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Le surréalisme de De Niro

Tiens, ça faisait longtemps. Non, pas de Lucie ni d'historiette, aujourd'hui. Juste une tranche de vie, que j'ai eu envie de poser par écrit. Parce qu'il y a des jours comme ça.

 

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Il fait plutôt frais tandis que vous rejoignez l'arrêt de bus sur une route peu fréquentée. Le froid ambiant ne vous dérange pas, il vous est même agréable, ravivant votre esprit encore un peu embrumé par votre nuit à l'horaire inhabituel. Vous rentrez d'une partie endiablée de jeu de rôles qui ne s'est terminée que quelques courtes heures avant l'aube, et c'est des souvenirs plein la tête que vous avez pris le chemin de la maison. Vous êtes encore plongé en plein dans cette fantastique ambiance, ce qui contribue grandement à améliorer votre humeur, guère au beau fixe ces derniers jours. Mais cette partie grandiose en bonne compagnie vous a redonné de l'énergie et a permis d'écarter momentanément les peines qui vous minent. L'espace d'une soirée, d'une nuit, vous vous êtes senti incroyablement vivant, entouré de tout ce monde, partageant avec eux un tel moment d'exception. Vous remettre ainsi au jeu de rôles, il faut dire que c'est ce qui vous a réussi le mieux ces derniers temps; à vrai dire, c'est sans-doute en ce moment la seule occupation qui vous permet réellement de vous sentir mieux, étreint comme vous êtes par cet impérieux besoin d'évasion mais aussi de contact humain. Et comme vous n'êtes pas assez courageux ou débrouillard pour vous évader en solitaires vers l'une des destinations qui vous font rêver, et que vous n'êtes pas toujours très doué pour interagir correctement avec les gens, vous avez trouvé de quoi vous sentir un peu mieux à votre manière.

 

Les mains dans les poches, les écouteurs dans les oreilles, vous réalisez que vous n'êtes pas seul à l'arrêt de bus. Un homme attend déjà, debout, en train de fumer une cigarette. Vous vous rembrunissez, soudain avide de cette solitude sauvage à laquelle vous aspirez dans ce genre de situation. Vous hésitez à vous rapprocher, et même à vous asseoir sur le banc. Une canette de bière est posée au bout de celui-ci, appartenant sans nul doute à l'homme qui se trouve là. Vêtu d'un manteau qui a connu des jours meilleurs, il semble presque aussi usé que son vêtement. Un chapeau à large rebords coiffe de longs cheveux filasses, et une barbe du même acabit déploie une rousseur tirant sur le gris et le blanc sous son menton. Le mot « marginal » s'impose à votre esprit, comme né d'un préjugé social profondément ancré auquel vous n'échappez pas plus que quiconque. Ce qui ne vous empêche pas de trouver un tel sentiment finalement bien dérisoire, surtout quand vous vous demandez dans quelle catégorie la personne en face de vous va vous ranger de son côté. Dans un monde comme celui-ci, où les interactions des gens de passages n'existent souvent plus que pour s'écourter, tout le monde doit être le marginal de quelqu'un. Au final, le malaise qui vous prend face à cet inconnu-ci est le même malaise qui vous prend face à n'importe quel autre inconnu : vous ne savez pas vraiment comment réagir devant quelqu'un que vous ne connaissez pas. Votre aisance sociale naturelle, on le sait, est digne de celle d'un tabouret, et les conversations dont le seul but est de briser la glace entre deux inconnus de passage vous plonge toujours dans une grande perplexité. Elle ne vous panique plus comme elle faisait auparavant, mais il vous arrive encore de bloquer quand on vous parle du temps qu'il fait ou qu'on vous pose la plus banale des questions, comme un programme d'ordinateur qui se retrouve sans code adéquat pour réagir.

 

Vous vous fendez finalement de l'équivalent mental d'un haussement d'épaule et, prenant votre bonne volonté et votre courage à deux mains, vous allez malgré tout vous asseoir sur le banc. Il y a encore quelques minutes à attendre avant que le bus de l'heure ne passe, et le jeu de rôles est un loisir qui pèse lourd dans le sac que vous portez sur le dos. Les écouteurs toujours dans les oreilles, vous sortez un livre de votre autre sac. Le petit, celui que vous portez en bandoulière mais qui n'est pas des plus légers non plus quand on sait que vous y entreposez généralement assez de livres pour vous donner la possibilité du choix de genre à tout instant, et pour vous permettre de tenir longtemps avec de quoi vous occuper l'esprit, des fois que vous vous retrouviez coincé perdu au milieu de nulle part, dans un train en panne, ou si la fin du monde devait survenir avant que vous ne rentriez chez vous pour retrouver votre bibliothèque. Être toujours préparé -à l'excès- d'un point de vue littéraire, c'est une manie que vous tenez de votre mère. Vous optez pour un bouquin de votre auteur favori, lu plus d'une fois, mais dont vous savez qu'il vous changera les idées. Il y a de ces livres -surtout de l'auteur en question- que vous aimez lire et relire sans jamais vous lasser ; vous avez un peu l'impression de retrouver un vieil ami à chaque fois, rassuré et apaisé par les mots familiers et acérés, qui ne perdent jamais de leur éclat.

