 

« Tu n'as jamais été doué pour contrôler grand chose. »

 

« C'est vrai. » Vous n'avez pas d'autre réponse à ça. Le contrôle ne vous a jamais vraiment intéressé.

 

« Juste à l'affût des beaux rêves, alors ? »

 

« Non plus. Je n'ai jamais aimé les vrais beaux rêves. Parce que le réveil nous les arrache. J'ai toujours trouvé ça triste. »

 

« Mais tu espères quand même. »

 

« Il faut bien. »

 

« Tu sais que ça ne changera rien. » La voix se modifie pour devenir celle de quelqu'un d'autre. Quelqu'un du passé dont les paroles ont encore beaucoup trop de poids pour vous. « Tu cherches des connexions, mais qu'est-ce que tu as à apporter ? »

 

« Toi, je n'ai vraiment pas envie de t'écouter. Tu as fait bien assez de dégâts comme ça. »

 

« Tu n'as pas d'ambition. »

 

« J'ai l'ambition d'être heureux. Et de faire ce que je peux pour rendre heureux les gens autour de moi. »

 

« Ça ne suffit pas. Tu ne bosses pas. Tu n'es pas assez normal. Tu n'as pas ce qu'il faut pour assumer des relations. Tu n'es pas assez. »

 

Vous n'avez qu'une envie : vous boucher les oreilles. Ne plus entendre sa voix, à elle, l'amour passé. Ne plus vous rappeler distinctement des mots qu'elle a pu prononcer. La personne qui vous avait aidé à vous ouvrir pour vous refermez aussitôt. Parce que vous n'étiez pas assez. Vous l'aviez crue. Et souvent, vous la croyez encore. Qu'avez-vous à offrir ? Qu'avez-vous à apporter ?

 

« Tu ne seras jamais assez... »

 

Vous secouez la tête. Au fond de vous, vous fermez les yeux. Vous essayez de chasser ces souvenirs. De retirer son pouvoir à cette voix-là. Et puis vient une autre voix, plus douce, cultivée, une voix qui a tant vécu sans jamais perdre de son humanité. Une voix qui vous a toujours encouragée, et qui n'existe maintenant plus que dans les mémoires.

 

« Tu n'es pas perdu, juste un peu égaré. Je sais que tu vas t'en sortir. »

 

La voix de votre parrain. Votre deuxième papa. Et aucun de vos papas n'a partagé votre sang. Ils l'ont été parce qu'ils l'ont choisi.

 

« Je sais que je ne pense pas autant à toi que je le devrais. Mais c'est difficile... » vous dites dans un souffle.

 

« Ça ne change rien. Je sais que je suis toujours là. »

 

Vous vous rappelez son doux sourire, ses sourcils broussailleux.

 

« Est-ce que je suis toujours là, moi ? » La voix suivant. Plus dure à entendre. « Je crois que je ne sais même plus où je suis. Ou qui je suis. »

 

« Tu es ma maman... » vous répondez d'une petite voix. Même dans votre tête, sa voix est fragile, loin de celle que vous connaissiez. Une connexion qui se perd et qui se délite.

 

« J'ai essayé de t'appeler, aujourd'hui. Tu n'as pas répondu. »

 

« Je n'en ai pas eu la force. »

 

« Et tu sais que je n'aurai pas su quoi dire. »

 

« Et puis je me méfie des téléphones. »

 

« Ah bon ? »

 

« Non, rien... C'est juste...que je les fais tomber. J'ai l'impression que je fais tout tomber, que je n'arrive rien à porter, que je ne suis pas assez... »

 

« Qu'est-ce que tu es devenu ? » une autre voix, encore. Vous vous retournez : un petit garçon est accroupi à côté de vous, une sauterelle dans les mains. Il n'a pas encore de lunettes, et il aime surtout les livres et les dinosaures. Sa tortue ninja favorite est la bleue. Dans quelque temps, il devrait découvrir Star Wars.

 

« Si je savais... »

 

« On n'est pas devenu paléontologue ? »

 

« Non. »

 

« On n'a pas écrit un super livre ? »

 

« Non plus. Enfin, pas vraiment. »

 

« On est pas bibliothécaire ? »

 

« La vie a pris un autre chemin. On aime toujours les dinosaures, par contre. »

 

« Bon. C'est le plus important. » Un grand sourire : « Est-ce qu'on sauve toujours les sauterelles ? »

 

Vous ne savez pas quoi répondre. Les voix se succèdent : de vieux amis, de vieilles amies, des gens que vous ne voyez plus assez, des gens qui vous ont marqué, celles que vous avez aimé. Et les voix qui n'existent pas encore. Des possibles, des espoirs. Et tous vos voix à vous, toutes les personnes que vous avez pu être, d'épreuve en épreuve, de surprise en surprise, d'une vie toute tracée à une vie imprévue. Des voix qui essaient de trouver qui vous êtes, qui vous pouvez encore devenir. Et derrière, toujours présent, le vide.

 

Vous respirez à nouveau. Profondément. Vous levez la tête. Il n'y a plus que la voix des gens sur la terrasse. La vraie vie autour de vous. Vous vous réadossez contre la barrière. Vous regardez les lumières.

 

Vous espérez un nouveau soir d'été.

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