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Humeur

  • La question

     

    « Et toi, tu fais quoi dans la vie ? »

     

    Cette question n'a nulle autre pareille lorsqu'il s'agit de simultanément faire remonter des sueurs froides le long de votre dos et de vous figer sur place comme un lapin surpris pris dans les phares (parfois vous préféreriez être un lapin, même surpris. A vrai dire, les lapins ont globalement l'air surpris en général. Et puis c'est adorable, un lapin, en plus de se poser relativement peu de questions existentielles. Déjà, on leur demande rarement ce qu'ils font dans la vie, et on les grattouille derrière les oreilles). Vous ne savez jamais trop comment répondre, sur le moment. Vous vous retrouvez la bouche semi-ouverte (de manière beaucoup moins mignonne que chez un lapin), le cœur qui bat à cent à l'heure tandis que le reste de votre corps semble soudain fonctionner au ralenti. Vous finissez par bredouiller les quelques mots habituels, qui n'expliquent pas grand chose parce que vous n'avez jamais vraiment su comment l'expliquer.

     

    Pourtant, vous devriez avoir eu le temps de vous y faire. Cela fait depuis 2008 que vous êtes à l'AI (l'assurance invalidé, en Suisse), mais vous n'avez toujours pas de réponse toute faite. Il y a le fait que votre état n'est pas définissable en un diagnostic unique, simple et concis. Il n'y a même pas de diagnostic clair. Un mélange de faiblesses et de complications. Il y a la propension quasi innée au burnout, la lutte épisodique avec la dépression, la lutte continuelle avec l'anxiété, la fatigue chronique, la probabilité de vous retrouver quelque part sur le spectre autistique (un autre chapitre à creuser sur lequel vous n'avez pas l'énergie de vous étendre là tout de suite), une mère schizophrène impliquant possiblement des antécédents familiaux complexes qui peuvent peser dans la balance (même si, heureusement, votre neuroatypie n'a jamais été psychotique).

     

    Comment résumer tout cela en quelques mots au détour d'une conversation ? Bon, la plupart des gens -en général- ne réagissent pas de manière spécialement notoire, du moins sur le coup. Même si vous devinez souvent quelque chose de différent dans la dynamique après votre réponse à la question fatidique. Un changement presque imperceptible, mais bien présent. Vous précisez qu'il s'agit bien là de la plupart des gens que vous avez rencontré ici et là et ces dernières années, et non de votre cercle d'ami.es proches qui vous a toujours accepté comme vous êtes, ou de votre famille qui a toujours tout fait pour vous aider.

     

    Seulement voilà : cela s'avère toujours compliqué quand il s'agit de rencontrer de nouvelles personnes, peu importe le cadre, et peu importe les circonstances. Il y aura toujours ce moment délicat. « Et toi, tu fais quoi dans la vie ? ». Ça passe, ou ça casse. Ou, la plupart du temps, ça se termine dans une sorte de non-lieu. Et ce n'est pas tant que vous avez peur de la réaction des gens : plutôt que vous avez peur de leur infliger, d'une manière ou d'une autre, votre situation. Et malgré vos envies de rencontrer de nouvelles personnes, de créer de nouveaux liens, vous vous sentez souvent bloqués. Comme si cela ne valait pas vraiment la peine.

     

    « Tu n'as rien à apporter. »

     

    Ces quelques mots, vous les entendez encore clairement, passant souvent en boucle dans un coin de votre esprit. Et plus le temps passe, plus vous vous rendez bien compte qu'ils font partie de ce blocage qui s'est renforcé en vous au fil de ces dernières années. Il y avait cette personne -un premier grand amour- qui vous avait réveillé, lors de votre rencontre. Qui vous avait montré que vous aviez les moyens de nouer un lien que vous aviez pensé impossible. Avant de vous quitter d'un coup. Parce que vous n'aviez pas assez d'ambition, parce qu'elle n'arrivait pas à se faire à l'idée qu'elle devait travailler et vous non. Que c'était trop dur pour elle. Soit. Mais ce n'est pas ce qui vous avait brisé (en-dehors de la manière dont on se sent brisé à l'issue du premier grand amour, accablé par le lot habituel du grand mélodrame qui en découle inévitablement.). Non, c'est venu plus tard. Une année après, cette personne était revenu vers vous. Ça y est, elle avait réalisé que vous étiez le bon, elle avait travaillé sur elle-même, elle vous acceptait comme vous étiez, et elle n'avait certainement pas l'intention de vous changer. Vous étiez...assez (ce qui est un sentiment bien plus formidable qu'on n'y prête attention la plupart du temps). Et vous, vous y avez cru (spoilers : vous n'auriez pas dû). Tout ça pour que tout se termine à nouveau, abruptement. Pour qu'elle vous dise qu'elle espérait en fait que vous changeriez, que vous deviendriez ambitieux, que vous auriez finalement quelque chose à offrir (cette personne vous avait même proposé, dans les derniers temps, que vous deveniez son assistant, pour l'aider à gérer ses affaires courantes et que cela vous donne « quelque chose à faire »).

