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Lucie 88

Un passage dominical, y a pas d'raison!^^

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-Canton, est-ce que c'est vous ?

La silhouette de Martha Robbins se découpa dans le brouillard, et Canton Adams se dit qu'il aurait préféré qu'elle ne le retrouve jamais dans cet état. Assis par terre adossé à un arbre, il tenait sa cheville gauche à deux mains. Il leva la tête, usant de toute sa volonté pour masquer sa honte et la douleur qu'il ressentait.

-Qu'est-ce qui vous est arrivé ?

-Je me suis pris les pieds dans une congère. La neige a cédé sous mon poids, et je me suis tordu la cheville. On n'y voit rien, dans ce foutu brouillard...

Il n'était décidément pas fier de lui du tout. Il était censé être celui qui les guidait tous, pas rester les fesses dans le froid ! Il essaya de se relever, mais il dut abandonner presque aussitôt, la douleur étant bien trop importante. Il pensa à Sungmin, qui aurait aussitôt eu de quoi lui permettre de tenir le coup, mais cela lui fit encore plus mal.

-Laissez moi vous aider.

Martha se pencha vers lui et lui tendit un bras. Il pouvait lire l'inquiétude sur son visage -l'inquiétude pour sa fille- mais il vit aussi sa détermination, et il sut que jamais elle ne le laisserait derrière. Ce n'était tout simplement pas ainsi qu'elle fonctionnait. Il hocha la tête dans un remerciement muet, et accepta son aide. A eux deux, ils arrivèrent à le redresser tant bien que mal, et il pouvait maintenant rester debout tant qu'il ne mettait pas trop de poids sur sa jambe blessée.

-Vous pouvez marcher ?

-Il le faut. Je suis désolé, Martha.

-Ne dites pas de bêtises. Vous avez entendu Travers ?

-Je me dirigeais vers lui, du moins j'espère que la direction est bonne.

-Alors allons-y.

Martha n'avait pas besoin de parler de Lucie, Canton pouvait bien voir que l'enfant occupait toutes les pensées de sa mère. Mais pas plus qu'elle ne pouvait laisser Adams derrière, elle ne pouvait pas non plus abandonner qui que ce soit qui était en danger. Et peut-être...peut-être que Ed Travers avait trouvé sa fille, elle essayait de s'en persuader. Et le major sut qu'il faisait de même. Alors ils remirent en route dans la direction des cris, l'homme s'appuyant sur la femme pour avancer, priant pour qu'ils n'arrivent pas trop tard.

* * *

Perchée sur son petit rebord glacé, Lucie n'osait pas bouger un seul muscle, de peur de perdre son appuis. Mais plus que la peur, c'était la honte qui pesait sur son esprit, à la manière du major Adams. Elle était mortifiée de ses actions, et des conséquences que ces dernières risquaient d'avoir pour les adultes qui l'accompagnaient. Elle s'était éclipsée comme une voleuse, sans rien dire, parce qu'elle était persuadée de ne courir aucun danger dans ce monde qui la fascinant tant, et parce que l'attrait du brouillard avait été trop fort. Quand elle s'était mise en route, ce fut comme si ce dernier l'enveloppait pour mieux la guider, et pas un seul instant elle n'avait pris la peine de penser. De vraiment penser. Elle avait suivi son instinct, et ce au détriment de tous. De sa mère, qui devait être folle d'inquiétude. De colère contre elle-même, Lucie serra ses petits points et se mordit la lèvre. A peine trembla-t-elle qu'elle entendit la glace craquer, et elle se força de nouveau à rester immobile.