 

Vous tournez une page ou deux, et ce qui ne devait pas manquer d'arriver arriva ; vous l'avez su dès que vous avez pris place : l'homme, qui s'est assis à côté de vous, finit par vous adresser la parole. Vous échangez tout d'abord un simple bonjour, plutôt gêné de votre part, avant que le silence social ne reprenne ses droits. Mais vous savez que cela ne va pas s'arrêter là. Vous le sentez. C'est une de ces personnes qui a besoin de combler le silence, de parler à ses semblables plutôt que de rester là à faire comme s'ils n'étaient qu'un vague personnage de plus sur la fresque immobile du monde que chacun traverse.

 

-Qu'est-ce que vous lisez ?

 

La question ne vous surprend pas, c'est celle que se sent obligée de demander toute personne qui engage la conversation avec quelqu'un qui lit. Une question tout à fait normale vu les circonstances, vous devez en convenir, et tout de même bien plus passionnante que de commencer à parler de la pluie et du beau temps. Les gens devraient se balader plus souvent avec des livres, cela rendrait les amorces de conversations bien plus aisées et, qui sait, plus intéressantes. Homme de peu de mot que vous êtes, vous faites comme à chaque fois qu'on vous demande ce que vous lisez : vous tendez le livre à la personne, qu'elle puisse elle-même prendre connaissance du titre et juger de la couverture. L'homme prend le temps de l'observer, plus longuement que ne le feraient la plupart des gens, et il avoue ne pas connaître. Il enchaîne en vous demandant si c'est bien, et vous balbutiez une réponse fragmentaire, parce que les mots ont toujours de la peine à sortir et à s'ordonner dans ce genre de situation ; c'est comme si vous aviez peur de livrer à un inconnu une part de vous même qu'il aura alors tout le loisir de percer au crible afin d'en tirer le plus de matière possible à tirer en dérision. Stupide, vous le savez bien, mais c'est ainsi que vous fonctionnez. Vous finissez par lui donner quelques informations saccadées : c'est un livre de fantaisie ; c'est plutôt drôle ; c'est écrit par un anglais, ce genre de chose. L'intérêt de l'homme est discret, mais semble plus sincère que poli. Vous avez ôté un écouteur d'une de vos oreilles, histoire de mieux entendre ce qu'on vous dit, et vous ne tardez pas à enlever le second quand il s'avère manifeste que votre interlocuteur n'aura pas terminé d'en être un avant que le bus n'arrive. Vous rendez les armes, et attendez encore de voir si vous allez devoir prendre votre mal en patience en vous sentant vaguement mal à l'aise, ou si les minutes suivantes vont finir par prendre une tournure plus inattendue. Ce qui n'est pas inattendu, par contre, c'est ce que l'homme vous demande ensuite :

 

« Je m'excuse de vous demander ça, mais je dois prendre le bus dans l'autre sens, et il me manque les trois francs... »

 

Ah. Ça y est. Vous n'êtes effectivement pas étonné du tout, sans doute victime une fois de plus du même préjugé social. Et cette constatation vous rend plus mal à l'aise que le reste. Vous sortez votre pore-monnaie et commencez à fouiller dans vos pièces, lui assurant que vous allez voir ce que vous pouvez faire. Vous avez généralement l'habitude, en ville, de continuer votre chemin sans vous arrêter lorsqu'un passant vous interpelle pour « Trois francs s'vous plaît ! », parce que le temps et les habitudes ont ce genre d'effet, et que vous avez longtemps lutté pour en arriver là. Enfant, et même plus grand, vous étiez du genre à vouloir déposer une pièce ou deux dans chaque chapeau, dans chaque gobelet, à accorder de l'attention à chaque histoire. Et puis vous avez appris qu'on ne pouvait toujours y croire, et vous avez fini par faire comme tout le monde. Et puis bon, vos pièces, vous en avez besoin pour prendre vos bus. Là encore, cette pensée triviale fait surgir en vous un pointe de culpabilité, qui trouve ses racines dans la grosse partie de votre naïveté innée que vous avez dû laisser derrière vous au fil des ans, un peu comme des morceaux de vous-mêmes abandonnés dans votre sillage. Alors aujourd'hui, maintenant, vous fouillez dans votre porte-monnaie parce que cela vous paraît plus facile que de discuter, et parce que c'est comme ça, voilà tout. Cette fois-ci, vous n'avez pas envie de poser de questions. Vous passez trop de temps à vous poser des questions ces derniers temps, des questions qui vous effraient et vous font mal, et vous avez de trouver du réconfort dans le fait de sortir trois pièces pour un inconnu sas même vouloir se demander si son excuse est vraie Aujourd'hui, ça n'a aucune importance. L'homme accepte respectueusement votre offrande, sans avidité, et vous remercie avec gentillesse. Il a l'air un peu surpris d'avoir obtenu son argent aussi facilement. En ce qui vous concerne voilà qui est fait, et vous êtes prêt à passer à autre chose. Vous vous apprêtez à rouvrir votre bouquin quand l'homme reprend la parole. Et non pas pour vous demander « hé mec, tu peux pas encore me filer cinq balles, j'vois qu't'as des pièces, et tout ».

