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Lucie 96: final

Et voilà. Ça y est. J'avais décidé de mettre ici le dernier bloc d'un coup...et voilà qui est fait. L'aventure de Lucie se termine enfin, me laissant avec la curieuse sensation d'avoir accompli ce récit et d'avoir été jusqu'au bout de la chose. Merci à tous ceux qui auront suivi jusqu'au bout: n'hésitez pas à me dire ce que vous en aurez pensé, en bien ou en mal. Avec Lucie, je n'avais pas l'intention d'en faire un roman, une œuvre particulière ou un travail pleinement abouti. J'avais uniquement le désir d'enfin mettre en mot une histoire qui me trottait depuis longtemps dans la tête, et de la mener jusqu'au bout. C'était là ma seule préoccupation. Et, qui sait, peut-être est-ce là une nouvelle pierre pour un nouveau départ, pour quelque chose de plus abouti. Un jour, qui sait? Quoi qu'il en soit, même si ce fut long, même si ce fut parfois laborieux et sporadique, même si ce n'est pas le récit de ma vie -ce n'était pas le but, encore une fois- ce fut une expérience intense et plutôt agréable, ne serait-ce que pour m'être ainsi laissé porté par quelques idées qui ont évoluée d'elle-même sous mes doigts, comme dotées d'une vie propre (pour tout dire, au début je pensais sérieusement que moins de cinquante pages suffiraient largement pour couvrir ce que j'avais envie de dire; c'est avec étonnement -et plaisir- que j'ai vu tout ceci se développer sous mes doigts d'une manière qui m'a semble organique).

 

Alors voilà, Lucie s'est terminé, et c'est pour moi aussi plaisant qu'étrange. Étrange d'avoir menée à son terme l'histoire de tous ces personnages, personnages que je laisse dernières mois après les avoir vu prendre vie sans même y avoir réfléchi de base. Une fois encore, merci à tous ceux qui auront lu jusqu'au bout. Et, sur ce, je vous laisse avec le final de cette petite épopée, que je n'aurais pas cru voir vivre ainsi il y a un an encore! :)

 

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Le jour avança, projetant les rayons d'un soleil pâle sur le monde gelé. La brume s'était totalement dissipée, et le ciel était d'un bleu dépourvu du moindre nuage. De grisâtre et flou, le monde était devenu uniforme, le bleu et le blanc se confondant en un tout froid et dépourvue de vie. Le silence régnait, jamais troublé par le chant d'un oiseau ou le son d'un animal se déplaçant entre les arbres. Ces derniers étaient les seuls représentants visibles de cet écosystème mystérieux, et on aurait pu croire les péripéties des derniers jours inventées, peuplées de créatures chimériques nées des récits des piliers de comptoir du bistrot où avait travaillé Martha Robbins. Mais il n'en était rien : il suffisait de voir la carcasse du train, semblable à une baleine échouée sur ses propres rails de fer. Le cadavre -car c'était là bien les restes de quelque chose qui, d'une certaine façon, avait été vivant pour ceux qui l'avaient emprunté- reposait maintenant dans la neige qui ne tarderait pas à balayer les traces meurtrières. Les parois de métal étaient couvertes d'un givre qui continuait de s'étendre, et qui ne s'arrêterait pas avant d'avoir recouvert l'engin d'une fine gangue de glace. C'était comme si Éclat avait décidé de phagocyter les restes de ce monstre de fer qui avait impunément parcouru sa surface pendant plus d'un siècle. De même que ses habitants : déjà, on ne discernait plus les corps de John Horst et de Diego Delgado. Les yeux du vieux prêtre avait à jamais été recouverts après avoir enfin pu voir les étoiles du ciel qu'il avait toujours rêvé.

 

Plus loin il ne restait qu'un peu de sang sur la neige, dernière trace écarlate des combattants qui avaient sacrifié leur vie pour permettre à leurs camarades de s'enfuir. Le blanc avait recouvert le reste, en un petit monticule mortuaire improvisé au sommet de la colline, sous le couvert des premiers arbres. De leurs assaillants qui n'avaient pas survécu pour continuer leur traque, on devinait les écailles qui brillaient faiblement entre les plumes. La surface avalait ses propres enfants.

