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  • La fille du train

    Entre deux épisodes de la saison une de Grey's Anatomy (parfaitement, vous vous êtes mis à Grey's Anatomy. Vous ne l'auriez jamais cru. Mais c'est sympa, et vous êtes faible), une nouvelle historiette a éclo dans votre tête. Toujours dans la série de "Trois heure et quelques du matin" (en fait, vous avez la flemme de retrouver le titre exact) et compagnie. Toujours une fiction de la réalité, dans cette forme en "vous" qui vous est chère.

    Vous espérez que cela plaira aux rares touristes qui se perdent encore dans le coin. Vous, vous ne savez pas trop ce que vous en pensez. Peut-être parce que ces temps-ci, vous avez trop à penser, justement. Mais quoiqu'il en soit, la voici, la voilà! Bonne lecture!

     

    "Le train a toujours exercé chez vous une étrange fascination. Vous ne savez toujours pas très bien pourquoi aujourd’hui encore. Pour tout dire, cela commence par de la haine : vous détestez l’attendre. S’il y a bien une chose qui vous agace au plus haut point –encore plus que faire la queue dans un bureau de poste, c’est-dire- c’est d’attendre les transports publics. A chaque fois, vous avez l’impression d’être soumis à la question selon les principes d’une antique torture moyenâgeuse. Que le véhicule mette deux minutes ou trois quarts d’heures à arriver revient au même : vous avez le sentiment de passer des heures sur le quai, vos petits yeux fébriles fixés sur la première horloge venue (qui n’avait rien demandé à personne, la pauvre), la foudroyant du regard pour ses aiguilles qui n’avancent pas assez vite à votre goût. Vous êtes qui plus est pratiquement incapable de faire quoi que ce soit pour passer le temps. Sortir un bouquin ou feuilleter un magazine paraît au-dessus de vos forces quand vous faites stoïquement face à l’attente d’un transport public. Même la musique que vous écoutez ne parvient pas à vous égayer, et les gens qui vous entourent, vous avez envie de les mordre. Pour ne rien arranger, vous êtes de nature terrorisé à l’idée de rater votre train, ce qui vous pousse à vous rendre à la station de longues minutes en avance. Que vous passez à maudire l’humanité, et le temps qui s’écoule.Et puis le train finit par arriver (le train finit toujours par arriver ; quand à savoir si c’est toujours le bon, ça, c’est une autre histoire) et une fois dedans, tout change. Vous vous sentez happé par une douce torpeur légèrement moite (parce que vous avez tendance à vous asseoir contre la vitre sur laquelle le soleil tape, comme si vous n’aviez pas assez souffert sur le quai). Quelle que soit la durée du voyage, tout est le contraire de ce que vous ressentez sur le fameux quai : vous avez l’impression de pénétrer dans une fenêtre temporelle qui s’ouvre au moment où la locomotive démarre, et qui vous fait filer hors du temps jusqu’à votre destination. Comme aujourd’hui, par exemple. Vous devez porter votre nouveau manuscrit à votre éditeur, qui n’a rien de mieux à faire que d’habiter dans un coin éloigné de la civilisation à des heures de route de tout être sensé (donc citadin, comme vous) et qui exige de recevoir tout manuscrit en mains propres. Vous le soupçonnez de faire exprès. Et si vous devez une fois de plus faire le trajet en train, c’est parce que vous refusez toujours et avec obstination de passer votre permis de conduire. Vous l’aviez décidé enfant déjà : jamais vous ne prendrez le volant. Ce qui était une décision typiquement bornée au départ s’est vite transformé en règle de vie quand vous avez appris que nombre d’accidents de la route étaient provoqués par des inattentions. Et comme vous êtes aussi attentif que le poisson rouge moyen (et que vous avez sans doute les réflexes du poisson rouge moyen mort), vous considérez comme irresponsable l’idée qu’on vous laisse conduire. Certains prétendent y voir de la mauvaise fois et de la paresse –comme votre père, frustré de ne pas avoir pu vous apprendre comme est censé le faire tout bon pater familias moderne- mais vous, vous persistez à dire que vous sauvez des vies. Parfaitement. Et cela vaut bien tous les sacrifices, non ? Comme celui de prendre le train dès que vous devez vous éloigner de plusieurs kilomètres. Particulièrement pour les longs trajets comme celui qui vous mène chez votre éditeur, et ce parce que la douce créature qui partage votre vie refuse de vous y emmener dans sa titine à elle (vous ne comptez plus le nombre de gens qui ont baptisé leur voiture titine). Il paraîtrait que vous êtes un passage épouvantable, et la dite créature (pourtant douce, n’oublions pas), a plusieurs fois menacé de vous quitter là, sur le trottoir, si vous n’arrêtiez pas de vous comporter comme « la plus agaçante des mangoustes » (dixit la même créature, toujours). Vous ne voyez pas ce que les mangoustes viennent faire là-dedans, mais vous avez depuis longtemps renoncé à saisir toutes les nuances du langage fleuri de votre belle et tendre (qui semble avoir une dent contre la faune entière, et pas uniquement les pauvres mangoustes).