Pourtant, quelques minutes plus tôt, tout lui avait semblé tellement juste, tellement logique ! Elle ne comprenait pas pourquoi les autres avaient aussi peur de cet endroit, quand pour elle il n'était qu'une promesse de découvertes et de merveilles. Elle s'était crue invincible, comme lorsque le train avait été stoppé et que les créatures avaient attaqué. Lucie ne s'était pas sentie menacée, et elle-même ne savait pas pourquoi. C'était...comme ça, voilà tout. Elle n'était pourtant pas dépourvue d'un sens du danger, ni de bon sens -surtout pour son âge- mais c'était comme si son corps avait réagi avant son cerveau. Et celui-ci commençait doucement à reprendre un peu le contrôle, et à se poser des questions. Lucie était très douée pour se poser des questions. Par exemple, pourquoi était-elle si sûre que la surface ne lui voulait aucun mal ? Et pourquoi pensait-elle à la surface ainsi, comme à une personne plutôt que ce qu'elle était réellement, à savoir... et bien, Lucie ne savait pas. En fait si, elle avait l'intime conviction de le savoir, et c'était tout. Et dans sa fierté, ivre d'un tel sentiment d'immunité, elle avait cru pouvoir s'en sortir quoi qu'il arrive. Elle s'était trompée. La surface avait beau ne lui vouloir aucun mal, quel qu'en soit le concept qu'elle s'en faisait, mais ça n'empêchait pas Lucie de se faire du ma de son propre fait...comme en ne faisant pas attention où elle mettait les pieds.

Elle pouvait entendre monsieur Travers remuer au-dessus d'elle. En levant la main, elle aurait pu toucher ses jambes, mais elle n'osait toujours pas bouger. Elle était terriblement inquiète pour l'homme qui lui avait confié sa musique, et s'en voulait énormément de le savoir dans une situation pareille par sa faute. Elle ne savait pas que faire, se sentait terriblement impuissante et, pour la première fois depuis le début du voyage, elle avait vraiment peur.

-Lucie, tiens bon, on va trouver quelque chose... La voix de monsieur Travers se voulait rassurante, mais Lucie pouvait deviner la tension qui l'agitait. L'homme avait l'air de lutter de toutes ses forces pour rester cramponné au bord de la falaise, et il n'avait pas plus d'idées que Lucie sur la manière d'agir.

Inspirant profondément, elle joignit ses cris aux appels désespérés d'Ed Travers.

 

* * *

 

Arthur Kent courrait sans s'arrêter, malgré le souffle qui commençait à lui manquer, un point de côté et le froid qui lacérait ses poumons à chaque inspiration. Le rayon de sa lampe, agitée dans tous les sens par sa course, balayait le brouillard et la nuit droit devant lui. Il pouvait entendre une nouvelle voix se mêlant à celle de Travers, la voix d'une petite fille. Ses lunettes tressautant sur son nez rougi, il se focalisait entièrement sur l'origine des hurlements. Plus rien d'autre ne comptait, même pas la peur qui lui nouait l'estomac.

Plus loin, Canton Adams et Martha Robbins avançaient eux aussi de toutes leurs forces.

 

* * *

 

Ed Travers entendit hoqueter Lucie de terreur, et il sut pourquoi quand le grincement qui secouait le rebord monta jusqu'à lui. Même si la gamine faisait tout son possible pour ne pas bouger, la glace allait finir par céder. C'était sans-doute une question de minutes, voir de quelques dizaines de secondes. Ils n'avaient tous deux plus de temps à perdre. Le responsable des passagers n'en menait pas large non plus : une main fermement accrochée à la prise qui lui avait sauvé la vie, il avait réussi à saisir une racine de sa main libre. Mais il savait maintenant que le bois n''était pas fiable, et il s'attendait à ce qu'il se brise entre ses doigts à tout instant. Et il avait beau s'époumoner pour appeler à l'aide, personne n'était sur place. Il ne savait pas combien de temps il tiendrait ainsi, seul et suspendu dans le vide. Il avait plus d''une fois songé à utiliser ses dernières forces pour se hisser d'un grand coup dans le but de remonter : après tout il était encore bien assez haut pour réussir à se laisser retomber sur le sommet. Ce n'était pas l'envie qui lui en manquait, terrorisé comme il l'était, mais il ne pouvait tout simplement pas laissé Lucie comme ça.

Maudite gamine.

Soufflant entre ses dents, il pesait les options qui lui restaient, de moins en moins nombreuses et toutes extrêmement dangereuses. Mais s'il voulait aider la petite, il ne lui en restait au final plus qu'une seule. Il se maudit à voix basse, puis essaya d'adopter son ton le plus rassurant, celui qu'il utilisait toujours pour calmer les voyageurs à problèmes :

-Bon, ça va aller. Écoute moi bien Lucie : je me tiens bien au bord, et toi tu vas devoir bien te tenir à moi. Tu vas très doucement te retourner et saisir mes jambes. Tu vas te servir de moi pour grimper, d'accord ?

