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Lucie 93

La fin se rapproche de plus en plus sérieusement, on y arrive, on y arrive...

 

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-Allez, plus vite !

Lucie déblayait les rochers de petite taille aussi vite qu'elle le pouvait, essayant sans répit de bouger les plus gros qui se dressaient sur son chemin. A ses côtés, Arthur Kent faisait de son mieux, mais le passage n'était toujours pas assez élargi pour permettre à Martha de les rejoindre. Aux premiers coups de feu, les deux rescapés avaient redoublées d'effort. Malgré la peur qui le tenaillait à chaque hurlement poussé par l'une de ces créatures, Kent n'abandonnait pas, bien décidé à n'abandonner ni la mère ni la fille qui comptaient sur lui. Mais il ne pouvait pas aller plus vite que la musique, et à son grand désespoir il craignait fort de ne pas achever cette tâche avant qu'il ne soit trop tard. Il ne savait pas comment l'expliquer à Lucie, et il ne se voyait pas lui dire qu'il leur faudrait peut-être laisser sa mère derrière. Une telle éventualité était à ses yeux impossible, même si elle aurait paru sensée. Sans un mot, il continua de creuser.

 

* * *

 

La cible de Canton Adams s'écroula, roula sur le flanc et bascula dans le ravin avec un dernier sifflement de douleur. Prudentes, les autres reculèrent le long de la paroi. Le chemin était trop étroit pour qu'elles avancent à deux de front, et elles étaient obligées d'avancer l'une derrière l'autre, en file indienne. Régulièrement, l'une d'entre elle bondissait contre le flanc de montagne, essayant d'y trouver une prise avec ses griffes qui lui permettrait d'avoir l'avantage de la hauteur. Debout sur rocher qui avait roulé plus loin, la meneuse coordonnait les assauts de ses cohortes avec de gracieux mouvements de cou et de tête entre deux hululements perçants. Le premier animal qui avait voulu s'élancer sur le major gisait à quelques mètres de celui-ci, mort. Il avait fallu une rafale plutôt conséquente pour le mettre à terre, et les munitions commençaient à manquer. Adams ne savait pas combien de temps il pourrait tenir ainsi, mais il avait la ferme intention de le faire le plus longtemps possible. Il était le dernier rempart entre les autres rescapés et la meute affamée : il était fait pour protéger, et il le ferait jusqu'à son dernier souffle. Restait à savoir si cela serait suffisant. Pour Kent, pour Lucie...et pour Martha. Il pouvait l'entendre tour à tour l'admonester et l'encourager à travers la roche, et à l'idée qu'elle puisse disparaître, il pouvait sentir son cœur fatigué se serrer, source d'une douleur encore plus insupportable que celle qui s'étendait depuis sa jambe.

-Où en sont-ils ?demanda Adams, ses yeux ne quittant pas les mouvements encore indécis des monstres qui occupaient le chemin.

-Pas vraiment de progrès. Canton, je ne sais pas s'ils pourront ouvrir le passage avant qu'il ne soit trop tard.

-Il le faut, ils...

-Ils font ce qu'ils peuvent. Et vous aussi. Il n'y a que moi pour être coincée ici...

-Martha, vous ne pourriez rien...

-Ne dites pas que je ne peux rien faire, je vous l'interdis ! Il s'agit de ma fille, de l'autre côté, et je refuse qu'elle meure parce que je me retrouve prisonnière, incapable de faire quoi que ce soit pour elle !

Des crissements de griffes sur la glace les interrompirent : une créature courrait droit sur le major. Celui-ci braqua son arme, prit le temps de viser au mieux et fit feu. Des cris de douleurs percèrent la gorge de l'assaillant...qui poussa aussi une sorte de gargouillis triomphant en se laissant tomber. Profitant de la couverture offerte par son corps, un autre monstre l'avait suivi et sautait maintenant par-dessus celui qui s'était sacrifié pour permettre cette avancée. Canton remontait déjà le canon de son fusil, mais trop tard pour tirer : dans un réflexe de pur survie, il tendit son arme à l'horizontale devant lui, et ce fut sur le métal froid que se refermèrent les mâchoires mortelles. La créature lui avait bondit dessus, et le choc vida l'air de ses poumons, le plaquant douloureusement contre les arrêtes rocheuses qui s'enfoncèrent dans son dos, déchirant un peu plus son épaisse combinaison de survie. Grognant, essayant de recouvrer son souffle, Adams luttait contre le prédateur avec l'énergie du désespoir : le museau effilée aux dents acérées se trouvait à quelques centimètres seulement de son visage...et il ne lui faudrait pas longtemps pour se reprendre, et se jouer des piteuse tentatives de défense de l'humain blessé. Et après, ce serait la curée.

