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This floor is my friend

 

C’est couché sur le carrelage frais de l’appartement familial, entre le hall d’entrée et le salon, que vous avez une révélation. Et même plusieurs. Premièrement, même enveloppé dans une épaisse robe de chambre, le carrelage, ce n’est pas très confortable. Deuxièmement, vous avez des habitudes bizarres. Et pour finir, ça ne va pas très fort. Ce dernier point étant la cause du premier. Cette curieuse réaction au vague à l’âme qui vous étreint n’est cependant pas nouvelle. Ce n’est pas la première fois que, soudainement abattu comme un philosophe, vous vous contentez de vous coucher sur le sol là où vous êtes. Déjà parce que c’est frais, et que vous recherchez avidement toute fraîcheur capable de refroidir votre esprit échauffé. Vous faites partie de ces personnes curieuses que le beau temps et la chaleur abattent ; le soleil aspire votre énergie, et les hautes températures ralentissent votre esprit tel le premier troll du Disque-Monde venu. Chaque année c’est pareil : dès que le printemps est bien installé et que l’été se fait sentir, votre motivation se dégonfle plus vite qu’un ballon crevé (mais avec moins de bruit). Vous regrettez déjà l’hiver, son ciel gris, sa neige, ses baisses de thermomètre. L’été –et plus particulièrement la période « vacances »- vous fait déjà l’impression d’un long dimanche sans fin. Et l’on connait votre haine légendaire de ce jour maudit. Mais ce qui vous ennuie le plus ces quelques mois de beau temps, c’est ce sursaut d’énergie qui semble secouer le monde entier. Les gens s’animent, les gens sortent, bougent, font du bruit, s’amusent, partent visiter des contrées exotiques, font des projets ; bref, ils vivent. L’automne et l’hiver ont au moins la décence de plonger votre petit monde comme dans du coton, doux et froid. Le matin il fait nuit, et vous ne voyez pas devant vous. Et vous avez horreur de regarder devant vous. Vous projeter dans l’avenir est une véritable épreuve de force pour vous, un exercice qui vous est aussi naturel que le vol l’est à un pingouin un peu maladroit. Quand vous étiez gosse –et même adolescent- lorsque on vous demandait comment vous vous imaginiez adulte, à disons vingt ans, vous n’aviez qu’une réponse : nulle part, pas la moindre idée. Ce qui était moins compliqué à dire aux gens que donner la vraie réponse qui vous venait en tête gamin, quand vous étiez persuadé que vous serez mort avant vingt ans, tellement grandir vous semblait lointain, irréalisable et pas très drôle.

 

Et pourtant, vous voici en vie, à vingt-cinq ans, couché sur le carrelage de vos parents, dans un vieux peignoir vert et élimé, fidèle seconde peau en ces temps troublés. C’est déjà cinq ans de plus que votre pronostic le plus optimiste de votre vous enfant. Ceci dit, votre vous enfant voulait devenir paléontologue, libraire, écrivain et avoir une barbe. Bon, pour être honnête, vous avez au moins eu la barbe, même si elle dépend principalement du fait que vous considérez l’action de se raser comme une des choses les plus ennuyeuses du monde, avec les séries policières allemandes et la lecture de la « Roue du Temps » (une saga de fantasy dépassant les vingt tomes que votre mère s’est un jour mis en tête de vous offrir un par un. Seulement, ils ne sont pas des plus passionnants. Mais vous  vous sentiez un peu obligé de vous y mettre, du moins jusqu’à ce que l’auteur meurt avant d’écrire le dernier. Après plus de vingt tomes, vous le précisez. Bon dieu.). Bon, d’accord, vous êtes vivant, c’est déjà ça. C’est même des plus important. Ca, vous ne le contesterez jamais : la vie, c’est à la base incroyablement chouette et précieux, comme un roman de Terry Pratchett (même si votre vie à vous a tout de même moins de coffres à pattes et d’orang-outans bibliothécaires). Non, ce qui vous mine ces jours-ci, c’est plutôt ce que vous en faites, de cette vie. C’est là le grand point de contention de votre existence depuis le collège, même si vous avez réussi à le maintenir à bout de bras jusqu’à bien longtemps après. Au final, c’est un peu comme lutter avec un alligator dont on écarte les mâchoires : tout bien considéré, pendant l’action, tout ne va pas si mal tant que les mâchoires ne se referment pas sur nous. On finit même par l’oublier. Jusqu’à ce que les bras fatiguent, que la morsure survienne (et qu’on s’exclame soudainement : « OHMYGODIHAVEANALLIGATORTRYINGTOEATMEOHPLEASEOHGODHELPMEPLEASE »). Entre deux grignotages reptiliens, vous avez donc pris l’habitude de profiter de période de… disons de stabilité à défaut de périodes pleinement heureuses. Mais franchement, vous prenez la stabilité n’importe quand. Cette stabilité d’humeur qui vous permet de mieux encaisser le prochain ras de marée émotionnel. C’est un cycle perpétuel auquel vous êtes hélas habitué, au point de commencer à paniquer tout seul comme un grand lorsque vous restez stable plus longtemps que d’habitude. Et récemment, vous avez sans doute vécu la plus longue de ces périodes de calme de ces dix dernières années. Pendant près de cinq mois, l’alligator a été maintenu tellement loin que vous n’entendiez même plus ses petites pattes s’agiter dans les algues du marécage. Votre esprit était… au calme. Terminées, ces intenses et épuisantes périodes où votre cerveau ne pouvait s’empêcher de tourner en roue libre, sautant d’une idée à l’autre, d’un sujet à l’autre, d’une envie à l’autre sans jamais prendre le temps de stopper pour se reposer. Terminée, cette longue période où vous étiez incapables de vous lancer dans une occupation sans devoir vous forcer pour l’abandonner aussi sec ; vous pouviez passer des heures à hésiter entre deux bouquins, incapable de trouver la force de vous plonger dans l’un  ou l’autre (et vous ne parlerez pas de la galère à choisir entre deux boîtes de petits pois sur les étagères du magasin). Non, vous étiez à nouveau capable de vous investir dans vos expériences, dans vos loisirs, dans votre vie. Les romans étaient à nouveau intéressants, les films et les séries vous captivaient à nouveau, vous étiez capables de faire de nouvelles découvertes… Rien ne changeait vraiment, la vie était toujours la même, mais vous aviez réussi à reprendre assez de contrôle sur elle pour éviter de vous y noyer !