     

    « Tu n'as rien à apporter. »

     

    Ses mots exacts, lors de la dernière rupture. Il y en a eu d'autres, bien sûr. Vous n'aviez rien à apporter de sérieux. Vous n'aviez rien à apporter à quelqu'un dans une relation. Vous n'étiez pas assez. Vous ne serez jamais assez. Pour qui que ce soit. Ces mots, vous les entendez encore dans votre tête, à chaque fois que vous rencontrez quelqu'un, à chaque fois que vous essayez de tisser un nouveau lien, même simplement amical. Ces mots font partie de vous d'une manière quasiment indélébile, et vous vous rendez de plus en compte au fur et à mesure que vous essayer d'arriver à l'origine de tous vos blocages.

     

    Ce sont ces mots qui vous ont poussé -plus que toute autre raison, et sans que vous ne le réalisiez vraiment à l'époque- à mettre fin à la seconde -et dernière- relation amoureuse que vous avez eue. Parce que vous n'arriviez pas à croire que quelqu'un pouvait vous aimer comme vous étiez, du moins pas indéfiniment. Parce que vous n'aviez rien à lui apporter, du moins pas sur le long terme. Parce que c'était mieux que cela se termine maintenant plutôt que trop tard, quand elle aurait eu vraiment quelque chose à regretter.

     

    Ce sont ces mots qui vous ont poussé à vous refermer, à des degrés divers, auprès de tous.tes vos proches. A vous persuadez que finalement, vous n'aviez pas grand chose à dire, pas grand chose à offrir. Qu'aviez-vous à raconter, finalement ?

     

    « Tu n'as rien à apporter. »

     

    Ce sont ces mots qui vous terrifient, lorsque vous songez à avancer. Lorsque vous essayez de créer de nouveaux liens. Qu'il s'agisse de nouveaux.elles ami.es ou d'espérer rencontrer à nouveau l'amour, ce sont ces mots que vous entendez en premier. Ces mots auxquels vous croyez. Car, après tout, qu'est-ce que vous avez réellement à apporter ? Vous ne travaillez pas, et vous ne le pourrez sans doute jamais. Vous êtes en thérapie depuis plus de dix ans. Votre situation financière est compliquée, et ne vous permettrait guère de vivre de grandes choses. Vous n'avez pas d'autre ambition que d'essayer d'être heureux, et de faire en sorte que ce soit le cas pour les gens autour de vous également, mais ces mots vous avaient dit que cela n'était pas assez. Vous vous persuadez que vous n'avez effectivement rien à apporter, seulement une situation à infliger.

     

    L'absence de travail, si elle ne vous manque pas sur le plan de l'ambition, vous la sentez surtout peser sur le côté social. Vous n'avez pas un boulot dont parler, vous n'avez pas les liens sociaux que cela peut offrir. Vous ne savez jamais trop quoi dire lorsqu'on vous demande de raconter vos journées. Une journée type, pour vous ? Vous vous levez, vous profitez de la matinée pour regarder les derniers épisodes de séries que vous suivez, vous manger, vous lisez, vous avancez dans un jeu vidéo, vous sortez faire des courses, ou vous sortez tout court simplement pour ne pas traîner à la maison . Il y a le jour du ménage, il y a les deux jours par semaine où vous allez au sport. Voilà tout. Et vous n'arrivez que rarement à aller dans les détails. Qui y a-t-il d'intéressant à vous écouter parler du dernier épisode de telle série, de tel jeu, ou de tel bouquin ?

