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  • Retour au pays

    Il ne s'agit pas d'une nouvelle historiette, mais d'une petite tranche de vie. Vous êtes retourné à la bibliothèque aujourd'hui, et cela valait bien quelques mots. Il est bon d'être retour.

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    Vous êtes de retour à la maison. C'est la première pensée qui vous est venue lorsque vous avez franchi le seuil de votre bibliothèque municipale, et ce pour la première fois depuis au moins dix ans. A peine à l'intérieur, voilà que vous êtes frappé par un sentiment d'un grand confort ; cette curieuse sensation que vous éprouvez à chaque fois que vous pénétrez dans l'un de vos sanctuaires. Il y a bien des lieux saints qui vous laissent de marbre, mais une bibliothèque vaudra toujours pour vous toutes les églises du monde. Surtout celle-ci. Tandis que vous vous imprégnez de l'atmosphère familière, vous demandez une fois de plus pourquoi il vous a fallu autant de temps pour y retourner. Et, surtout, pourquoi vous aviez arrêter de vous y rendre. Ce qui était pour vous le lieu de visites coutumières, toujours mensuelles et souvent quasi hebdomadaires a fini par disparaître de votre vie. Vous n'avez même pas l'impression que le procédé fut progressif : un jour, vous n'y êtes simplement plus revenu. Peut-être que cela fait simplement partie de la vie qui change, où ce qui vous apparaissait depuis votre enfance comme des pierres d'achoppement inamovibles de votre existence se révélaient finalement tout aussi fragiles que d'autres. A la fin de votre adolescence, votre vie était plus que jamais en train de se modifier pou former les bases de ce qu'elle est aujourd'hui. Peut-être que les études en moins, dépourvu de raisons de vous pousser à aller à la bibliothèque pour les cours ou pour un élément professionnel de votre existence, y a contribué. Ce n'est pas que vous aimiez moins les livres, en tout cas. Tout ce que vous savez c'est qu'un jour, le dernier livre que vous aviez rendu s'est avéré être le dernier. Du moins jusqu'à aujourd'hui.

    Vous n'y aviez pas repensé plus que ça, ces dernières années. La vie étant ce qu'elle est, vos intérêts se sont diversifiés et votre amour des histoires s'est propagés sur un nombre de médiums toujours plus grands. Pendant longtemps, vous avez alors été affublé de cet étrange idée que vous profitiez mieux d'un livre qui vous appartenait, que vous pouviez ranger dans votre bibliothèque et reprendre absolument n'importe quand sans la moindre contrainte de temps ou précaution. Même les livres qu'on vous prêtait vous intéressait moins. Vous préfériez les acheter au risque d'être déçu. Maintenant que vous y pensez, toute cette manière de faire vous confond, comme si vous ne comprenez plus comment vous en êtes passé par là. Vous qui avez toujours aimé le partage des découvertes et des histoires, qu'il s'agisse des vôtre ou de celles d'autrui. Peut-être avez-vous cru enrichir votre jardin intérieur ; maintenant, vous avez plutôt l'impression d'avoir limité vos horizons. Et puis, il faut bien l'avouer, vous avez fini par moins lire. Vous qui dévoriez au moins un livre par semaine depuis votre enfance -souvent plus- vous avez fini par attribuer de moins en moins de temps à la lecture. D'autres intérêts gourmands en temps se sont greffés sur votre temps libre, et vous avez perdu des habitudes de lecture sans même le remarquer. Du moins pas tout de suite. Cela doit faire deux ans que vous réalisez pleinement à quel point. Votre vitesse de lecture a diminué, votre concentration aussi. Les romans qui vous happaient de la première à la dernière pages se faisaient plus rares. Non pas parce que vous n'en trouviez plus à votre goût, mais parce que vous ne leur laissiez plus vraiment cette option. Il y avait toujours quelque chose d'autre à faire, et la peur de manquer de temps vous a très longtemps paralysé au point de réduire vos activités plutôt que de vous pousser à mieux vous y consacrer. Et vous n'aimiez pas pas. Vous aviez l'impression de perdre, chaque année un peu plus, une part de ce qui faisait de vous...et bien, vous. Cela vous manquait terriblement. Et depuis que vous avez décidé d'y remédier, vous vous sentez un petit plus vous même au fil du temps. Cette année, vous avez décidé de vous replonger plus que jamais dans la lecture. De lui accorder le temps nécessaire sans se soucier d'en perdre. Car maintenant que vous y penser, comme peut-on considérer que le temps est perdu tant que l'on aime ce que l'on lit ?