 

Et paf. Ou plutôt : crunch. Sans comprendre comment ni savoir pourquoi, voilà que la bestiole pleine de dents avait à nouveau frappé, se glissant sous votre garde. Et comme après une longue montée monotone mais tranquille sur un grand-huit, la descente qui suit se montre inévitablement violente, rapide et soudaine. C’est comme retomber au fond de la mare, jusqu’aux hanches dans la boue. Ce saint Graal qu’était la stabilité volant en éclat sous la pression de vos angoisses, de vos regrets et de vos craintes. Le bilan sans appel délivré comme un coup de basket en pleine figure par le plus inébranlable des recouvreurs de dette. Quelque part, c’était inéluctable comme la carrière de Charlie Sheen. Le long dimanche qui recommence, votre pleine conscience de cette inactivité dans laquelle vous marinez. Le bilan, donc, toujours le même qui revient. Vous vous en êtes rendu compte en survolant l’entier de votre blog du début à la fin. Comme un 33 tours rayé qui joue sans arrêt la même piste en sautant d’un accord à l’autre. La musique reste belle en soit, mais vous êtes incapable d’y naviguer avec aisance. Plutôt que de vous tourner vers ce que vous pourriez vivre, vous restez bloqué sur ce que vous n’avez pas vécu. Sur ce que vous n’avez pas accompli. Pas mal de gens vous citeront le travail, l’amour, le simple but de laisser sa marque dans l’existence comme autant d’idéaux dans la vie. Vous n’êtes pas très doué pour aucun d’entre eux, vous le réalisez une fois de plus en faisant ce petit bilan.

 

Le travail vous apparait toujours comme quelque chose d’inaccessible. Vous y avez goûté, vous vous y êtes essayé, et vous avez été à chaque fois brisé. Finis, les rêves d’enfance de paléontologie (bon, pour être honnête, c’était sans doute une idée stupide de votre jeune vous : vous n’aimez pas l’exercice physique, et rester penché le nez dans la poussière ne vous semble pas si proche que ça de l’idéal romantique que vous vous faisiez de la branche. Un idéal où vous vous imaginiez simplement trébucher sur un tibia dans le gazon et découvriez aussitôt le Philipposaure Moretus). Les libraires n’ont jamais voulu de vous, et vous n’avez pas envie de revenir sur vos rêves inavoués d’écrivain sous peine de sombrer plus loin. Tiens, voilà que vous vous étalez déjà un peu plus sur le sol. Aaah, ce bon vieux sol si frais, cet ami fidèle ! Bref, vous pensiez avoir réussi, ces derniers mois de tranquillité bienvenue, à avoir fait le deuil de ce pan de votre existence. D’avoir accepté le fait que vous n’étiez pas assez costaud pour retrousser vos manches et vous y mettre comme tout le monde ! Et voilà que ça vous retomber sur le coin de la pomme comme le dernier bouquin de Richard Dawkins sur la figure d’un religieux intégriste. Situation rendue d’autant plus difficile par le simple fait de voir tous ces gens autour de vous qui bossent, qui œuvrent, qui luttent pour le but qu’ils se sont fixés. Vous les admirez autant que vous les enviez, et vous leur tirez votre chapeau (un vrai ; les chapeaux, c’est classe).

