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La vie, c’est comme un monologue d’Albert Cohen

Hop, une nouvelle historiette spontanée, sur l'envie et l'inspiration du moment! Ca fait plaisir de retrouver ses bons vieux personnages... -^^-

 

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"Ce qu’il y a de terrifiant, avec la vie, c’est qu’on ne sait jamais quand elle va s’arrêter. Un peu comme un monologue d’Albert Cohen, en fait. On tourne fiévreusement les pages, se demandant quand arrivera enfin le point salvateur, et on tombe surtout sur des virgules placées ici et là qui nous projettent dans une nouvelle tournure sans crier gare alors que nous sommes toujours en train de nous demander ce qu’il a bien pu se passer les dix lignes précédentes. On a beau tenir de précises et détaillées notes de résumé, rien ne se déroule jamais comme on s’y attend. Et au moment où l’on pense enfin avoir compris ou que la résignation s’installe et nous permette de se laisser porter par le courant sans se poser de questions, paf, tout s’arrête sans prévenir et nous voilà bien embêtés. Sauf que, contrairement à la « Belle du Seigneur », on ne peut pas vraiment tourner la page quand la vie arrive à son terme (vous, vous auriez nettement préféré l’inverse).

Cette réflexion sommes toute anodine –que toute personne a dû se faire un jour ou un autre sous une forme ou une autre- vous frappe régulièrement, comme ce matin alors que vous contemplez votre reflet fatigué dans le miroir de la salle de bain. L’œil encore à moitié fermé, la moitié inférieure de votre visage maculé de mousse à raser, vous observez d’un air aussi stupéfait que possible (et il est très dur d’avoir un bon air stupéfait à seulement six heures trente du matin) votre tête troublée par la buée. Derrière vous, le bruit de la douche cascade comme un torrent de montagne –mais  bien après qu’il ait quitté sa montagne, rejoint deux fleuves, un canal et termine sa course piteuse dans le conduit glauque des égouts d’un quartier industriel. Habitué à la tuyauterie capricieuse de votre appartement qui vous donne certes de l’eau propre mais dans un concerto sonore de gargouillis effroyables, vous ne prêtez guère plus d’attention à la voie joyeuse de votre compagne derrière le rideau (votre compagne faisant partie de ces gens détestables qui se lèvent presque toujours de bonne humeur et ne manquent pas une occasion de le faire savoir au reste du monde qui, lui, aimerait bien remettre la tête sous l’oreiller). Oui, c’est en plein cœur de la tâche routinière de votre rasage que vous stoppez soudainement tout mouvement comme un lapin couvert de chantilly dans la lumière des phares. L’esprit choisit parfois des moments incongrus pour se lancer dans une introspection surprise, vous avez fini par le savoir. Ce qui ne vous embête pas réellement en cet instant précis, étant donné que vous détestez vous raser. C’est une tâche que vous trouvez profondément rébarbative, immensément ennuyeuse et intensément morne. Ainsi que généralement douloureuse car vous êtes incapable d’y arriver au bout sans vous être coupé au moins deux fois (vous n’usez pas de rasoirs électriques : ils vous irritent et vous passer le reste de la journée à vous gratter le visage comme un lépreux au bord de la folie). Vous voilà donc, la moitié du visage rasé de près et zébré de rouge, l’autre encore couverte de mousse blanche. C’est donc l’air d’un père Noël zombie que vous vous retrouvez soudain à pondérer sur l’incertitude de l’existence.

Contrairement à d’autres accès d’angoisse subite, ce n’est pas l’angoisse de la mort qui vous étreint de si bon matin. Non, là tout de suite, c’est plus spécifiquement cette histoire de temps qui passe qui vous turlupine. Le fait que la vie s’écoule et s’évapore soudainement comme les grosses gouttes de condensation sur votre figure dans le miroir, ça vous rend tout à coup songeur et vaguement mal à l’aise. Principalement parce que vous vous demandez ce qu’il pourra bien rester de vous une fois que vous ne serez plus de ce monde. Pour la majeure partie de votre vie, vous avez eu peur de vous retrouvez seul et coupé du monde l’âge venant, tous liens brisés ou oubliés, réduits en poussière par les affres du temps. Quand vos parents ne seront plus de ce monde, que votre famille proche les aura suivis et quand vous serez vieux, aigri et sans amis, avec des pièces de cuir cousues aux coudes de votre robe de chambre. Et puis, la vie étant ce qu’elle est, vous avez récemment commencé à vous dire que le futur ne sera pas aussi dramatique. Ne serait-ce que parce que vous êtes enfin capables de tisser de nouveaux liens durables.