     

    Vous savez pourtant qu'il y a des gens pour en parler autour de vous. Vos ami.es, qui partagent les mêmes intérêts. Vos ami.es qui vous comprennent. Vos ami.es qui ont leur lot de situation compliquées. Mais souvent, même avec elleux, vous vous sentez emprunté. De trop. Vous avez en permanence ce sentiment de devoir vous excuser d'exister. Ce sentiment de ne mériter aucune importance. Il y a des choses banales que vous n'arrivez plus à mentionner sans vous sentir trembler de honte de la tête aux pieds. Vous avez trop souvent l'impression que vous n'aurez de toute façon rien d'intéressant à dire.

     

     

    « Tu n'as rien à apporter. »

     

     

    Et malgré tout ce que vos proches peuvent dirent sur la question, malgré tout leur soutien et leur façon de dire que ce n'est absolument pas le cas, ce sont toujours ces mots que vous entendez en premier. Pendant longtemps, vous ne vous en étiez pas vraiment rendu compte. Et puis, petit à petit, à force de réflexion, à force d'essayer de comprendre pourquoi vous étiez si fermé, si avide de nouvelles rencontres mais si terrifiés à l'idée de les voir se présenter, vous avez pu isoler ces quelques mots. Et l'impact qu'ils ont eu au fil des années. L'impact qu'ils ont toujours. Ces mots qui vous poussent à vous dire « A quoi bon ? », que vous rencontriez de nouvelles personnes avec qui vous pourriez vous entendre, ou que vous espérez, un jour, rencontre à nouveau LA bonne personne.

     

    Ces mots contre lesquels, vous le savez maintenant, il vous faut trouver un moyen de lutter. Un moyen de renverser leur influence sur vous toutes ces années. Un moyen de vous concentrer sur les mots des personnes que vous aimez -et qui vous aiment- et qui sont les seuls mots qui devraient valoir la peine. Ces mots que vous devriez oublier, plutôt que d'avoir sans cesse peur de n'avoir, effectivement, rien à apporter, à qui que ce soit. Ces mots qui représentent une barrière que vous devez apprendre à détruire pour de bon. Ces mots que vous devez laissez derrière vous.

     

    Vous ne savez pas ce que vous avez vraiment à apporter. Peut-être pas grand chose. Peut-être quelque chose qui ne sera jamais suffisant. Ou, peut-être...juste vous. Le meilleur comme le pire, le plus simple comme le plus compliqué.

     

    Pour un jour, simplement espérer...être assez.

  • Les courses

     

    Vous n'avez plus rien dans le frigo.

     

    Enfin si, techniquement il n'est pas vide. Il y a l'inévitable pot de confiture qui traîne dans le fond depuis au moins trois ans, ainsi que le bocal de truc à tartiner qui vous avait paru une bonne idée sur le moment mais dont l'actuelle utilisation s'était révélée immédiatement si décevante que vous ne vous rappelez même plus de quoi il s'agit à la base. Vous faites une note mentale de penser à vous en débarrasser à l'occasion, de préférence avant que plusieurs civilisations ne s'élèvent et ne s'écroulent sous le couvercle.

     

    Il y a aussi les diverses sauces dans la porte du frigo, destinées à des emplois si spécifiques que la rotation s'avère aussi lente que hasardeuse. Il y a bien évidemment un tube de moutarde (vous ne mangez pas de moutard). Les restes d'une plaque de chocolat -mise au frais après que la précédente ait fondu dans un placard- gisent là où devraient être rangés les œufs si vous pensiez à en acheter de temps en temps. Le ketchup et le tabasco -deux éléments indispensables- sont sagement debout côte à côte. Un peu de lait au fond d'une brique, un reste de jus de fruits. Dans le congélateur repose, seule, la pizza éternelle (éternelle parce que vous oubliez à chaque fois son existence, et que vous finissez toujours par prendre une autre pizza que vous allez manger avant).

     

    Bref : il va falloir aller faire des courses.

     

    Ce qui implique déjà de sortir le chariot à roulettes récupéré chez votre mère, qui se révèle souvent indispensable lorsqu'il s'agit de refaire le plein. Notamment pour le petit chemin escarpé qui se révèle être le seul accès à l'immeuble, et qui pourrait aussi bien être l'Everest au retour des commissions. Et comme la plupart des chariots, celui-ci semble animé d'une vie propre : les roues aiment aller dans tous les sens, et vous soupçonnez la bête d'être animée de pulsions meurtrières. S'il en était capable, il jetterait des regards mauvais, et si vous avez peur de le laisser sans surveillance ce n'est pas parce que vous craignez qu'on ne s'emparer, mais qu'il décide de sauvagement s'en prendre à toute forme de vie qui aurait le malheur de passer à portée de ses roues.

