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La Sauterelle

 

Vous ne savez pas comment commencer.

 

Il y avait un chemin...

 

Ou vous avez peur de commencer.

 

Il y avait un chemin, au pied des montagnes...

 

Une fois commencé, cela devient encore plus réel. Vous ne faites plus que seulement le penser. Vous l'inscrivez noir sur blanc. Vous y mettez des mots. Les mots ont un pouvoir.

 

...et sur ce chemin, en plein milieu, il y avait une sauterelle.

 

Quand vous pensez à votre mère, vous pensez presque toujours à la sauterelle. Vous ne savez pas pourquoi, spécifiquement. Peut-être parce qu'il s'agit d'un des premiers souvenirs d'enfance qui vous vient clairement à l'esprit. Vous deviez avoir quoi, quatre ou cinq ans, pas beaucoup plus ? Vous avez généralement de la peine à vous souvenir de votre petite enfance, mais vous n'avez jamais oublié la sauterelle. Peut-être aussi parce que c'est une histoire que votre mère aimait souvent reraconter, du temps où elle se souvenait encore des histoires.

 

Vous voyez clairement le chemin, qui menait du village à la base de la montagne, là où se trouvait l'une des stations de téléphériques de la vallée. Juste en-dehors de Saas-Fée, dans le Valais suisse-allemand. Là où vous êtes allés, votre mère et vous, chaque année depuis votre enfance jusqu'à vos dix-huit ans. Une semaine de vacances annuelles, organisée par le SPJ, alors le Service de Protection de la Jeunesse. (Les montagnes te manquent-elles, maman ? T'en rappelles-tu de temps en temps, quelque part dans les recoins de ton esprit qui se replient sur eux-même de plus en plus?)

 

Le SPJ a toujours fait de son mieux. Vous vous rappelez de l'agent social qui s'occupait de votre cas avec une certaine tendresse. Pour vous, c'était normal, tout ce que vous aviez connu. Vous n'avez réalisé que bien plus tard à quelle point ça devait être difficile pour votre mère. De ne pas avoir pu vous élever elle-même. De vous voir confié, bébé, à une (super, il faut bien le dire) famille d'accueil. De vous avoir chez elle un week-end toutes les deux semaines jusqu'à votre majorité. Et, chaque année, la semaine à Saas-Fée. (Est-ce que tu te rappelles parfois le village, maman ? Les joueurs d'accordéons devant les bistros, les lanceurs de drapeaux?)

 

Ce chemin, vous l'empruntiez souvent lors de ces vacances. Celui-ci menait à la station de télécabines qui montaient jusqu'au glacier, que vous aviez plusieurs fois exploré, tous les deux. Et cet été-là, sur le chemin, il y avait une sauterelle. Votre parrain était là aussi, c'était l'année où il était monté avec vous. Il a été le compagnon de votre mère à travers toutes les épreuves, jusqu'à sa mort il y a quelques années. Jusqu'au bout, il allait la voir à l’hôpital, puis à la maison de retraite. Vous n'avez jamais connu votre père biologique, mais entre votre parrain et votre père d'accueil, vous aurez eu deux pères fantastiques. (Est-ce que tu te rappelles, maman, quand mon parrain et moi nous brossions les dents le soir avant d'aller au lit, et les blagues qu'on faisait pour te faire rire?)

 

Vous vous rappelez vous être arrêté, au milieu de ce chemin, parce que vous y aviez aperçu une sauterelle, d'un vert qui brillait presque sous le soleil. Elle restait plantée là, sur la route, sans donner le moindre indice qu'elle allait se mettre à bouger. Vous vous étiez penché au-dessus d'elle, faisant barrage de votre corps à tout obstacle potentiel. Avec l'obstination de l'enfance, vous l'aviez gentiment capturée au creux de vos mains pour aller la déposer dans l'herbe de la prairie, pendant que votre mère et votre parrain faisaient obstacle à tout marcheur éventuel qui n'aurait pas pris la peine de baisser la tête.

 

C'est un de ces souvenirs impérissable, un de ces moments qui semblent se cristalliser autour de quelque chose de particulièrement important, même lorsqu'on ne sait pas trop pourquoi. Et l'une des histoires favorites de votre mère. De celle qu'elle racontait volontiers à n'importe qui, avec la fierté sans limite d'une mère qui en faisait toujours trop parce qu'on lui avait laissé faire tellement qu'elle ne pouvait tout simplement pas s'empêcher de le faire autrement. Vous savez maintenant que votre mère a souffert toute votre vie, de ne pas pouvoir vous inclure dans la sienne comme elle en aurait tant voulu. Elle en a souffert en silence auprès de vous, parce qu'elle ne voulait pas vous inquiéter. Parce qu'elle a toujours voulu faire de son mieux, pour tout le monde. Elle pouvait se plier en quatre pour quelqu'un qu'elle venait de rencontrer. Quand on lui parlait, qui que l'on soit, elle écoutait vraiment comme si on était le centre du monde.