 

Quant à l’amour, votre bilan n’est guère plus glorieux. C’est quelque chose d’incroyablement difficile et complexe à appréhender (ceci dit, sur ce coup là, vous auriez envie de dire que c’est certainement le cas pour la plupart d’entre nous). Votre vie sentimentale est, disons… Raaah, comment dire ça sans verser dans l’apitoiement (à ce propos, vous jugez bon de préciser que vous n’écrivez pas tout ce texte dans le but gratuit de vous apitoyer ; vous voyez vraiment tout cela comme un bilan, une série de constatations que vous ressentez le besoin d’exprimer là tout de suite) ? Bon, disons qu’elle est comme un manchot à la surface du soleil : généralement inadaptée à son environnement.  D’une part, vous possédez les capacités d’interaction sociale, grosso modo, d’une espadrille. Vous êtes incapables de déchiffrer les signaux qu’on vous envoie (plusieurs fois, vous avez appris avec stupeur bien après les faits qu’une personne avait un jour eu l’idée saugrenue de s’intéresser à vous), ou vous les comprenez systématiquement de travers, sans savoir quoi en faire, vous plongeant dans le même abime de perplexité qu’une équation du second degré (et en toute franchise, même du premier ; vous n’avez jamais été bon en math). Réciproquement, vous ne savez pas absolument pas comment émettre de tels signaux vous-mêmes et faites généralement preuve de l’esprit d’initiative d’une pomme de terre. Ce qui fait que quoi que vous fassiez, vous finissez presque inévitablement dans le rôle du « brave type un peu bizarre », du « bon copain (un peu étrange ) », voir du « petit frère » (ainsi avait réagi la première fille pour qui vous avez éprouvé des sentiments le jour où elle l’avait appris). Ce qui vous amène à l’autre part ; d’autre part, donc, en plus de votre manque de savoir-faire chronique en la matière, vous êtes un spécialiste reconnu du mauvais timing. Quand vous baissez votre garde, c’est systématique ou presque pour quelqu’un d’inaccessible. Celle qui est déjà en couple. Celle qui a des vues sur quelqu’un d’autre. Celle qui n’a pas envie d’une relation en ce moment. Celle qui vit très loin. Et, généralement un trait commun : celles qui vous voient comme le bon copain (un peu bizarre, on le rappelle). Vous avez fini par, pendant longtemps, vous protéger de la possibilité de vivre une histoire réelle –et donc d’en souffrir- en vous plongeant dans des relations à distance, protégé par l’écran d’un ordinateur. Et puis, un jour, l’amour. Le vrai, le passionné, le subit, le complice et –surtout- le réciproque ! Votre première expérience amoureuse partagée, des mois d’une joie retrouvée jusqu’alors insoupçonnée, un véritable partage. Elle était venue vers vous (rappelons-nous, vous ne sauriez pas faire le premier pas même si votre vie en dépendait )et, avant même que vous ne vous rendiez compte, vous étiez eu. Et l’instant d’après, vous étiez vivant : vous vous étiez réveillé. Des mois électriques, magiques, donnant à cette vie monotone une saveur nouvelle et son lot d’expériences inédites ! Une connexion intime, ce fameux lien dont les histoires parlaient existait réellement, finalement. Et puis la chute, brutale, inévitable. Avant vous, elle sortait d’une longue relation compliquée. Après vous avoir dit qu’elle voulait attendre avant de se lancer dans quelque chose avec vous, elle avait soudainement décidé de sauter le pas et de venir vers vous. Et après tout cela, après ces mois d’une vie retrouvée, un départ : finalement, elle n’était pas prête. Ce n’était pas juste pour vous, et elle avait besoin d’autre chose. Soit. Vous avez encaissé le coup avec un sourire compréhensif. Sans colère. Vous n’étiez même pas si secoué que ça. Du moins sur le moment. Car comme la plupart de ce qui peut vous arriver dans la vie, vous ressentez le contrecoup en décalage, jamais sur le moment. Il vous avait fallu quelques mois avant d’être rattrapé par la réalisation de ce que vous aviez perdu, et toute la douleur, toute la frustration, toute la tristesse s’était déversée en vous comme le fleuve brisant la digue du barrage et noyant les terres. A partir de là, on peut dire que vous avez mis du temps à vous en remettre. Beaucoup de temps avant d’avancer, même si vous ne regrettiez pas ce que vous aviez vécu. Mais vous avez néanmoins maudit cette sensibilité, cette faiblesse prononcée de votre psyché qui vous fait ressentir la moindre variation d’humeur à la puissance 4. Et depuis, ces dernières années, vous n’avez pas eu la moindre relation. Pour vous protéger. Parce que vous n’auriez pas su reconnaître la possibilité d’une relation même si elle était venue danser sur vos genoux décorés de guirlandes de Noël. Parce que vous ne sauriez pas vraiment comment faire. Et puis parce que quand vous vous êtes à nouveau laissé aller à ressentir un coup de cœur pour une femme ou une autre, elle se révélait à nouveau inaccessible. Et puis l’idée devoir un jour vous investir à nouveau dans une relation vous fait un peu peur ; vous ne sauriez pas vraiment comment vous y prendre, et vous ne voyez pas trop ce que vous pourriez apporter.