     

    Vous guidez donc votre chariot le long du chemin. Puis vous remontez en jurant, le tirant derrière vous, vous engouffrant à nouveau l'ascenseur (qui ne fait que les étages pairs), parce que vous avez oublié votre porte-monnaie. Vous redescendez, avec la désagréable impression d'avoir malgré tout oublié quelque chose de capital, tout en essayant d'inscrire au laser dans votre mémoire qu'il vous faut du liquide vaisselle, parce que ça fait une semaine que vous revenez sans à chaque sortie, et que bon sang ça n'est pas pas très sérieux tout ça! (Vous ne faites pas de liste, parce qu'il vous faudrait alors une liste pour vous rappeler de l'existence des listes.)

     

    Fort heureusement, le centre commercial du quartier n'est qu'à quelques minutes de marches, et vous aimez bien longer le vieux mur contre lequel chemine le trottoir. Des pigeons y vivent en grande quantité, et vous éprouvez toujours un certain plaisir à observer ces petits dinosaures modernes. Aujourd'hui, un pigeon mort était étendu au pied des pierres, comme cela arrive parfois. Cela vous rend triste, et vous hâtez le pas avant de traverser la rue qui donne sur le complexe. A travers les vitres qui donnent sur la salle de sport, plusieurs personnes se dépensent sur les tapis de marche et les vélos (vous pouvez passer à toute heure du jour ou de la nuit, il y a aura toujours au moins une personne en plein exercice. Même à deux heures du matin un jeudi. C'est sans doute une de ces lois universelles.)

     

    Puis, animé d'une pulsion mercantile, vous décidez de passer le magasin du quartier pour aller à l'un des grands centres, en ville. Histoire d'avoir un peu plus de choix, et puis vous avez envie de marcher un peu plus. La chaleur est présente, mais supportable, pas encore étouffante comme souvent lorsque l'après-midi s'installe. Et puis vous aimez vous mêler un peu aux autres passants, entretenir l'illusion de briser la solitude, et simplement regarder les gens passer et vivre. Votre musique dans les oreilles, vous fredonnez quelques mots ici et là, le temps d'arriver à bon port.

     

    Pour vous, les courses représentent toujours une certaine épreuve. Vous vous sentez assaillis de toute part par les différents produites, perdu au milieu d'une montagnes d'informations, d'emballages et de couleur. Même lorsque vous pensez savoir ce que vous voulez, vous vous retrouvez à déambuler entre les rayons comme un ermite dans le désert assailli par les mirages les plus vivants. (Il faut vraiment penser au liquide vaisselle. Parce que la vaisselle ne va pas se laver toute seule. Même si ça serait bien.) Vous commencez par de la salade, parce qu'on ne peut pas se tromper avec de la salade, et que ça vous donne au moins la certitude d'avoir du verre dans votre assiette. Du pain ? C'est compliqué, il y en a souvent beaucoup juste pour vous, et vous oubliez fatalement de le finir. Et puis, un jour, vous ouvrez votre boîte à pain et vous en découvrez un de tellement fossilisé qu'il pourrait servir d'arme de guerre. Pour une personne seule, ce n'est pas évident de gérer les portions : vous vous retrouvez souvent avec bien plus que nécessaire.

     

    Vous vous efforcez de vous concentrer sur l'essentiel, histoire de vous nourrir les deux ou trois prochains jours. Les céréales, toujours bien pratiques pour dépanner, et puis un petit lait de chèvre (un pêché mignon). Il vous faudrait des légumes, alors vous errez entre les rayons, et restez bloqués de longues minutes entre deux boîtes de petits pois, à peser le pour et le contre (lesquels sont les meilleurs ? Lesquels sont les moins chers ? Lesquels se gardent le plus longtemps ? Est-ce que la boîte que vous allez laisser de côté sera triste de se retrouver ainsi délaissée ? Vous ne pouvez vous empêcher de remettre une boîte à l'envers dans le bon sens, seul moyen d'apaiser la sonnerie d'alarme qui résonne dans les tréfonds de votre cerveau.)

     

    Finalement vous prendrez des carottes.

