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Lucie 75

On en arrive petit à petit à la dernière ligne droite, je pense.

 

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-Je fais ce que je peux...

Kenneth articulait difficilement, un tournevis entre les dents. Il devait de plus hausser la voix pour se faire entendre par-dessus le concert de grincements et de sifflements qui régnait dans la salle des machines. Il avait poussé au maximum le volume de la radio fixée contre la cloison, mais cela suffisait à peine pour se faire comprendre maintenant qu'il avait bien avancé dans son ouvrage. Car plus il avançait, plus les machines donnaient l'impression de vouloir lui résister, et plus elles hurlaient. L'ingénieur avait l'impression de violer un système vivant, mais il savait aussi qu'il était allé bien trop loin pour s'arrêter maintenant. Il n'avait pas le choix, de toute façon. Pas avec le feu qui allait forcer d'un instant à l'autre les passagers à tenter une sortie. Arthur lui avait raconté, horrifiée, ce qui était arrivé à Jung Sungmin et Augustus Miguel, et Marsters était déterminé à faire tout son possible pour éviter une nouvelle catastrophe. Et il avait l'impression que le plan fonctionnait : depuis quelques minutes, il pouvait discerner parmi le bruit ambiant les coups sourds des bestioles qui s'élançaient contre le wagon des machines. Elles étaient de plus en plus nombreuses, attirée par la chaleur que dégageait cette voiture. Chaleur que Marsters s'efforçait non seulement de maintenir, mais de pousser à son maximum. Au-delà, même.

Il ricana à cette idée, sachant que le retour lui était de toute façon interdit. Des créatures rôdaient à l'intérieur, il savait qu'il y en avait dans les wagons situés entre lui et les autres. L'explosion causée par Travers avait sans nul doute ouvert de nouvelles brèches dans le train, et ces monstres avaient dû en profiter. Kenneth pouvait presque les sentir se masser tout autour de lui, contre la porte, contre les cloisons... Son ricanement se mua en une quinte de toux ; ces dernières étaient de plus en plus fréquentes, de pus en plus violentes, et la sensation de froid qui partait de sa blessure n'arrêtait pas de grandir. Il avait la curieuse impression qu'elle réagissait à la présence des prédateurs, comme si tous deux étaient liés. Ou peut-être commençait-il à délirer et, dans ce cas, il n'avait vraiment plus de temps à perdre.

-Courage mon vieux, fit la voix d'Arthur Kent ; Adams avait dû redonné la radio à l'écrivain.

-Je n'aurais jamais cru en disposer pareillement, grogna l'ingénieur en réponse, se saisissant du tournevis d'une main tandis que de l'autre, il écartait un panneau de commandes. Il pouvait voir ses veines bleuir de plus en plus sur son bras ; au fur et à mesure que son travail augmentait la chaleur de la zone, ce qui dévorait son corps réagissait en le faisant devenir de plus en plus froid. Mais c'était une bataille que cette infection ne gagnerait pas : Marsters en finirait selon ses propres termes. Il songea à Ravert et à Jung, à leur sacrifice, et aux vivants qui comptaient sur lui pour maximiser leurs chances de s'en sortir. Quand il avait obtenu son poste, celui qui allait le mener un jour sur la route de Haven, Kenneth s'était attendu à une nouvelle étape de sa vie, toute aussi confortable que l'ancienne, avec comme seule excitation le plaisir de la recherche dans un nouvel environnement. Et il réalisait que même dans la situation présente, il n'aurait changé tout cela pour rien au monde.

-Je crois que j'y suis... Mais ne vous interrompez pas Arthur, continuer, je crois que vous étiez sur le point de commencer un nouveau chapitre...

La voix de l'écrivain, qui s'efforçait de la maîtrise pour rejoindre le courage de Marsters, permettait à ce dernier de conserver le moral. L'un de ses plus grands regrets était d'avoir fait la connaissance d'un homme comme Arthur Kent aussi tard dans sa vie, et de ne pas pouvoir plus longtemps profiter de cette amitié sincère. Ils en auraient vécu des aventures, à Haven, songeait l'ingénieur tandis qu'il écartait une série de fils pour plonger plus profondément son outil dans les entrailles du train. De longues minutes passèrent ainsi, tandis qu'il accomplissait sa tâche. Et ce ne fut que lorsqu'il sentit qu'il avait atteint son but qu'il se permit d'interrompre son ami pour la dernière fois :

-J'y suis, Arthur. J'espère que vous êtes prêt.

-Nous le sommes. Il n'y a vraiment pas d'autre moyen ? Vous ne pourriez pas...je ne sais pas, vous arranger pour nous rejoindre ?

-Et manquer le feu d'artifice ? Je crains que nom, mon vieux. Ça a été un plaisir que de vous connaître. Dites au revoir aux autres pour moi... Marsters toussa, déglutit, s'essuya la bouche et vit qu'il avait craché du sang. Son bras blessé était devenu si bleui qu'il ne le sentait plus. Mais il n'en avait plus besoin, son autre main suffirait. Dès qu'il pousserait plus loin l'outil, qu'il atteindrait le cœur du train...

-Merci pour tout, Ken.

La voix d'Arthur tremblait, mais elle restait forte, et Kenneth pouvait sentir en elle une sorte de fierté résolue qui se mêlait à la souffrance.

-Sauvez-vous, Arthur. Et raconter notre histoire. Voyez ça comme le signal...

-Ken ? Kenneth ?

Mais Kenneth ne répondit pas ; il éteignit la radio, pianota de ses doigts valides sur plusieurs commandes, banda les muscles de son bras pour tourner une dernière valve, puis revint là où il avait enfoncé son outil. Tout autour de lui, il pouvait sentir la présence des créatures qui se regroupaient autour de la chaleur ; il pouvait sentir leur avidité pour cette dernière, il en était certain maintenant. Et il allait leur en donner.

D'un geste décidé, l'ingénieur appuya de tout son poids, et il sentit céder les derniers circuits délicats qui préservaient les machines d'une surchauffe fatale. L'explosion fut bien plus terrible que celle produite par l'appareil de Delgado et, tandis qu'il mourrait, Kenneth Marsters eut la satisfaction de savoir qu'il emportait autant de créatures avec lui qu'il en était possible.

C'était, il en convenait, ce qu'on pouvait appeler du bon travail.

 

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