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Lucie 69

Sans-doute la dernière page de type journal!

 

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« Journal d'Arthur Kent, dernier jour

 

Ça y est, il est temps pour nous de partir. De quitter pour de bon cette carcasse de fer en train de brûler. Car comme toute situation qui va déjà bien mal ne peut qu'empirer, Grümman nous a signalé peu de temps après notre prise de contacte avec Ken que l'explosion avait déclenché un incendie qui se propageait à travers les wagons de marchandises. Dans notre direction. L'avancée des flammes est rapide et, si nous n'avions de toute façon pas prévu de traîner, elles précipitent plus encore notre départ. Le major a donné l'ordre de nous préparer, afin que nous puissions être prêts à sortir dès que Ken aura fait ce qu'il a à faire. Car pour le moment, le danger des créatures est trop présent. Je continue de les entendre rôder autour de notre voiture : grondant, sifflant, se projetant contre la cloison avec violence comme pour en éprouver la résistance. Jamais deux fois au même endroit, elles ne laissent rien au hasard. C'est comme si elle sentait que nous étions obligés de sortir au plus vite et qu'elle faisaient tout leur possible pour dévorer nos nerfs avant de se régaler de notre chair. Nous sommes coincés entre les flammes et les crocs, sous un ciel de métal et de glace.

Nous sommes tous engoncés dans le plus possible de couches d'habits, des capes et des manteaux de survies pris dans les réserves du train, enfilé sur nos propres capes et manteaux. Des paires de lunettes d'extérieur, des gants militaires issus du matériel de l'escouade et d'épais bonnets enfoncés sur nos têtes complètent le tableau. Le mien est en laine épaisse et non synthétique, venue directement des fermes du complexe et tricoté par ma mère. Je pense à ma famille, et j'ai peur de ne jamais les revoir. Je les ai fui comme j'ai essayé de me fuir moi-même en prenant le train pour Haven, et je n'aurai peut-être plus jamais l'occasion de sentir leur amour et leur soutien. Martha avait raison, je suis lâche d'être ainsi parti pour une raison aussi futile que celle d'une déception amoureuse. Et en parlant de Martha, je ne peux que songer à une nouvelle déception de cet ordre, mais cette fois-ci je l'affronte avec le recul nécessaire. Je ne suis pas le type d'homme qui attirerait son attention, je le sais Et je vois comment elle se comporte avec le major. Mais je décide de ne pas y accorder d'importance, et je me sens bien plus léger depuis que j'ai décidé d'arrêter de m'apitoyer sur mon sort, pour des choses qui ne sont même pas sous mon contrôle. Je préfère me concentrer sur la fuite à travers la neige et le vent qui nous attend, sur notre survie à nous, ceux qui restent.

Sungmin est dévasté par la mort de Paul, nous le voyons tous, mais il fait de son mieux pour rester fort ou, du moins, en donner l'impression. Alors nous jouons son jeu, et nous sommes forts avec lui. Mais il émane de lui quelque chose de profondément triste, et il donne l'impression de n'être plus que la moitié d'une personne, comme si perdre Paul lui avait perdre une partie de lui-même. J'imagine que c'est le cas, quelque part. Et je crois que je l'envie dans sa douleur ; c'est là quelque chose de terrible à dire, je pense, quelque chose d'égoïste et de déplacé mais, avant la fin, j'aurais aimé avoir quelqu'un dont j'aurais pu être la moitié. Les autres sont aussi affectés par la perte de Paul et par les conditions épouvantables qui nous accablent, mais ils sont aussi prêts qu'on peut l'être. Le major et les deux lieutenants vérifient une nouvelle fois leurs armes et leur équipement, tout en surveillant Delgado du coin de l’œil. Il a été décidé qu'on l'emmènerait avec nous, ne serait-ce que pour essayer d'en savoir plus une fois à l'abri de l'avant-poste. Personne ne se soucie plus de Travers, Grümman continue de surveiller ce qu'il peut depuis son siège de conducteur, et Martha reste forte comme jamais. Je sais qu'elle a peur -pour sa fille surtout- mais elle réussit à la tenir à distance avec une détermination qui force le respect, et nous bénéficions tous de l'exemple qu'elle donne. Elle arrive même à raviver en moi les quelques miettes de courage qui y restaient, et je lui en suis profondément reconnaissant. Lucie est au moins aussi calme que sa mère, si ce n'est plus. Elle ne semble pas le moins du monde accablée par la situation, mais pas parce qu'elle est une enfant qui n'en comprend pas vraiment la gravité. Non, c'est autre chose. Nos regards se croisent tandis que je lève brièvement les yeux de mon ouvrage, et elle me sourit. Je fais de même, et elle me montre le cahier que je lui ai offert. Ce bref échange silencieux et complice ragaillardit mon humeur et fait reculer mon pessimisme. La seule ombre au tableau est projetée par le pauvre monsieur Miguel : Augustus refuse toujours de se préparer, de quitter sa femme. Il dit qu'il n'a pas la force de faire un tel voyage, pas sans elle. Martha et John font tout leur possible pour le convaincre de changer d'avis mais, si ce n'est en le portant contre son gré sur le dos, je ne vois pas comment l'arracher au cadavre de l'amour de toute une vie. Peut-être que si j'étais à sa place, moi non plus je ne pourrais pas abandonner cette partie de moi...

La nuit est tombée -elle prend vite ses quartiers à la surface d’Éclat- et j'arrive au bout de mes pensées. Je pense qu'il s'agit maintenant d'une question d'heures -ou de minutes, je n'en sais rien, avant que nous ne donnions le signal du départ. Tout repose sur Ken, maintenant. Ce bon vieux Ken. Je crois bien qu'il est, en peu de temps, devenu pour moi un véritable ami, et j'ose espérer qu'il saura trouver le moyen de nous rejoindre. S'il y a bien un homme capable de se débrouiller pour se sortir de n'importe quelle situation, c'est bien lui. J'espère que si nous comptons à ce point sur lui, c'est parce que nous avons tous une entière confiance dans ses capacités et, plus encore, dans son caractère. Comme les autres, j'attends de ses nouvelles maintenant. Et après, la surface, la course dans le froid, et une poignée d'hommes et de femmes à la surface d’Éclat. »

Commentaires

  • juste... excellent. excellent poste, vraiment.

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