     

     

    Les gestes se répètent, les interrogations aussi. Oui, non, plus de ça, moins de ci, pas ça, mais peut-être ça à la place. Vous revenez trois fois en arrière parce que vous passez devant ce dont vous avez besoin alors que vous choisissez quelque chose qui n'était pas prévu (les centres commerciaux, c'est pour vous toujours comme une veille de Noël dans un magasin de jouets : vous avez envie de tester absolument tout). Le chariot traîné par une main, le panier dans l'autre, vous manquez de faire tomber au moins cinq choses, et vous réchappez de justesse à deux collisions avec d'autres clients (le chariot, lui, vous roulera au moins une fois sur le pied). Vous passez au rayon des liquides vaisselle, avant de soudain ressentir le besoin impérieux de repasser du côté des biscuits pour prendre cette marque qui vient de rejaillir dans votre esprit et qui se révèle tout bonnement indispensable là tout-de-suite.

     

    Enfin, vous arrivez gentiment au bout, finissant par vous avouer vaincu. Vous n'êtes même plus sûr de tout ce qui se trouve dans votre panier. En ce moment, les courses se révèlent de plus en plus difficile : vous ne savez plus quoi prendre, entre la lassitude de toujours les mêmes choses et le manque d'imagination concernant les nouvelles. L'angoisse de trouver quoi cuisiner, quoi manger, quoi entasser dans un placard. Vous passez à la caisse puis, mû par une impulsion subite, vous allez vous acheter des fleurs et un vase au coin fleuriste juste après. Vous avez besoin d'un peu de couleurs.

     

    Puis vous prenez tranquillement le chemin du retour, l'habituelle sensation de demi-satisfaction : vous avez de quoi vous nourrir quelque temps, certes, mais cela ne vous remplit pas d'une joie démesurée. Pour remonter, vous prenez le bus, les chansons se succédant à travers votre casque. Le petit chemin à monter -vous échangez des regards compréhensifs avec d'autres voisins forcés de de muscler les mollets- puis la boîte aux lettre, et l'ascenseur (où un voisin étonné vous rejoint en cours de route alors que vous aviez distraitement commencé à chanter à tue-tête une chanson de Pomme.).

     

    Les clefs dans la serrure, ranger les courses -le frigo paraît enfin remplir son office- puis mettre une pizza au congélateur, posée sur l'éternelle qui a été à nouveau oubliée. Vous mettez les fleurs dans le vase, vous saluez votre plante verte, et vous contemplez la suite d'une journée solitaire, sans rien d'autre de prévu. Le chariot à retrouver sa place dans l'armoire, sans avoir fait de nouvelles victimes.

     

    Puis vous vous frappez le front du plat de la main en poussant un long soupir : vous avez encore oublié le liquide vaisselle.

  • Un soir d'été

     

    Vous êtes assis par-terre, contre la barrière. Les pieds dans le gravier, vous savourez l'instant, du mieux que vous pouvez. Le brouhaha de la terrasse du bar sur la place, les ampoules multicolores sur les guirlandes entre les arbres, le ciel bleu nuit d'une fin de soirée d'été, ce petit quelque chose dans l'air qui vous fait espérer pour une longue seconde que tout est possible. Et puis la vie qui reprend son cours, les conversations qui éclosent et se répercutent tout autour de vous, autant de petits nénuphars sonores à la surface de cette mare de communications humaines qui vous échappent parfois (mais pas autant que votre sens indéniablement aigu de la métaphore). Le temps d'une respiration, d'un battement de cœur, le monde se remet à tourner plus vite que jamais. Et parfois, vous n'êtes pas sûr d'arriver à en faire partie. Pas autant que vous le voudriez, pas autant que vous en ressentez le besoin. Vous fermez les yeux, vous vous imaginez en train de vous y lancer la tête la première dans un plongeon désespéré.