    Le retour à la bibliothèque, c'est sans doute l'étape suivante la plus logique. Vous n'en doutez plus en tout cas, maintenant que vous faites la queue à l'accueil, observant avec un plaisir retrouvé la petite vie qui se glissait entre les rayonnages. Les gens de tous les âges et de tous les horizons qui viennent avec leur pile de documents -livres, cds, dvds- sous le bras, pour les emprunter ou les rapporter. Ceux qui consultent les rayons, qui étudient, qui lisent, qui partagent. C'est une sorte de communion des esprits qui ne connaît pas de frontières, et où les préjugés n'ont plus d'emprise. La connaissance, le plaisir, la recherche, le travail se mêlent sans jamais s'opposer. C'est un monde des possibles qui s'offre aussitôt à vous. Vous n'en revenez pas que la somme dérisoire qu'il vous ait coûté pour refaire une carte vous donne aussitôt accès à un univers aussi gigantesque. Ou, plutôt, à un véritable multivers où tout semble à portée. Il suffit de prendre un livre pour mettre le pied dans des mondes qui vous ont jusque là été étrangers. Autant de livres pour autant de portes. Autant de petites choses pour autant de potentielles grandes découvertes. Il faut parfois de peu pour changer une vie, et c'est dans ce genre d'endroit que vous le réalisez d'autant plus. Et plus que jamais, vous en comprenez l'importance. Et leur nécessité, quoi qu'on puisse en penser aujourd'hui. Même pas forcément pour vous, mais pour ceux qui ont fait d'un tel lieu un élément fondamental de leur vie. Une plate-forme aussi rassurante qu'inépuisable. Vous n'aviez pas réalisé à quel point cela vous manquait maintenant que vous y avez remis les pieds. Et maintenant que vous vous baladez avec votre carte flambant neuve dans votre porte-monnaie, c'est comme si vous aviez récupéré une petite partie de vous-même que vous ne saviez même pas avoir perdu. Vous vous sentez plus léger. C'est comme un retour au pays, où les racines nourrissent l'âme et lui redonnent de cet éclat qu'elle avait un peu oublié.

    Vous vous rappelez votre première bibliothèque, celle du village où vous avez passé plus des vingt premières années de votre vie. Elle n'était pas très grande, mais elle avait décuplé votre monde comme jamais. Il y avait les livres dont vous êtes le héros, que vous consommiez avec un vif plaisir, et qui vous mèneront plus tard aux jeux de rôles. Et dont vous adoriez voir les écrits de précédents lecteurs sur les fiches de personnages, ou au détour d'un paragraphe. Un livre de bibliothèque, c'est un livre qui a vécu. Qui est passé entre des dizaines, des centaines, des milliers de mains. Qui a une histoire ajoutée qui vient bien au-delà des mots. C'est une histoire qui a été lue, transmise, et vous avez le privilège de la partager avec des inconnus qui vous paraissent l'être un peu moins. Vous vous souvenez à quel point vous vous sentiez faire partie d'un monde plus grand, un livre de bibliothèque entre les mains. Vous qui vous êtes toujours senti un peu à part du reste du monde, nouant difficilement des liens, n'osant pas toujours aller vers l'autre, maladroit avec vos paroles comme avec vos sentiments, vous n'étiez plus seul avec un de ces livres. Vous étiez le nouveau maillon d'une grande chaîne, et vous aviez la chance de partager ce que tant d'anonymes avaient partagé avant vous. Vous vous rappelez de votre première grande bibliothèque, la bibliothèque jeunesse de la grande ville, où votre mère vous avez amené vous inscrire. Les rayonnage de bds, une grande passion de votre mère qui vous a toujours permis de vous connecter l'un à l'autre malgré les difficultés d'une relation atypique et compliquée. Et puis les romans, bien sûr. Vous n'auriez pas cru qu'il pouvait en exister autant, de toutes les tailles et de toutes les formes. Et vous pouviez à tous leur donner une chance. Sans aucune limite, sans aucune peur de perdre du temps ou de l'argent sur une lecture déçue. D'ailleurs, aucune lecture n'était décevante : même lorsque le livre ne vous plaisait pas, c'était une occasion de découvrir un peu plus qui vous étiez, à travers vos goûts, vous affinités et vos sensibilités pour tous les types d'histoires.