-Mais la glace va casser si je bouge trop...

-La glace va casser si on attend trop longtemps, et je ne peux pas attendre trop longtemps. Je commence à être un peu fatigué, tu vois... Tu vas faire ce que je te dis, tu vas grimper, et tout se passera bien.

-Mais...

-Tu peux le faire, petite.

-Et vous ?

-Ne t'en fais pas pour moi. Commence à grimper, vas-y !

Il y eut un silence, et Travers crut que Lucie allait refuser, les laissant tous les deux courir à leur perte, quand il sentit soudain des mains lui agripper les mollets, puis les genoux. L'enfant avec commencé son ascension, très lentement, sans mouvement brusque. Travers pouvait imaginer l'air concentré du visage de la fillette, et il s'en servit pour se donner du courage, lui qui n'en avait jamais beaucoup eu. Le poids de Lucie reposait maintenant presque entièrement sur lui, le tirant un peu plus vers le bas...et un terrible craquement retentit dans la nuit, accompagné du hurlement terrifiée de la fillette.

-Lucie !

Traver se sentit attiré dans le vide mais, contre toute attente, il tint bon, et il pouvait encore sentir la petite accrochée à ses jambes.

-Petite, ça va ?

-Oui.

-Très bien. Très bien... C'est parfait. Continue, allez, tu peux le faire !

Lucie ne perdit pas de temps, et continua de monter dans le dos de Travers. L'homme avait les muscles engourdis, et il peinait de plus en plus à maintenir sa prise, soufflant comme un bœuf. Mais il refusait de penser à autre chose qu'à l'enfant qui grimpait, il le devait.

-C'est super, l'encouragea-t-il. Tu te débrouilles comme une cheffe... Fais gaffe à la casquette quand tu arriveras en haut, d'accord ?

Il voulut continuer, mais la sensation de la racine qui commençait à craquer dans sa main l'en empêcha, et le remplit d'une terreur nouvelle. Vite, vite, pensait-il, craignant de perdre prise si le moindre son franchissait à nouveau ses lèvres. Lucie dérapa, et il la sentit serrer ses bras très fort autour de sa poitrine pour ne pas tomber, tirant un peu plus sur le bois gelé. Bon sang, à ce rythme, ils n'allait jamais y arriver, ils...

-Oh hé !

Une voix. Une lumière qui jaillissait au-dessus de leur tête.

-Oh hé ! Lucie ? Travers ?

-Kent ! Cette fois-ci, Ed ne s'empêchait pas de crier. Il le fallait. Kent, nous sommes là ! Prenez la gamine, grouillez-vous !

Levant les yeux, Travers vit le visage inquiet d'Arthur Kent qui se penchait au-dessus du vie. En les apercevant, l'écrivain planta aussitôt sa lampe dans la neige :

-Oh mon dieu ! Qu'est-ce que je peux faire ?

-La gamine, prenez la gamine ! Lucie, grimpe, tu y es presque !

L'enfant reprit son ascension, Travers pouvait maintenant sentir ses bras autour de son cou. Mais la prise était moins assurée, et il devinait que les forces de la petites déclinaient. Il ne lui restait plus qu'une chose à faire.

-Attrapez la Kent, attrapez la ! Quoi qu'il arrive !

De toutes les forces qui lui restaient, Ed Travers tira sur la racine et en profita pour se hisser vers le haut, mettant du même coup la petite à portée d'Arthur Kent. Il sentit un poids lui être ôté des épaules quand Arthur s'empara de l'enfant, et il sut qu'elle était en sécurité. Grâce à lui. C'était tout ce qui comptait quand la racine céda sous son poids, et qu'il se sentit basculer dans le vide. Dans un dernier coup regard, il vit le visage en larmes de Lucie Robbins couchée sur le sommet qui tendait désespérément les mains dans le vide, vers lui, tandis qu'Arthur Kent la retenait.

Ed Travers, qui avait donné de la voix toute sa vie, ne cria même pas.

 

 

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