     

    Vous rouvrez les yeux. Les lumières se balancent toujours, les éclats de voix sont emmêlés de rires, d'interjections et de conversations animées. Tout autour de vous, les gens vivent sur la place. En ce moment, il vous y arrive de vous y installer, simplement pour profiter de l'atmosphère. Pour vous sentir près des gens quand vous n'avez pas l'opportunité de passer ce temps avec des proches. Pour imaginer que tout peut arriver. Parce que parfois, vous n'avez pas vraiment envie de rentrer chez vous, pas tout de suite. Vous n'avez même pas besoin de commander quelque chose au bistrot, il y a bien assez de monde pour simplement vous permettre d'exister dans un coin sans subir l'épreuve de rentrer à l'intérieur braver la file d'attente, pour vous faire ignorer au bar. Un de vos superpouvoirs : vous ne savez pas vraiment pourquoi, mais lorsqu'il s'agit précisément de commander une boisson, vous pourriez aussi bien être invisible. Ce qui ne vous dérange pas plus que ça. Il faut dire que vous ne buvez pas beaucoup lorsque l'alcool est de la partie. Il y en a bien peu dont vous appréciez le goût, et vous n'avez jamais vraiment compris la course à l'oubli que cela implique parfois, même s'il vous arrive de vous demander ce que cela ferait. Si les cocktails doivent être impliqués, vous vous contenterez d'un virgin mojito (on ne se trompe pas avec les classiques). De toute façon, vous préfériez boire une bonne tasse de thé. La grand-mère anglaise qui vit au fond de votre âme reste convaincue que tout va mieux du moment qu'on se retrouve avec une bonne tasse de thé entre les mains. Cela a sûrement à faire avec la préparation de la boisson : même lorsqu'il s'agit d'aller au plus simple et de simplement se contenter de plonger un sachet dans de l'eau chaude, vous trouvez des airs de cérémonie.

     

    Au pied de la statue sur la petite place, un couple est assis, main dans la main. Un peu plus loin, un groupe d'amis semble emporté dans une passionnante conversation impliquant de grand moulinets dans les airs de plusieurs participants. Près d'un banc, une petite fille -cinq ou six ans, pas plus- est absorbée dans sa tâche, qui consistent à séparer un à un des morceaux de gravier pour les empiler en petits tas ordonnés. Vous lui enviez la concentration sans faille des enfants qui se lancent dans ce qui pour eux pourrait à ce stade aussi bien être la plus grande tâche de leur vie. Il vous manque, ce moment où vous n'aviez pas sans cesse à penser à la suite. Où tout prenait des allures de chef-d’œuvre entre vos doigts, simplement parce que c'était une première fois. De nouveaux éclats de rire résonnent, un autre couple monte l'escalier qui mène à la terrasse, quelqu'un allume une cigarette. En contrebas, la ville glisse lentement du jour à la nuit comme le font si bien les paresseuses soirées d'été.

     

    « Qu'est-ce que tu espères ? » demande une voix, comme quelqu'un vous interpellant depuis derrière votre épaule. Vous ne tournez pas la tête, parce que c'est une voix qui n'existe pas, même si vous la connaissez bien. Une de ces voix qui viennent de l'intérieur, et un artifice pratique lorsqu'il s'agit de mettre en mots ce qui vous anime.

     

    « Que quelque chose se passe. » vous haussez les épaules.

     

    « Que quelqu'un viennent vraiment te demander ce que tu espères, là, assis contre la barrière , à observer la foule ? Une rencontre aussi inattendue qu'inespérée ? C'est un peu cliché, non ? » continue-t-elle.

     

    « Ce n'est pas parce qu'on espère quelque chose qu'on attend que ça se réalise. »

     

    « Tu n'es pas fatiguer, d'espérer ? »

     

    « Si. Mais je n'ai pas vraiment le choix. On ne contrôle pas vraiment l'espoir. »

     

    « Tu n'as jamais été doué pour contrôler grand chose. »

     

    « C'est vrai. » Vous n'avez pas d'autre réponse à ça. Le contrôle ne vous a jamais vraiment intéressé.

     

    « Juste à l'affût des beaux rêves, alors ? »

     

    « Non plus. Je n'ai jamais aimé les vrais beaux rêves. Parce que le réveil nous les arrache. J'ai toujours trouvé ça triste. »

     

    « Mais tu espères quand même. »

     

    « Il faut bien. »

     

    « Tu sais que ça ne changera rien. » La voix se modifie pour devenir celle de quelqu'un d'autre. Quelqu'un du passé dont les paroles ont encore beaucoup trop de poids pour vous. « Tu cherches des connexions, mais qu'est-ce que tu as à apporter ? »

     

    « Toi, je n'ai vraiment pas envie de t'écouter. Tu as fait bien assez de dégâts comme ça. »

     

    « Tu n'as pas d'ambition. »

     