 

-Dans la fantaisie, si vous aimez ça, je vous conseille vraiment Silverberg. Robert Silverberg. Il a écrit des romans assez incroyables dans ce genre.

 

Ça alors, vous n'auriez jamais pensé à vous retrouver en train de parler de Silverberg aujourd'hui, à cet arrêt de bus, avec cet inconnu. Vous avouez n'avoir jamais lu de Silverberg et ne le connaître que de nom, et l'autre continue, avec une animation tranquille mais sincère :

 

-Un très bon auteur, qui sait faire de belles histoires. Il y a de bonnes pistes dedans. C'est comme les romans d'anticipation, dans un autre genre du fantastique, qui me plaisent bien aussi. Toutes ces histoires, tous ces thèmes, ça fait gamberger, ça permet de réfléchir, de donner des pistes. Je suis écrivain, alors je cherche toujours l'inspiration. Vous êtes étudiant, à l'uni ? 

 

Interdit, vous ne savez pas quoi répondre. Vous ne savez jamais quoi répondre quand on vous demande ce que vous faites dans la vie et, même si essayez de ne pas trop vous l'avouez, vous savez que c'est parce que ne vous faites rien. Et même si ce n'est pas par choix, ça ne vous rend pas forcément plus à l'aise à l'idée d'en parler. Plus maintenant en tout cas, plus depuis la dernière fois que vous vous êtes ouvert. Vous balbutiez à nouveau, disant que vous étiez déjà passé à l'université -techniquement, vous y avez effectivement mis les pieds une fois ou l'autre, mais ce pieux mensonge ne contribue pas à vous le faire avaler- mais que vous n'y êtes jamais resté pour raison de santé. Et que maintenant, vous ne savez pas ce que vous allez faire. Ces derniers points sont véridiques, mais vous auriez pu mentir pour de bon et vous inventer une folle carrière que vous ne vous seriez certainement pas senti mieux.

 

-C'est important de ne pas faire quelque chose qu'on aime pas, en tout cas, reprend l'homme, nullement déstabilisé par votre trouble. Sinon on se retrouve coincé, et ça ne donne rien de bon. J'en ai écrit des livres dans ma vie, mais d'une manière ou d'une autre, on a fini par me coincer de toute façon. A mon âge, on m'a déjà mis dans EMS. Il ne se passe plus rien, j'essaie d'en sortir comme je peux, de trouver le moyen.

 

Quand il parle, vous pouvez sentir chez lui une certaine candeur ; vous ne pouvez juger de la véracité de chacun de ses dires -et vous vous dites avec ironie qu'il en irait de même pour les vôtres- mais vous savez que les épreuves et la souffrance ont été réelles et se traduisent dans sa voix posée, polie. Cela se lit dans son visage, dans ses rides, dans la couleur passée de sa barbe et de ses cheveux et dans ses yeux, incroyablement clairs. Quelque part, vous vous sentez plus à l'aise avec cet inconnu-ci qu'avec la plupart des inconnus de passage qui ont jalonnée votre vie. Il semble vous observer aussi, parce qu'il vous dit ensuite quelque chose pour le coup de parfaitement inattendu, qui laissera à jamais dans votre mémoire quelque chose de surréel :

 

-On vous a déjà dit que vous aviez les yeux de De Niro ? Devant votre air surpris façon poisson hors de l'eau, il continue toujours sur le même ton tranquille. Dans le regard surtout. Enfin, De Niro jeune. Il y a quelque chose.

 

Il vous sourit, et vous restez silencieux, en train de vous demander si cette conversation est vraiment en train de se passer. Ça, on ne vous l'avait jamais faite. Mais vous n'êtes pas au bout de vos surprises quand il enchaîne soudain :

 

-Vous avez une petite amie ?

