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  • Nano 2018, deuxième extrait

    9. Précieuse

     

     

    Le bateau suivait paresseusement le courant de la rivière, de cette indolence propre aux embarcations une chaude journée d'été. Ou quelque chose dans ce genre-là, après tout on pouvait se montre indolent en toutes saisons. Et puis il ne s'agissait pas vraiment d'un bateau, le terme était beaucoup trop ronflant. C'était à peine une barque, quelques planches clouées ensemble dans la vague forme d'une coque, le tout accompagné d'une prière pour éviter de couler à la première vaguelette. Il s'en dégageait néanmoins cette impression de fierté des propriétaires, qui n'auraient acceptés une désignation moindre que « fier bâtiment ». Du genre marins du dimanche qui s'imaginaient capables de de flotter victorieusement contre vents et marées, qui appelaient le gros grain de toutes leurs forces dans l'espoir d'un envol quasi mystique au-dessus de la mer déchaînée. En grosses lettres à la peinture écaillées, on pouvait lire sur le flanc : « Champion ».

     

    « Puisque j'te dis qu'j'ai vu un saumon! » fit une voix qui rompit le silence nocturne comme une corde de violon qui cédait dans la nuit (1). La barque continua son avancée, dépourvue de réelle grâce, mais avec la détermination du rameur qui se voyait l'espace d'un simple voyage capitaine au long cours. Le type d'homme qui rêvait d'arpenter un pont dans ses plus belles bottes cirées, une casquette vissée sur la tête, une pipe dans la bouche et un animal exotique sur l'épaule. Peut-être même une jambe de bois, de préférence pas la sienne, il était un peu douillet.

     

    « Et moi j'te dis pour la centième fois que y a pas d'saumons dans c'te rivière, alors ferme-la et rame, bougre d'idiot ! »

     

    Une brève pause, quelques clapotis dans l'eau, comme si le propriétaire de la première voix s'efforçait de réfléchir très fort à la question tout en faisant tout son possible pour garder l'air détendu de l'idiot qui ne voulait pas être pris sur le fait. Puis : « Depuis quand...depuis quand tu sais compter jusqu'à cent ? C'est beaucoup ça, j'crois pas qu'j'ai vu autant d'saumons. Logiquement, logiquement t'vois, t'aurais dû m'dire ça une fois par saumon. Moi j'ai pas compté en tout cas, mais j'sais pas beaucoup compter, m'man disait toujours que c'était dangereux ces histoire de numéros. J'en était un drôle elle disait tout l'temps, ça suffisait. »

     

    Un profond soupir de la part de l'autre, le type de soupir qui indiquait en une exhalaison la teneur de la relation qui unissait les deux voix. Le type de soupir qu'on imaginait aussitôt suivi d'un bon massage des tempes, d'un haussement de sourcils, voire d'un savant roulement des yeux dans leurs orbites. «Rame, c'est tout, et essaie pas de compter, ça ne te réussit pas. Ta m'man avant raison. »

     

    Le soupirant ne voyait vraiment pas pourquoi c'était à lui de se coltiner l'abruti. Il avait fait des études, bon sang ! Dans un curieux souci d'honnêteté étant donné sa profession, il se reprit intérieurement : il avait commencé des études, ce qui n'était quand même pas rien. Ce n'était pas de sa faute s'il ne les avait pas terminées ! Tout ça parce qu'il n'avait pas attendu qu'on livre les cadavres pour regarder comment fonctionnaient les gens. Comment la médecine allait pouvoir progresser si on se contentait d'ouvrir les morts, hein ? Évidemment, les responsables du programme n'avaient pas vu ça d'un bon œil, alors il avait arraché celui d'un des professeurs avant de s'enfuir dans la nuit. Il l'avait gardé quelque temps dans une petite boîte. L’œil, pas la professeur. Après ça, il ne lui était pas resté beaucoup d'opportunités. De fil en aiguilles, plutôt que de recoudre les gens il en était arrivé à s'assurer grosso modo du contraire contre un paiement raisonnable. Et puis il y avait beaucoup de bandes qui ne crachaient pas sur ce qui se rapprochait de très loin et en fermant à demi les yeux d'un toubib. Déjà parce que ce n'était pas très hygiénique, il se tuait à leur dire.

     

    « Le saumon, c'est vach'ment bon ! »

     

    Et l'autre gros idiot qui recommençait. Il n'était pas vraiment gros, en réalité, mais il dégageait une impression de grosseur malgré tout. On s'attendait tellement à ce qu'il le soit que l'esprit rajoutait la différence. Peut-être à cause de sa façon de se déplacer, pas très sûr de lui, ou la manière dont il gonflait les joues quand cherchait quoi dire. Ce qui était sûr, c'était qu'il était idiot. Sur ce point, on ne pouvait pas se tromper. De l'idiotie utile, du genre qui se maniait efficacement pour peu qu'on sache sur quels boutons appuyer. Un outil plus qu'un homme, et cette seule comparaison en disait plus long sur la personnalité de son compagnon que tous les traités de psychologie du monde.