 

* * *

 

Martha Robbins assista à la scène à travers l'ouverture, et sut aussitôt qu'elle avait pris sa décision. La plus difficile qu'elle ait jamais eue à prendre, et la souffrance fut telle qu'elle crut un instant qu'elle allait changer d'avis et rester prostrée là, sous des tonnes de gravats, tandis que les monstres dehors ne feraient qu'une bouchée des survivants du train. Mais son choix était fait, elle voyait clair, et elle ne pouvait se laisser ronger par le doute. Pas quand la vie de sa fille était en jeu. Elle se sentait aussi décidée -et terrifiée- que le jour où elle avait fui le père de Lucie avec cette dernière. Mais elle avait aussi la même rage au ventre. Une rage de vivre incroyablement puissante, entièrement tournée vers Lucie. Elle regarda autour d'elle, vit une fois de plus qu'il faudrait bien trop de temps pour lui permettre de sortir du côté de Lucie et Arthur, et que la structure bancale semblait bien plus fragile de l'autre côté. Parfait. Mais avant de mettre son plan à exécution, il lui restait une chose à faire : la plus terrible de toute.

S'avançant dans la pénombre, elle vint se coller contre la terre et la neige ; elle pouvait entendre les efforts des deux personnes qui essayaient désespérément de la dégager. Elle pouvait voir clairement dans son esprit l'air déterminé de sa fille, et fut emplie de fierté à l'idée de savoir que c'était elle qui le lui avait transmis. Elle avait fait de son mieux toutes ces années, seule, non seulement pour prendre soin de cette enfant, mais aussi pour lui apprendre à devenir quelqu'un de fort, de juste et qui ne se laisserait jamais abattre. Il était temps de mettre ces leçons en pratique une dernière fois.

-Lucie ma chérie, appela-t-elle à travers les interstices qui se devinaient dans les décombres. Ecoute-moi, je sais que tu es quelqu'un d'incroyablement courageux, mais il va te falloir l'être encore plus, maintenant...

-Maman ? Attends, ne bouge pas, on va te sortir de là ! Tu verras !

-Je n'en doute pas, ma puce. Si tu avais le temps... Mais tu ne l'as pas. Personne ne l'a. Il va falloir que tu m'écoutes, et que tu m'écoutes bien, d'accord ?

-D'accord.

-Bien. C'est très bien. Le major Adams, de l'autre côté, est en train de tout faire pour nous protéger. Pour te protéger toi. Mais il ne va pas y arriver, pas tout seul, et je ne peux pas le laisser comme ça. Il faut que je fasse quelque chose, tu comprends ? Parce que sinon, les monstres vont gagner, ils vont venir et ils vont nous...te faire du mal. Tu te rappelles quand on est parties, lorsque tu étais petite ? Il faut que tu pares aujourd'hui aussi. Seulement... Martha ravala sa salive, les yeux humides de larmes. Mais sa résolution ne faillait pas : elle faisait tout pour. Seulement je ne pourrai pas venir avec toi. Tu vas partir avec Arthur, d'accord ? Vous vous occuperez l'un de l'autre.

-Je ne vais pas partir sans toi, maman !

-Martha... La voix de Kent, remplie d'émotion. Mais Martha ne laissa ni l'une ni l'autre la faire flancher. Elle ne pouvait pas se le permettre.

-Je ne vous rejoindrai jamais avant, Arthur. Vous le savez aussi bien que moi. Si nous attendons ici, nous mourrons tous dans les prochaines minutes... Canton... Le major a besoin d'aide. A nous deux, nous gagnerons un petit peu plus de temps. Il faut que vous l'utilisez pour partir, aussi loin et aussi vite que possible. Vous connaissez la direction, amenez ma fille en sécurité. Je vous la confie, Arthur !

