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La question

 

« Et toi, tu fais quoi dans la vie ? »

 

Cette question n'a nulle autre pareille lorsqu'il s'agit de simultanément faire remonter des sueurs froides le long de votre dos et de vous figer sur place comme un lapin surpris pris dans les phares (parfois vous préféreriez être un lapin, même surpris. A vrai dire, les lapins ont globalement l'air surpris en général. Et puis c'est adorable, un lapin, en plus de se poser relativement peu de questions existentielles. Déjà, on leur demande rarement ce qu'ils font dans la vie, et on les grattouille derrière les oreilles). Vous ne savez jamais trop comment répondre, sur le moment. Vous vous retrouvez la bouche semi-ouverte (de manière beaucoup moins mignonne que chez un lapin), le cœur qui bat à cent à l'heure tandis que le reste de votre corps semble soudain fonctionner au ralenti. Vous finissez par bredouiller les quelques mots habituels, qui n'expliquent pas grand chose parce que vous n'avez jamais vraiment su comment l'expliquer.

 

Pourtant, vous devriez avoir eu le temps de vous y faire. Cela fait depuis 2008 que vous êtes à l'AI (l'assurance invalidé, en Suisse), mais vous n'avez toujours pas de réponse toute faite. Il y a le fait que votre état n'est pas définissable en un diagnostic unique, simple et concis. Il n'y a même pas de diagnostic clair. Un mélange de faiblesses et de complications. Il y a la propension quasi innée au burnout, la lutte épisodique avec la dépression, la lutte continuelle avec l'anxiété, la fatigue chronique, la probabilité de vous retrouver quelque part sur le spectre autistique (un autre chapitre à creuser sur lequel vous n'avez pas l'énergie de vous étendre là tout de suite), une mère schizophrène impliquant possiblement des antécédents familiaux complexes qui peuvent peser dans la balance (même si, heureusement, votre neuroatypie n'a jamais été psychotique).

 

Comment résumer tout cela en quelques mots au détour d'une conversation ? Bon, la plupart des gens -en général- ne réagissent pas de manière spécialement notoire, du moins sur le coup. Même si vous devinez souvent quelque chose de différent dans la dynamique après votre réponse à la question fatidique. Un changement presque imperceptible, mais bien présent. Vous précisez qu'il s'agit bien là de la plupart des gens que vous avez rencontré ici et là et ces dernières années, et non de votre cercle d'ami.es proches qui vous a toujours accepté comme vous êtes, ou de votre famille qui a toujours tout fait pour vous aider.

 

Seulement voilà : cela s'avère toujours compliqué quand il s'agit de rencontrer de nouvelles personnes, peu importe le cadre, et peu importe les circonstances. Il y aura toujours ce moment délicat. « Et toi, tu fais quoi dans la vie ? ». Ça passe, ou ça casse. Ou, la plupart du temps, ça se termine dans une sorte de non-lieu. Et ce n'est pas tant que vous avez peur de la réaction des gens : plutôt que vous avez peur de leur infliger, d'une manière ou d'une autre, votre situation. Et malgré vos envies de rencontrer de nouvelles personnes, de créer de nouveaux liens, vous vous sentez souvent bloqués. Comme si cela ne valait pas vraiment la peine.

 

« Tu n'as rien à apporter. »

 

Ces quelques mots, vous les entendez encore clairement, passant souvent en boucle dans un coin de votre esprit. Et plus le temps passe, plus vous vous rendez bien compte qu'ils font partie de ce blocage qui s'est renforcé en vous au fil de ces dernières années. Il y avait cette personne -un premier grand amour- qui vous avait réveillé, lors de votre rencontre. Qui vous avait montré que vous aviez les moyens de nouer un lien que vous aviez pensé impossible. Avant de vous quitter d'un coup. Parce que vous n'aviez pas assez d'ambition, parce qu'elle n'arrivait pas à se faire à l'idée qu'elle devait travailler et vous non. Que c'était trop dur pour elle. Soit. Mais ce n'est pas ce qui vous avait brisé (en-dehors de la manière dont on se sent brisé à l'issue du premier grand amour, accablé par le lot habituel du grand mélodrame qui en découle inévitablement.). Non, c'est venu plus tard. Une année après, cette personne était revenu vers vous. Ça y est, elle avait réalisé que vous étiez le bon, elle avait travaillé sur elle-même, elle vous acceptait comme vous étiez, et elle n'avait certainement pas l'intention de vous changer. Vous étiez...assez (ce qui est un sentiment bien plus formidable qu'on n'y prête attention la plupart du temps). Et vous, vous y avez cru (spoilers : vous n'auriez pas dû). Tout ça pour que tout se termine à nouveau, abruptement. Pour qu'elle vous dise qu'elle espérait en fait que vous changeriez, que vous deviendriez ambitieux, que vous auriez finalement quelque chose à offrir (cette personne vous avait même proposé, dans les derniers temps, que vous deveniez son assistant, pour l'aider à gérer ses affaires courantes et que cela vous donne « quelque chose à faire »).

 

« Tu n'as rien à apporter. »

 

Ses mots exacts, lors de la dernière rupture. Il y en a eu d'autres, bien sûr. Vous n'aviez rien à apporter de sérieux. Vous n'aviez rien à apporter à quelqu'un dans une relation. Vous n'étiez pas assez. Vous ne serez jamais assez. Pour qui que ce soit. Ces mots, vous les entendez encore dans votre tête, à chaque fois que vous rencontrez quelqu'un, à chaque fois que vous essayez de tisser un nouveau lien, même simplement amical. Ces mots font partie de vous d'une manière quasiment indélébile, et vous vous rendez de plus en compte au fur et à mesure que vous essayer d'arriver à l'origine de tous vos blocages.