 

Là encore, vous ne savez pas quoi répondre. Non pas parce que la réponse vous échappe, mais parce que la surprise et De Niro vous empêchent de la formuler. Et sans doute aussi parce que votre cœur se brise soudainement alors que vous pensez à elle. Vous pensiez que c'était déjà fait, que les morceaux étaient déjà tombés, mais il semblerait que ce soit au milieu de nulle part, sur ce banc, à cet arrêt de bus, qu'il se brise encore. C'est une boîte de Pandore dans votre poitrine qui s'ouvre, et vous tremblez sans-doute sous le choc ; ou à cause du froid. Car vous avez froid depuis, vous qui n'avez jamais été frileux. Tout ça se déroule en une fraction de seconde et en mille ans à la fois, mais vous finissez par répondre à la question de l'homme, à lui répondre que non. Et quand vous prononcez ce mot, la réalité s'écroule autour de vous. Elle a dû se reconstruire depuis, parce que l'homme est toujours là, et ne manque pas de réagir. Il a l'air profondément surpris par votre réponse, et vous regarde d'un air incrédule. Quelque part, aussi bizarre que cela puisse paraître, le fait qu'il semble trouver cet état de chose aussi incroyable contribue un tout petit peu à vous remonter le moral. Vous aussi, vous trouvez que c'est un état de chose qui ne devrait pas être.

 

-C'est important, d'avoir une petite amie. Il le faut. Moi ça fait dix ans... Les neuroleptiques ont fini par me rendre impuissant, alors depuis j'ai dû faire avec.

 

En temps normal, ce genre de sujet vous aurait fait rougir jusqu'aux oreilles et vous aurait rendu incroyablement mal à l'aise. Mais avec toutes les émotions qui s'agitent en vous, cela vous paraît dérisoire d'être gêné de quoi que ce soit. D'autant que votre homme au chapeau se lance aussitôt dans une diatribe sur le danger des neuroleptiques, dont les effets secondaires font d'eux de véritables poisons. Bien sûr, pour stopper une crise psychotique, ça peut aider, mais les gens continuent de les prendre ensuite, mais ça ne les aide plus, les effets sont trop négatifs... Mais un jour -un jour!- on s'en rendra compte, et on cherchera enfin une autre solution. Et comme le sujet semble lui tenir assez à cœur pour qu'il n'ait nullement besoin de votre apport pour continuer la conversation, vous le laissez parler et vous contentez de l'écouter en hochant la tête de temps en temps. Vous n'avez pas spécialement envie de vous lancer dans un débat sur les neuroleptiques, occupés que vous êtes à faire le tri des émotions qui s'agitent en vous. Confus, vous vous demandez ce que De Niro et son regard feraient à votre place.

 

-Je suis en train d'écrire une nouvelle, là-dessus. L'impuissance, les médicaments, ce que ça entraîne dans une vie.

 

Vous conservez votre intérêt quant à son discours, et vous vous demandez tout à coup si vous ne devriez pas lui dire que, vous aussi, vous aimeriez écrire. Quelque chose. Trouver de quoi parler, pour de bon. Vous hésitez, bloqué par vos inhibitions naturelles, mais sur le point de parler avec cet homme là des facettes de l'écriture qui vous intriguent et vous inquiètent que vous n'avez que rarement partagées avec autrui. Mais un bruit de moteur se fait entendre, et c'est votre bus qui arrive. Votre congénère d'un banc, un jour, ira dans l'autre sens plus tard, si vous ne doutez pas de ses dires. Vous vous levez, il fait de même :

 

-Allez, je vais vous laisser aller. Tout de bon. Vous trouverez bien.

 

Il ôte le gant de sa main droite et vous la tend. Vous la serrez, en lui rendant son sourire.

 

-Bonne chance, dites-vous, sincère. Vous espérez vraiment que qui que ce soit cet homme, la chance le trouvera.

 

-A vous aussi. Merci encore. Au revoir, répond-il.

 

Vous n'êtes plus sûr qu'il s'agit là des derniers mots exacts. Vous supposez qu'il s'agit de quelque chose du genre. Vous pénétrez dans le bus d'un air absent, et achetez votre billet. Quand le bus démarre, vous prenez place à l'arrière et voyez l'homme debout, toujours à l'arrêt, son chapeau sur la tête, avec ses histoires de nouvelles, de neuroleptiques, de choix et de petites amies. Quel qu'il soit, le moment est terminé. Il ne vous reste qu'à rentrez chez vous, seul.

 

Et cette idée ne vous a que rarement paru aussi étrange. Et quelque part, quand vous songez à l'univers et à ses derniers exploits, curieusement dérisoire. Au moins, il vous reste votre bouquin ; le reste du trajet, c'est chez lui que vous rentrez. Le reste peut bien attendre quelques pages.

 

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