    Du coup, donc, vous voilà une fois de plus dans le train, dans votre petit espace-temps personnel doux et étrangement cotonneux. Avec de la musique dans les oreilles pour compléter le tableau (vous faites partie de ces gens qui sont devenus totalement dépendant à la musique portative : vous ne pouvez plus faire dix mètres hors de chez vous sans vos écouteurs vissés dans les oreilles. Ce qui fait que vous n’entendez jamais sonner votre portable, et que plusieurs personnes vous en veulent parce que vous n’avez pas réagi à leurs salutations lorsqu’elles vous ont croisé dans la rue. Tant pis). Vous voilà dans le train, avec le même paysage qui défile derrière les vitres, paysage que vous connaissez par cœur. Avec les enfants qui récitent indéfiniment la liste des arrêts pour prouver à leurs parents que l’école leur apprend effectivement à lire. Avec les quotidiens gratuits –un des nombreux fléaux du monde moderne- qui jonchent le wagon à perte de vue. Avec les vieux qui toussotent, les jeunes qui écoutent de la (mauvaise) musique très fort et les vaches qui vous regardent passer de l’œil typiquement décomplexé des bovins.

    Et puis il y a la fille du train.

    La fille du train, toute personne prenant un transport public (train, bus, métro, tramway ; il n’y a peut-être que les pousses-pousses asiatiques qui échappent à la règle, et encore) en a eu une dans sa vie. La fille du train, c’est celle que vous ne connaissez ni d’Eve ni d’Adam, mais qui fait pourtant partie de votre univers d’une manière étrange et plus concrète que vous ne pouvez l’expliquez. La fille du train n’est pas forcément plus jolie qu’une autre. Mais c’est elle qui retient votre attention. C’est la façon dont elle plisse sa jupe lorsqu’elle s’assoit, la manière dont elle rattache ses cheveux ou le sourire qu’elle adresse au contrôleur qui fait sa ronde.

    Vous ne savez rien d’elle. La fille du train est une parfaite inconnue. Jamais vous ne lui avez adressé la parole, et sans doute ne la lui adresserez-vous jamais. Et pourtant, lorsqu’elle monte et vient prendre sa place dans le wagon, parfois même en face de vous, elle devient le centre de votre univers sur rails. Est-ce que vos lecteurs se sont déjà demandé ce qui pouvait bien se passer dans la vie d’un être totalement inconnu ? Quel a été son parcours, quels sont ses rêves, ses espoirs ? Vous, oui. Lorsque vous croisez le regard de la fille du train –qui la plupart du temps ne fait même pas attention à vous ; non pas par ignorance mais simplement parce qu’elle ne sait pas que vous existez- vous donneriez beaucoup pour savoir ce qui se cache derrière. Quelle est la vie de cette personne, en particulier. Pourquoi elle et pas une autre ? Vous n’en savez rien, c’est la fille du train. Comme une fée descendue dans le royaume des mortels le temps d’un voyage. Une personne qui vous attire, sans que vous puissiez dire pourquoi. Et pourtant, vous avez toujours été quelqu’un d’obstinément fidèle. D’autant plus que vous adorez l’amour de votre vie (même si elle menace de vous abandonner sur le trottoir ; ça fait quelque part partie de son charme). La fille du train n’est pas une fille que vous pourriez séduire. La fille du train est hors de votre portée. La fille du train représente, le temps de quelques stations, un questionnement. Sur ce que vous seriez devenus si vous l’aviez rencontrée elle, si votre vie avait été différente. Elle incarne la possibilité même d’une vie différente. Et que la vôtre vous satisfasse ou non, vous ne pouvez jamais vous empêcher de vous poser l’éternelle question « et si… »

    Et si elle m’avait adressé la parole. Et si une femme come elle était entrée dans ma vie. Et si, du coup, ma vie avait pris un autre chemin. Et ainsi de suite. Jusqu’à ce que le conducteur marmonne d’une voix inintelligible dans les haut-parleurs (vous persistez à croire qu’on leur des cours pour ne pas se faire comprendre usagers, ou qu’ils n’engagent que des chauffeurs avec de graves soucis d’élocution, parfaitement) que votre station est la suivante sur le trajet. Et jusqu’au bout, vous regardez la fille du train. Puis vous descendez sur le quai, et la magie disparaît. Vous revoilà dans la vraie vie. La vôtre. Qu’elle vous plaise ou non n’a aucune importance. Et vous savez que la fille du train n’est qu’un rêve, un fantasme irréalisable d’une autre vie. Juste pour savoir ce que cela aurait donné. Mais comme toutes les fées, elle est inaccessible. Parce que les fées n’existent pas.Et parce qu'il y aura toujours quelque chose que l'on aura besoin de pouvoir désirer tout en ayant le réconfort de savoir que l'on ne l'aura jamais.

    Alors vous calez la mallette contenant votre manuscrit sous votre bras, et vous descendez dans le passage sous-voie. Déjà, vous pensez à la rencontre avec votre éditeur, aux six messages qu’a laissé votre mère demandant ce que vous voulez pour votre anniversaire (celui qui aura lieu dans six mois), à la fatigue que vous procure vos nombreuses nuits d’auteur sans sommeil, à la femme de votre vie, et aux mangoustes. Déjà, la fille du train et ce qu’elle représente ne sont plus qu’un souvenir, en attendant la prochaine rencontre. Tout le monde a eu un jour une fille du train (et les femmes, un homme du train, vous en êtes sûr). Ou du bus. Ou du métro. Parce que tout le monde, un jour ou l’autre, se demande « et si… ». Même les plus heureux. Même ceux qui ne sont pas seuls.

    Parce que c’est la fille du train.

    Et parce qu’on ne pense jamais assez aux mangoustes."