 

Ce sont ces mots qui vous ont poussé -plus que toute autre raison, et sans que vous ne le réalisiez vraiment à l'époque- à mettre fin à la seconde -et dernière- relation amoureuse que vous avez eue. Parce que vous n'arriviez pas à croire que quelqu'un pouvait vous aimer comme vous étiez, du moins pas indéfiniment. Parce que vous n'aviez rien à lui apporter, du moins pas sur le long terme. Parce que c'était mieux que cela se termine maintenant plutôt que trop tard, quand elle aurait eu vraiment quelque chose à regretter.

 

Ce sont ces mots qui vous ont poussé à vous refermer, à des degrés divers, auprès de tous.tes vos proches. A vous persuadez que finalement, vous n'aviez pas grand chose à dire, pas grand chose à offrir. Qu'aviez-vous à raconter, finalement ?

 

« Tu n'as rien à apporter. »

 

Ce sont ces mots qui vous terrifient, lorsque vous songez à avancer. Lorsque vous essayez de créer de nouveaux liens. Qu'il s'agisse de nouveaux.elles ami.es ou d'espérer rencontrer à nouveau l'amour, ce sont ces mots que vous entendez en premier. Ces mots auxquels vous croyez. Car, après tout, qu'est-ce que vous avez réellement à apporter ? Vous ne travaillez pas, et vous ne le pourrez sans doute jamais. Vous êtes en thérapie depuis plus de dix ans. Votre situation financière est compliquée, et ne vous permettrait guère de vivre de grandes choses. Vous n'avez pas d'autre ambition que d'essayer d'être heureux, et de faire en sorte que ce soit le cas pour les gens autour de vous également, mais ces mots vous avaient dit que cela n'était pas assez. Vous vous persuadez que vous n'avez effectivement rien à apporter, seulement une situation à infliger.

 

L'absence de travail, si elle ne vous manque pas sur le plan de l'ambition, vous la sentez surtout peser sur le côté social. Vous n'avez pas un boulot dont parler, vous n'avez pas les liens sociaux que cela peut offrir. Vous ne savez jamais trop quoi dire lorsqu'on vous demande de raconter vos journées. Une journée type, pour vous ? Vous vous levez, vous profitez de la matinée pour regarder les derniers épisodes de séries que vous suivez, vous manger, vous lisez, vous avancez dans un jeu vidéo, vous sortez faire des courses, ou vous sortez tout court simplement pour ne pas traîner à la maison . Il y a le jour du ménage, il y a les deux jours par semaine où vous allez au sport. Voilà tout. Et vous n'arrivez que rarement à aller dans les détails. Qui y a-t-il d'intéressant à vous écouter parler du dernier épisode de telle série, de tel jeu, ou de tel bouquin ?

 

Vous savez pourtant qu'il y a des gens pour en parler autour de vous. Vos ami.es, qui partagent les mêmes intérêts. Vos ami.es qui vous comprennent. Vos ami.es qui ont leur lot de situation compliquées. Mais souvent, même avec elleux, vous vous sentez emprunté. De trop. Vous avez en permanence ce sentiment de devoir vous excuser d'exister. Ce sentiment de ne mériter aucune importance. Il y a des choses banales que vous n'arrivez plus à mentionner sans vous sentir trembler de honte de la tête aux pieds. Vous avez trop souvent l'impression que vous n'aurez de toute façon rien d'intéressant à dire.

 

 

« Tu n'as rien à apporter. »

 

 

Et malgré tout ce que vos proches peuvent dirent sur la question, malgré tout leur soutien et leur façon de dire que ce n'est absolument pas le cas, ce sont toujours ces mots que vous entendez en premier. Pendant longtemps, vous ne vous en étiez pas vraiment rendu compte. Et puis, petit à petit, à force de réflexion, à force d'essayer de comprendre pourquoi vous étiez si fermé, si avide de nouvelles rencontres mais si terrifiés à l'idée de les voir se présenter, vous avez pu isoler ces quelques mots. Et l'impact qu'ils ont eu au fil des années. L'impact qu'ils ont toujours. Ces mots qui vous poussent à vous dire « A quoi bon ? », que vous rencontriez de nouvelles personnes avec qui vous pourriez vous entendre, ou que vous espérez, un jour, rencontre à nouveau LA bonne personne.

 

Ces mots contre lesquels, vous le savez maintenant, il vous faut trouver un moyen de lutter. Un moyen de renverser leur influence sur vous toutes ces années. Un moyen de vous concentrer sur les mots des personnes que vous aimez -et qui vous aiment- et qui sont les seuls mots qui devraient valoir la peine. Ces mots que vous devriez oublier, plutôt que d'avoir sans cesse peur de n'avoir, effectivement, rien à apporter, à qui que ce soit. Ces mots qui représentent une barrière que vous devez apprendre à détruire pour de bon. Ces mots que vous devez laissez derrière vous.

 

Vous ne savez pas ce que vous avez vraiment à apporter. Peut-être pas grand chose. Peut-être quelque chose qui ne sera jamais suffisant. Ou, peut-être...juste vous. Le meilleur comme le pire, le plus simple comme le plus compliqué.

 

Pour un jour, simplement espérer...être assez.

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