 

Des années après la sauterelle, toujours à Saas-Fée, il y a eu l'épisode. Le premier épisode schizophrénique depuis des années et des années, et le premier -et le seul- auquel vous vous êtes confronté alors. Une perte de la réalité soudaine, brutale. Vous vous rappelez de l'ambulance arrivant au-bas de l’hôtel, dans ce village sans voiture. De votre mère d'accueil venu vous récupérer. Du couple propriétaire de l'hôtel, qui vous connaissaient de longue date et qui se sont montrer d'une profonde gentillesse. (Est-ce que tu te souviens, maman, que même dans ton délire, tu étais restée aussi calme que possible avec moi?).

 

Et ensuite, pendant près de vingt ans, non pas un calme plat, mais un calme délicat, maintenu avec adresse. Sans nouvelles crises, sans nouveaux épisodes, du moins à votre connaissance. Vingt années tout de même plus difficiles qu'elles ne l'auraient dû. L'adolescence, la découverte de votre propre souffrance, l'arrivée du Vide, des difficultés à vous montrer patient, à vraiment comprendre tout ce qu'elle voulait vivre. Des rapports parfois délicat, un lien entre le fusionnel et l'écartement. Votre mère, qui faisait toujours tout ce qu'elle pouvait pour vous. Qui en faisait souvent beaucoup trop. Au point d'en devenir étouffant, parfois. Et vous qui ne saviez pas toujours comment gérer cette surdose d'amour, cette volonté désespérée comme si elle essayait sans cesse de se racheter pour la direction qu'avait pris vos vies. Vous comprenez mieux, maintenant. A quel point c'était difficile pour elle, de vous voir évoluer dans votre famille d'accueil, devenue il y a longtemps votre seconde famille. A quelle point elle aurait voulu suffire, vous donner plus.

 

Alors qu'elle vous a toujours tant donné. Malgré les difficultés, malgré le lien parfois difficile, elle vous a tant offert. L'amour des bandes-dessinées, puis des livres. Du fantastique, surtout, pour lequel vous avez très vite partagé un attrait. L'amour profond que vous avez pour les histoires, c'est à elle que vous le devez. (Est-ce que tu te rappelles, maman, des heures que nous pouvions passer à parler de nos livres préférés ? A discuter des personnages qu'on aimait, des mondes qui nous fascinait ? C'était notre langage d'amour, les histoires. Maintenant, tu n'en lis plus. Tu regardes peut-être encore des images, mais il n'y a plus cette lumière dans tes yeux lorsqu'on mentionne tes récits préférés.)

 

Il y avait les cinémas, aussi. Votre mère, qui tenait à aller voir chaque nouveau film de super-héros avec vous, car bien sûr qu'elle aimait aussi les comics ! (A chaque nouveau Marvel je pense à toi, maman. Je me demande lesquels tu aurais aimés. Ce n'est plus tout à fait pareil, sans toi.) Elle aimait tellement de choses. Vous vous souvenez des piles de bandes-dessinées et de livres qui entouraient son lit telles les fortification d'un château fort. Et puis les magazines, sur tout : sur les livres, sur les bds, sur la science, sur la musique, sur l'histoire, sur la psychologie... Tout l'intéressait, votre mère. Et peu de choses l'intéressaient plus que les gens. Il suffisait que quiconque mentionne aimer telle ou telle chose pour que, la prochaine fois, elle ait un journal, une bd, un livre à prêter sur le sujet. (Tu te souviens, maman, des articles de journaux que tu découpais pour moi des que cela ne faisait qu'effleurer un de mes centres d'intérêt? Il y avait aussi cette fois ou, te rappelant de ma période « Pirates des Caraïbes », tu étais une fois revenue avec l'un de ces blocs en verre dans lesquels on taillait des personnages au laser. Il s'agissait ici de Jack Sparrow. Je l'ai encore quelque part, bien sûr. Quelque part, c'était drôle, et puis surtout c'était gentil de ta part. Il est tellement lourd, que ça pourrait être l'arme du crime dans un épisode de série policière !)