    « J'ai l'ambition d'être heureux. Et de faire ce que je peux pour rendre heureux les gens autour de moi. »

     

    « Ça ne suffit pas. Tu ne bosses pas. Tu n'es pas assez normal. Tu n'as pas ce qu'il faut pour assumer des relations. Tu n'es pas assez. »

     

    Vous n'avez qu'une envie : vous boucher les oreilles. Ne plus entendre sa voix, à elle, l'amour passé. Ne plus vous rappeler distinctement des mots qu'elle a pu prononcer. La personne qui vous avait aidé à vous ouvrir pour vous refermez aussitôt. Parce que vous n'étiez pas assez. Vous l'aviez crue. Et souvent, vous la croyez encore. Qu'avez-vous à offrir ? Qu'avez-vous à apporter ?

     

    « Tu ne seras jamais assez... »

     

    Vous secouez la tête. Au fond de vous, vous fermez les yeux. Vous essayez de chasser ces souvenirs. De retirer son pouvoir à cette voix-là. Et puis vient une autre voix, plus douce, cultivée, une voix qui a tant vécu sans jamais perdre de son humanité. Une voix qui vous a toujours encouragée, et qui n'existe maintenant plus que dans les mémoires.

     

    « Tu n'es pas perdu, juste un peu égaré. Je sais que tu vas t'en sortir. »

     

    La voix de votre parrain. Votre deuxième papa. Et aucun de vos papas n'a partagé votre sang. Ils l'ont été parce qu'ils l'ont choisi.

     

    « Je sais que je ne pense pas autant à toi que je le devrais. Mais c'est difficile... » vous dites dans un souffle.

     

    « Ça ne change rien. Je sais que je suis toujours là. »

     

    Vous vous rappelez son doux sourire, ses sourcils broussailleux.

     

    « Est-ce que je suis toujours là, moi ? » La voix suivant. Plus dure à entendre. « Je crois que je ne sais même plus où je suis. Ou qui je suis. »

     

    « Tu es ma maman... » vous répondez d'une petite voix. Même dans votre tête, sa voix est fragile, loin de celle que vous connaissiez. Une connexion qui se perd et qui se délite.

     

    « J'ai essayé de t'appeler, aujourd'hui. Tu n'as pas répondu. »

     

    « Je n'en ai pas eu la force. »

     

    « Et tu sais que je n'aurai pas su quoi dire. »

     

    « Et puis je me méfie des téléphones. »

     

    « Ah bon ? »

     

    « Non, rien... C'est juste...que je les fais tomber. J'ai l'impression que je fais tout tomber, que je n'arrive rien à porter, que je ne suis pas assez... »

     

    « Qu'est-ce que tu es devenu ? » une autre voix, encore. Vous vous retournez : un petit garçon est accroupi à côté de vous, une sauterelle dans les mains. Il n'a pas encore de lunettes, et il aime surtout les livres et les dinosaures. Sa tortue ninja favorite est la bleue. Dans quelque temps, il devrait découvrir Star Wars.

     

    « Si je savais... »

     

    « On n'est pas devenu paléontologue ? »

     

    « Non. »

     

    « On n'a pas écrit un super livre ? »

     

    « Non plus. Enfin, pas vraiment. »

     

    « On est pas bibliothécaire ? »

     

    « La vie a pris un autre chemin. On aime toujours les dinosaures, par contre. »

     

    « Bon. C'est le plus important. » Un grand sourire : « Est-ce qu'on sauve toujours les sauterelles ? »

     

    Vous ne savez pas quoi répondre. Les voix se succèdent : de vieux amis, de vieilles amies, des gens que vous ne voyez plus assez, des gens qui vous ont marqué, celles que vous avez aimé. Et les voix qui n'existent pas encore. Des possibles, des espoirs. Et tous vos voix à vous, toutes les personnes que vous avez pu être, d'épreuve en épreuve, de surprise en surprise, d'une vie toute tracée à une vie imprévue. Des voix qui essaient de trouver qui vous êtes, qui vous pouvez encore devenir. Et derrière, toujours présent, le vide.

     

    Vous respirez à nouveau. Profondément. Vous levez la tête. Il n'y a plus que la voix des gens sur la terrasse. La vraie vie autour de vous. Vous vous réadossez contre la barrière. Vous regardez les lumières.

     

    Vous espérez un nouveau soir d'été.