    Vous vous rappelez de votre inscription à la bibliothèque municipale en elle-même, passant de leurs locaux jeunesse à celui, mystérieux et un peu effrayant, du monde des grands. Vous pensiez que le multivers ne pouvait pas être plus grand, et vous vous trompiez. Il était infini, avec des ramifications qui vous échappent encore aujourd'hui. Cela doit avoir quelque chose à voir avec le quantique ; dans le doute, tout vous paraît toujours quantique. Et c'est dans cette bibliothèque que vous avez eu accès au quantique bien avant qu'il ne soit mentionné en passant au détours d'un de vos cours de gymnase. Car c'est pendant votre adolescence qu'un ami vous avait découvrir l'auteur qui changerait à jamais votre vie : Terry Pratchett. Et c'est dans cette bibliothèque que vous avez frénétiquement emprunté volume après volume de sa fourmillante série du Disque-Monde. Et c'est dans leurs pages que vous avez appris ce qu'était le quantique ou, du moins, l'utilisation qu'on pouvait en faire dans une histoire pour en exploiter tout le potentiel comique, mais aussi et surtout tout le potentiel humain. Car c'est grâce à Pratchett que vous avez appris à mieux comprendre l'humain, et sans bibliothèque, vous n'auriez sans doute pas pu vous y consacrer autant à un moment aussi charnière de votre existence. Aujourd'hui, vous profitez de votre retour dans ce sanctuaire pour retrouver sa place sur les rayons. Vos pas vous guident automatiquement, le chemin maintes fois parcours vous revenant naturellement sans même y penser. Mais vous êtes parti longtemps, et l'agencement des lieux à changer. Alors vous redécouvrez la place des rayonnages, autant d'occasion pour s'étonner d'un titre ou d'une couverture qui n'aurait jamais attiré votre regard autrement. Vous soulevez plus d'un livre, ouvrez plus d'un recueil, parcourez brièvement plus d'une page. Et puis vous trouvez la nouvelle place accordées au romans de fantasy et de science-fiction, avec leurs vieux comparses les policiers. Et si l'endroit à changer, le reste est le même. Vous suivez des doigts les reliures des romans du Disque-Monde, plus nombreux que jamais. Vous croyez même vous souvenir de plusieurs d'entre elles, et vous vous rappelez l'impact que chacun de ses livres avait eu sur vous bien avant que vous ne mettiez les moyens pour les avoir dans votre propre bibliothèque. Vous vous rappelez aussi des longues vacances d'été, où il était possible d'emprunter encore plus de livre que d'habitude, et pour une période plus longue. De la fin de l'enfance à la fin de votre adolescence, vous alliez en vacances avec vos parents avec le gros sac qui contenait les vingt, trente livres qui allaient vous accompagner en France, au bord de mère comme sur les terrasses des cafés ou le soir, couché sur votre lit ou dans la capucine du camping-car, penché sur une nouvelle histoire. Vous transformant à chaque page un peu plus en la personne que vous êtes aujourd'hui, comme tous ceux qui s'étaient penchés avant vous sur tous ces récits.

    Aujourd'hui, vous retrouvez tout ça, et même plus. Votre carte dans une main, un livre dans l'autre, vous faites à nouveau la queue après avoir récupéré votre carte. Car vous ne pouviez partir sans un nouveau trésor sous le bras. Voilà qui aurait été tout bonnement impensable. Vous retenant de prendre tout ce qui vous passait sous la main, vous avez jugé plus judicieux de vous contenter d'un seul ouvrage pour commencer. Car vous avez encore plein de livres qui vous attendent à la maison, et vous préférez vous montrer raisonnable pour mieux profiter de tous ces mondes qui s'offrent à vous. Vous avez opté pour un gros morceau ceci dit, un gigantesque roman de Thomas Pynchon qui vous intrigue depuis que vous avez découvert l'auteur l'an passé, avec le film « Inherent Vice » (devenu aussitôt un de vos films cultes) dont vous aviez vite fait en sorte de lire le roman. Et là, vous vous retrouvez avec « Contre-Jour », dont le résumé vous intrigue depuis que vous vous êtes penché sur la bibliographie de Pynchon. Et que vous n'avez jamais réussi à trouver en librairie. Et voilà que pour les trente prochains jours, vous pourrez vous plonger dans cet univers qui semble aussi qu'éclectique que passionnant. Il y est visiblement question d'expositions universelles, de luttes anarchistes dans l'ouest américain, de la Venise du début du siècle, de la révolution mexicaine et des mystères de l'Orient. Vous y trouverez, selon le quatrième de couverture, aussi bien des espions fourbes que des savants fous, des prestidigitateurs et des aéronautes. Car il y est aussi question d'aéronefs, et vous êtes partial lorsqu'il s'agit d'aéronefs. C'est tout un monde passé de mains en mains qui se retrouve dans les vôtres.

    Alors que votre tour approche à l'accueil, deux bibliothécaire réalisent que l'odeur persistante de marijuana qui embaumait tout une partie de la bibliothèque depuis un moment venait en fait d'une pile de livres rendus plus tout, imprégnés de l'odeur. Dans la file à côté de vous, une jeune mère tient la poussette d'une main, et sous son autre bras repose aussi bien des livres que des dvds de séries. Un vieil homme discute tranquillement avec un autre membre du personnel, et des étudiants viennent poser des questions pour leurs recherches. Un jeune homme, arrivé avec une pils de cds -des livres audios- se fait gentiment expliquer qu'il en a bien trop pris, n'ayant pas réalisé que plusieurs boîtes contenaient deux ouvrages qui comptaient séparément. Il se lance alors dans la difficile entreprise de laisser de côté certaines de ses découvertes ; du moins pour un temps. Ce qui vous rappelle vos propres délibérations, chaque vacances d'été, où il s'agissait alors de prendre avec vous les meilleurs ouvrages. Tout autour de vous, la bibliothèque vit de ses mille vies, toutes nées d'horizons différents. Sur le comptoir, vous prenez un marque-page sur la pile offerte, sur lequel est imprimé le petit coup de cœur d'un bibliothécaire. Cette fois, il s'agit d'un des derniers romans du Disque-Monde : vous décidez de voir cela comme un signe. D'autant que dans le Disque-Monde, les bibliothèques et autres libraires ont toujours eu une place de choix. “A good bookshop is just a genteel Black Hole that knows how to read.” disait-il dans son roman “Guard! Guards!”. Au fond, voilà qui s'applique aussi à toute bibliohèque, selon vous.

    Il est bon d'être retour.