-Maman, non !

-Arthur ? Vous m'avez comprise ? Je vous confie mon enfant. Nous n'avons pas le choix Arthur, vous m'entendez ?

-Je comprends, Martha. Le ton de l'écrivain était triste mais, à son grand soulagement, Martha pouvait entendre la résolution dans sa voix. Ce que vous faites... Ça ne sera pas pour rien, je vous le promets.

-Merci Arthur. Merci pour tout.

-Maman, non, arrête ! Maman !

Même pendant leur période la plus noire, Martha n'avait jamais entendu sa fille aussi paniquée, aussi désespérée, aussi fragile. Chacune de ces constations lui brisait un peu plus le cœur, mais ce dernier n'avait plus d'importance. Seul comptait la vie de sa fille, et si elle devait blesser le cœur de cette dernière dans la foulée, elle le ferait. Lucie comprendrait, un jour. Elle comprendrait.

-Je vais devoir te laisser maintenant, ma chérie. Elle luttait pour conserver une voix forte, sure d'elle. Tu vas partir avec Arthur, tu vas prendre soin de lui... Je compte sur toi, Lucie. J'ai toujours compté sur toi, et jamais je n'ai eu à le regretter. Je suis fière de toi, tu le sais ça ?

-Oui, oui je sais, mais...

-Tu te rappelles lorsque tu étais malade, petite ? Tu étais déjà très courageuse, mais quand tu étais vraiment au plus mal, je restai avec toi toute la nuit pour repousser les ombres. Pour qu'elles ne nous rattrapent plus jamais, toi et moi. C'est ce que je suis en train de faire. Je repousse les ombres. Seulement, cette fois je ne pourrai pas rester avec toi. Rappelle toi de ça, et rappelle toi combien je suis fière de toi, que tu sois ma fille, que tu deviennes une personne aussi exceptionnelle...

-Maman, arrête !

-Je ne peux pas ma chérie, je ne peux pas... Cette fois, Martha ne pouvait retenir ses larmes. Il faut que tu coures, Lucie. Que tu coures le plus loin possible d'ici. Et que tu n'oublies jamais qui tu es. A quelle point tu es une petite fille incroyablement forte. Non, à quelle point tu es déjà en train de devenir une femme incroyablement forte. Deviens cette femme pour moi, Lucie.

Pour toute réponse, Martha n'eut cette fois-ci droit qu'à des sanglots déchirants, et aux grattements étouffés des petites mains de l'enfant qui essayaient toujours d'atteindre sa mère à travers la roche et la glace.

-Il faut que tu coures, répéta Martha. Pour moi. Je t'aime. Je t'aime plus que tout.

-Maman !

-Arthur, je vous en prie...

-Ce fut un honneur, Martha. Merci à vous. Pour tout. La formule paraissait étrange en une telle circonstance, mais également appropriée de la bouche de quelqu'un comme Arthur Kent.

-Non, lâchez moi ! Laissez moi ! Maman, maman !

-Je t'aime. Cours ! Courez tous les deux !

Martha posa sa main à plat contre les gravats, comme pour atteindre sa fille de l'autre côté. Cette enfant qu'elle forçait à laisser sa mère derrière elle. A l'idée d'être à jamais séparée de Lucie, elle eut l'impression qu'une lame froide et mortelle s'abattait pour trancher un lien si profond, si intime, si fort qu'elle eut l'impression qu'on lui arrachait chaque cellule de son corps, chaque particule de son âme, la condamnant à perdre à jamais cette autre vie qui faisait partie d'elle-même. Mais elle n'avait pas le choix, pas si elle voulait préserver cette vie. Et si tout se déroulait comme prévu, jamais ne durerait pas très longtemps. Mais qu'il s'agisse de quelques secondes ou de quelques minutes, il s'agirait d'une éternité pour cette mère privée de sa fille. Les larmes coulant maintenant sans retenue le long de ses joues, Martha Robbins écouta les cris et les supplications bouleversées de sa fille jusqu'à ce qu'elles ne soient plus que des échos perçants dans le vent qui se levait au sein du brouillard, tandis qu'Arthur Kent l'emmenait au loin, et à l'abri. Et pour la première fois depuis plus de dix ans, Martha fut irrévocablement, et désespérément, seule.

 

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