 

Au-dessus de vous, le plafond se montre des plus rébarbatifs à refléter vos sentiments (comme la plupart des plafonds, qui sont tout de même bien moins faciles à vivre que les sols). Vous écartez les bras, grimacez lorsque la chienne, plutôt que de passer à côté de votre corps flasque, vous franchit en vous sautant sur l’estomac, et vous lâchez un gros soupir. Au final, toutes ces constatations vous renvoient à votre peur la plus vive et la source de vos angoisses les plus profondes : la solitude. Vous n’avez jamais vraiment su aller vers les autres, et vous avez une peur maladive de perdre les quelques relations que vous avez su garder. Bien sûr, il y a la famille –suite à votre situation particulière, vous en avez même deux !- mais même avec eux, vous n’êtes pas sûr de savoir comment vous comporter. Et vous n’êtes pas sans amis, vous le savez. Vous vous raccrochez à vos vieux camarades de toujours, mais avec l’impression de ne pas trop savoir comment s’y prendre. Comme en amour, vous n’avez jamais été très doué pour l’amitié. La vôtre est généralement rongée par vos complexes, votre difficulté à communiquer et une certaine pudeur. Vous êtes terrifié à l’idée de finir un jour seul, incapable d’aller vers les autres. Pourtant, récemment, vous avez réalisé avec stupeur que vous étiez encore capable – à votre façon maladroite- de créer des liens. Vous avez juste peur de ne plus savoir comment les maintenir. Encore une fois, plutôt que de profiter de ce que le présent vous offre, c’est le futur qui vous effraie. La perpétuelle évolution.

 

Au fond, vous ne savez pas trop ce que vous voulez. Peut-être qu’il vous faut d’abord réussir à assumer cette crainte pour aller de l’avant. Pour oser rêver à plus. Vous remettre un jour sur la selle de la vie, trouver un but. Apprendre à mieux interagir avec les gens ; à conserver et chérir les liens anciens comme à en tisser de nouveaux, tout aussi solides. Se permettre de revivre l’amour un jour, de trouver la personne à qui dire bonne nuit le soir sans la voir partie le matin, avec qui échanger, partager, lutter côte à côte, discuter aussi bien séries et histoires que de ce qui compte vraiment, de rêves, de craintes et d’espoir. Cet espoir, la qualité qui est le plus à même de vous faire mal, mais que vous ne pouvez vous empêcher de conserver même quand vous n’arrivez plus à vous accrocher. L’espoir, qu’un jour, vous trouviez tout ça, et qu’on vous trouve. Votre place dans le multivers, votre connexion avec la vie. De réalisez pouvoir tourner la tête pour rencontrer toujours un regard, et se dire enfin que vous n’êtes pas seul.

 

Votre dos commence à faire un peu mal, mais votre esprit s’est rafraichi. Dans l’appartement désert –si ce n’est la chienne qui rêve dans son coin- il est temps de vous lever, et de vous faire une tasse de thé. Et pour tromper le silence, le bruit de vos doigts sur le clavier. Ecrire tout ça pour le faire sortir, pour vous y confronter, pour confier ce que vous n’arriverez jamais à prononcer avec des mots parlés. Pour passer à autre chose au moins un petit moment après avoir déversé toutes ces longues phrases, après les avoir couchés sur l’écran. Pour que l’alligator fasse une petite sieste. Il se réveillera bien assez vite mais, au moins, vous aurez le temps de respirer.

 

Espérer, tout simplement.

 

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Word.

 

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