Mais est ensuite venu le problème de l’héritage. Qu’est-ce que vous allez bien pouvoir laisser derrière vous une fois disparu ? Au final, votre plus grande crainte morbide se voit reliée à l’oubli, et vous vous retrouvez soudain à espérer qu’il restera autre chose de vous que les vieilles photos de mariage (le premier) de tata Glenda, où vous aviez abusé sur le vin doux et les canapés aux crevettes. Car, après tout, une fois arrivée à son terme, la vie ne vous laisse pas cinq minutes supplémentaires pour rendre votre copie. Elle peut même vous taper sur les doigts en plein milieu de l’interro avant de vous faire sortir de la classe sans raison, pour ne plus jamais y revenir. Vous êtes là, en train de vous raser et pouf, vous pourriez très bien vous écrouler au milieu de votre salle de bain, la tête dans le panier à linge sale. On ne sait jamais quand tout va s’arrêter, que le monologue va trouver son point final et que le livre va se refermer. C’est comme se retrouver sur la scène, dans le premier rôle d’une pièce de théâtre dont vous ne connaissez même pas les derniers actes, avec la peu de ne laisser derrière soi que de mauvaises critiques et une photo de profil ratée sur l’affiche. Non, franchement, qu’est-ce que vous pourrez bien laisser derrière vous ? Quelques bouquins publiés par-ci par-là qui ne seront certainement pas enseignées dans le programme de littérature d’une classe sur Neptune, des souvenirs dans la tête de gens qui ne tarderont pas eux non plus à tirer leur révérence et une traînée considérable de papiers froissées de caramels au beurre salé (un de vos pêchés mignons). La première fois que vous avez constaté tout ceci, vous avez tout naturellement -et histoire de repousse le problème- décidé de vivre jusqu’à cent cinquante ans (au moins). Parfaitement, vous alliez faire du sport tous les jours, avoir une alimentation équilibrée et une hygiène de vie aussi saine et pure que le cœur d’un moineau nouveau-né dans un film de Walt Disney. Inutile de dire que vous avez pédalé vingt minutes sur un vélo d’appartement et mangé deux jours des céréales light dans du lait écrémé et des fruits frais avant de craquer en sanglotant et d’oublier ces bêtises (le vélo sert aujourd’hui de porte-manteau dans l’entrée). Alors vous n’aviez plus qu’à repousser le problème, à se dire que vous aurez tout le temps d’y penser la prochaine fois et que les nouvelles pages demandées par votre éditeur n’allaient pas s’écrire tout seul (malgré votre  ton enjôleur et vos nombreuses cajoleries).

Tout ça pour vous retrouver à nouveau frappé par l’inévitable, là, à six heures trente du matin devant votre miroir tandis qu’une voix guillerette chantonne du Michel Sardou à l’arrière-plan. Vous vous demandez aussitôt si vous lancer dans une carrière dans la chanson ne réglerait pas vous problèmes d’héritage, mais vous repoussez aussitôt l’idée : vous ne savez que massacrer allégrement du Ballavoine ou de vieilles comptines de votre enfance. Vous pourriez plutôt vous lancer dans une palpitante saga de romans fantastiques sur vingt génération de héros, comme cela semble être la mode, mais vous avez pertinemment qu’écrire la même chose finirait très vite par vous lasser et que votre esprit se focalise sur n’importe quelle autre activité hasardeuse pour se changer les idées, comme la peinture sur verre ou le base jumping (ce qui ne risque pas de favoriser votre espérance de vie). Du coup, l’heure grave. Que vous reste-il donc à faire ? Un enfant, comme toutes ces personnes stressées par leur horloge biologique, et en profiter pour forcer cette réplique miniature de vous-même à faire tout ce que vous n’avez pas pu faire, comme jouer du violon ou apprendre le mandarin ? En vous rappelant le fou rire interminable de votre bien aimée lorsque vous aviez un jour mis sur le tapis la question d’avoir éventuellement une descendance un jour (vous la soupçonnez d’ailleurs de croire encore aujourd’hui que vous blaguiez), vous écartez également cette pensée.

Mince alors, vous voilà bien maraud.

Fiévreusement, vous essayez de vous rappeler comment ce vieux roublard de Cohen s’en sortait pour rebondir dans un de ses fameux monologues, quand le miaulement incroyablement sonore pour sa taille de petit chat parvient à vos oreilles. Le monstre a faim, là tout de suite, et ne soucie visiblement pas plus du futur incertain de la vie que de littérature française. Le premier n’est sans doute intéressant que parfumé au saumon, et la seconde pour tapisser sa litière. Vous enviez son esprit simple (et le fait qu’il n’ait nul besoin de se raser). S’ajoutent au bruit ambiant les premières notes fluettes d’un tube des Beatles, Sardou ayant finalement déclaré forfait. Comment voulez-vous sérieusement réfléchir à la vacuité de l’existence dans un moment pareil, hein ? Pas étonnant que les philosophes n’aient que rarement eu des compagnes permanentes (ou des chats, à ce que vous en savez). Il est beaucoup plus facile de s’appesantir en angoisses existentielles lorsqu’on est seul.

Et c’est tout bêtement fort de cette constatation que vous vous mettez soudain à sourire. Déjà, votre main recommence mécaniquement à vous raser tandis que votre esprit s’éclaircit, comme libéré, et que vous décidez… que vous aurez tout le temps de réfléchir à tout ça demain. Vous n’êtes pas à un jour près, après tout.

Et puis, au fond, vous avez toujours préféré les dialogues."

Commentaires

  • o/
    C'est juste GENIAL! Encore, encore! :P

  • A ce point? Et bien, merci! -^^-

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