     

    « Tais toi un peu, et amarre-nous, on y est. »

     

    Le gros qui n'était pas vraiment gros sauta dans l'eau, et tira l'embarcation sur la berge. L'autre n'en sortit que lorsqu'il eu l'assurance de garder les pieds au sec. Ils jetèrent les rames dans la barque, et ne se donnèrent même pas la peine d'essayer de camoufler leur moyen de transport. Personne ne passait jamais dans le coin, et puis ça ne restait qu'une bête barque pas très reluisante, quoi qu'en pense le gros.

     

    « On aurait quand même du choper un des saumons. Précieuse elle aime bien ça, le saumon. »

     

    « Précieuse elle boufferait n'importe quoi, et toi avec. »

     

    « C'pas vrai de dire ça ! Elle m'aime bien Précieuse ! C'est ma copine ! »

     

    « Ouais, comme elle aime le saumon. »

     

    La pique n'était pas tout à fait méritée, l'autre le reconnut de mauvaise grâce. Le gros avait toujours su y faire avec les bêtes, c'était un fait. Elles devaient reconnaître chez lui la simplicité d'un esprit qui se rapprochait du leur. Alors que lui, elles ne l'avaient jamais aimé, d'un réflexe quasi instinctif. Alors rien que pour ça, il était plutôt content d'avoir le gros avec lui, même s'il ne l'aurait jamais avoué sous la plus vicieuse des tortures. Mais face à Précieuse, il valait mieux ne pas prendre le moindre risque. Précieuse... La cheffe en était fière, de sa Précieuse. « Neuf types sur dix se font boulotter dans le processus, mais moi, j'ai su tout de suite la mater, la Précieuse ! Depuis tout bébé que j'la dresse ! J'suis comme sa mère, une mère sévère mais juste, elle m'a même pas bouffé un doigt ! » Il y avait effectivement un véritable lien entre la cheffe et la bestiole. Elles partageaient le même type d'esprit purement prédateur, la même rage à peine maintenue par de la peau et des tendons. Et elle savait la tenir, elle ne mangeait personne sans sa permission. Elle était intelligente, à sa façon, et reconnaissait les membres de la bande. Ce qui ne rassurait guère ses membres, dont presque tous avaient malgré tout connu leur lot de morsures ou de brûlures. Sauf le gros, qui la traitait comme s'il s'agissait d'un gros chaton maladroit qui ne faisait pas exprès de faire ses griffes sur la jambe des copains. Le plus fous, c'est qu'avec lui elle se comportait comme tel ! Même la cheffe en était impressionnée, et il n'y avait pas grand chose qui l'impressionnait, c'était entre autre pour ça qu'elle était la cheffe.

     

    « Précieuse elle va être contente de nous voir, tu crois ? »

     

    Le gros posait toujours ses questions avec un soupçon de supplique, à la manière d'un enfant qui avait déjà les larmes aux yeux. Un gros enfant, voilà ce qu'il était. Les mains collantes, les oreilles sales, et les autres trucs qui faisaient des gosses des gosses. L'autre n'était pas un expert en la matière, les gamins n'étant pour lui que des pensées irritantes qui ne méritaient même pas qu'on les considère en tant que personnes. Il n'était pas vraiment fana des adultes non plus, mais il fallait bien faire avec. Quoi qu'il en soit, le contentement du monstre était le dernier de ses soucis. Ce n'était pas pour elle qu'ils se rendaient sur le site. C'était simplement leur tour de continuer l'excavation, ce qui expliquait la pelle et la pioche que trimbalait le gros sur ses épaules. Deux personnes travaillaient mieux sur le terrain qu'un groupe plus conséquent, et Précieuse restait dans le coin pour s'assurer qu'aucun curieux ne s'accapare la découverte. Personne ne passait jamais dans le coin, mais la cheffe préférait rester prudente. Comme la plupart des gens face à une wyverne, d'ailleurs, c'était l'idée.

     

    « La truite c'est pas mal aussi, ou la perche. Mais rien ne vaut un bon saumon. »

     

    Quand le gros avait une idée dans la tête, il ne lâchait plus. Sans doute parce qu'il n'en avait pas beaucoup qui finissaient par se balader dans le coin, se disait l'autre qui le suivait d'un air maussade. Il avait l'air maussade par nature, comme la plupart des gens qui n'aimaient pas la plupart des gens. Il y avait les gens et lui, à vrai dire. C'était ce type d'homme. Le genre qui composait avec son espèce en grinçant des dents, parce qu'elle avait besoin de ceux qui payaient bien, mais qui ne les considérait pas mieux pour autant. Il se laissa distancer, avançant du pas traînant de celui qui n'appréciait pas le travail manuel. A moins qu'il n'implique un scalpel bien aiguisé. Son compagnon s'était précipité en avant avec l'insouciance du bête, et il n'avait rien contre le laisser commencer. Et terminer, tant qu'à faire. Après tout il... Le hurlement du gros le fit sursauter hors de ses pensées. Il n'avait jamais entendu un cri pareil : c'était la vocalisation d'un cœur qui se brisait. Il accéléra le pas, contournant la colline en maugréant entre ses dents. Pour contempler le gros, tombé à genoux, qui pleurait abondamment devant la carcasse noircie de Précieuse la wyverne.

     

    « Ah ben merde. » fit l'autre. C'était le cas de le dire.

     

     

     

     

     

    (1) Il y avait certaines voix qu'aucune métaphore ne pouvait sauver.