 

Vous vous souvenez de son amour pour les librairies. La Fnac, ou Payot, elle finissait toujours par connaître le prénom de chaque vendeur, de chaque vendeuse, avec qui elle échangeait conseils et recommandations. A chaque fois que vous passez entre les rayonnages, vous ne pouvez vous empêcher de l'imaginer circuler entre les livres. C'est une des raisons qui vous pousse souvent à entrer dans une des librairies qu'elle fréquentait, juste pour avoir l'impression de cheminer quelques instants sur ses pas. (Tu te rappelles, maman, des goodies que les libraires te mettaient de côté ? Tu avais tant de mots gentils pour chacun.e d'entre elleux.)

 

Vous vous souvenez des séries que vous regardiez ensemble. LOST, Heroes, Doctor Who... Vous vous rappelez du dernier épisode de Doctor Who que vous aviez vu tous.tes les deux, quand Peter Capaldi avait laissé place à Jodie Whittaker, et de la joie sur le visage de votre mère en voyant une femme enfin incarner ce rôle myhtique.

 

Vous n'avez jamais vu la suite avec elle.

 

Car juste après, il y a eu la dernière décompensation. Comme si son esprit avait été étiré plus que de raison, avant de céder sous le poids de son propre esprit. La catatonie, que vous aviez cru irréversible. Les mois, puis les années en hôpital psychiatrique. Et, enfin, l'emménagement définité en maison de retraite spécialisée (tu n'avais alors même pas soixante-cinq ans, maman). Devoir rendre -et vide-l'appartement. Vous avez récupéré toutes les bandes-dessinées que vous avez pu, parmi les milliers de sa collection. Il y a une part d'elle, chez vous. Comme il y a toujours une part d'elle dans les librairies de la ville. Toutes ces parts que vous n'arrivez plus à trouver chez elle, au fond.

 

Il y a les visites, bien sûr, où vous accompagnez votre tante parce que vous ne savez pas si vous êtes assez fort pour la voir seul, dans cet état. Vous vous rappelez des fois où vous aviez essayé, où cela ne s'était pas bien passé, parfois jusqu'à une violence tellement non caractéristique de sa part que vous sentez votre âme se racornir à la seule évocation de ces souvenirs.

 

Il y a les visites où elle n'est plus là : prostrée sur son lit, le regard dans le vide. Il y a les visites où l'humeur est difficile. Il y a les visites où elle se répète sans cesse, se lançant dans des histoires sans queue ni tête. Et puis il y a les visite où on pourrait presque croire que ça va mieux. Où elle participe à la conversation du mieux qu'elle peut. Mais la mémoire ne suit plus, même dans les meilleurs jours. Tant de souvenirs perdus, naufragés dans le maelstrom de la démence qui a pris ses marques. Parti, l'amour des histoires, des livres, des bds. Elle lit à peine, et ne s'en rappellerait pas. Elle s'y raccroche pourtant, comme au fantôme de quelque chose, ou comme par habitude.

 

Cette femme qui débordait d'amour inconditionnel pour son prochain, qui débordait de curiosité pour tout et n'importe qui, qui débordait de savoir...et qui vous semble maintenant de plus en plus vide. Cet être vieilli si brutalement, devenue si petite, si ridée, si... étrangère. Et c'est terrible de votre part, de considérer votre mère ainsi. De ne plus arriver à voir la personne qu'elle était. La personne qu'elle ne pourra jamais redevenir. Vous ne savez plus quoi lui dire, vous ne savez plus comment réagir. L'amour est toujours là, ça au moins vous le sentez. Mais vous sentez aussi la tristesse, la solitude, la souffrance qui l'animent. Les moments où la lucidité est plus présente sont paradoxalement les moments les plus durs. C'est vous rappeler trop brièvement de la personne qu'elle était. Quelque part, c'est comme si la mère que vous connaissiez était morte, et qu'une étrangère prenait sa place. Une étrangère avec qui vous ne savez plus comment connecter.

 

Il y a tout ce que vous réalisez maintenant, bien trop tard. Tout ce que vous ne pouvez plus lui dire. De la colère, aussi, que vous ne pouvez pas lui exprimer. Et de l'amour, surtout, que vous ne savez plus comment lui donner. Alors vous essayez de trouver comment rebâtir un chemin, comment l'atteindre à nouveau, comment construire quelques choses dans les ruines de son esprit dévasté, quelque chose d'assez solide pour vous deux, tant que c'est encore ne serait-ce que vaguement possible.

 

Alors vous l'écrivez, pour essayer d'y voir plus clair. Pour admettre, noir sur blanc, cette nouvelle réalité. Parce que les mots ont un pouvoir même quand les souvenirs ne sont plus de la partie. Parce que vous l'aimez (je t'aime, maman, et ça, je sais que tu t'en rappelles.), même si vous ne savez pas encore comment le communique dans ce paradigme.

 

Parce qu'il y a longtemps, il y avait un chemin dans la vallée, et sur chemin, il y avait une sauterelle.

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