 

Quant à la montagne qui avait semblé jaillir de nulle part dans le brouillard, elle se dressait majestueusement au-dessus du ravin, surplombant le chemin étroit qui avait été la dernière issue de secours d'un petit groupe de survivants déjà fortement diminué. Un tas de gravats plutôt impressionnant bloquait maintenant le passage, recouvrant de roches et de neige les corps de ceux qui s'étaient opposés dans un dernier affrontement. Une queue reptilienne pouvait être vue dépassant de l'éboulis et, en regardant bien, on pouvait voir autre chose dépasser de la neige : des doigts entremêlés, deux mains unies dans la mort. Et, de l'autre côté du barrage destructeur, des traces de pas qui finissaient de s'estomper. Deux paires de pieds, l'une plus grande que l'autre, qui cheminaient côte à côte, loin de la montagne, loin de la mort. Où du moins leurs propriétaires l'espéraient-ils, guidé par leur instinct de survie et leur volonté d'arriver à bon port. De retrouver la chaleur et la sécurité de la civilisation et, d'enfin, laisser les terribles événements de ces derniers jours les rattraper et de se permettre de pleurer. Pour le moment, c'était un luxe qu'ils ne pouvaient pas se permettre ; les larmes auraient aussitôt gelé, de toute façon. Et puis ils devaient de raconter ce qu'ils avaient vécu : le sabotage, les mots de Delgado, les créatures qui rôdaient à la surface, l'infection qui avait rongé plusieurs de leurs camarades, et de tout ce que la surface recelait et dont personne ne parlait jamais au sein de l'Hégémonie. Et pourtant, cette dernière ne pouvait pas être à ce point dans l'ignorance : pour Arthur Kent, il y avait bien trop de points dans cette histoire qui ne se relaient pas entre eux. Oui, il se devait de raconter tout cela, de faire éclater la vérité, d'une manière ou d'une autre.

 

Quant à Lucie Robbins, elle avançait parce qu'elle ne pouvait pas regarder en arrière. Car lorsqu'elle s'y essayait, c'était pour apercevoir les fantômes des adultes qui étaient morts, de ceux qui s'étaient sacrifiés pour qu'elle vive, et sa mère marchait en tête, sortant du bleu qui recouvrait tout. Alors l'enfant ignorait la souffrance de ses muscles endoloris, sa tête qui lui faisait mal, la fatigue, la faim et le froid ; elle ne ressentait toujours pas ce dernier, mais elle pouvait deviner sa présence, presque vivante. Et il avait décidé de les rattraper.

 

 

 

* * *

 

 

 

La respiration d'Arthur Kent était de plus en plus sifflante, chaque pas lui donnant l'impression de cracher un peu plus ses poumons. Vu le gel qui les habitait, il aurait aussi bien pu se les arracher par la gorge et les brandir devant lui, dans le vent et le froid. Le terrain ne lui facilitait pas les choses : la neige était ici tellement épaisse qu'il devait faire tous les efforts du monde pour en extirper chaque pied pour continuer d'avancer. A côté de lui, Lucie peinait tout autant, si ce n'était plus : la neige lui arrivait presque aux genoux. Mais elle ne se plaignait pas, et Arthur en était impressionné ; il s'efforçait de suivre son exemple, conscient qu'il était le seul adulte qui restait pour guider cette enfant, même s'il avait au fond de lui l'impression que c'était l'inverse. Ils n'avaient presque pas échangé un mot, se contentant d'avancer au fur et à mesure que la journée faisait de même, essayant de couvrir le plus de distance avant la nuit. Devant eux, l'horizon s'étendait à perte de vue : seul un arbre isolé dressé ici et là leur donnait l'impression de bouger et de ne pas marcher éternellement en rond dans leur enfer gelé. Derrière eux, la montagne était leur seul point de repère, imposante et immuable, et pour Arthur et Lucie, le témoin de la mort de leurs derniers protecteurs.

 

Arthur ne savait pas combien de temps ils avaient marché ainsi, ne s'arrêtant que brièvement pour manger une toute petite part des dernières provisions qu'il leur restait, ou pour boire un peu de leur eau, celle qui n'avait pas encore gelé dans leurs bouteilles thermiques. L'écrivain concentrait son esprit engourdi sur une seule chose : la direction à suivre. Il n'aurai su dire si les minutes étaient des heures, ou si les heures étaient des minutes. Il avait perdu toute perception du temps, et seule son idée fixe le guidait encore. Ça, et l'enfant silencieuse qui marchait à ses côtés.

 

Et puis le soleil commença déjà à se coucher, la nuit qui tomber projetant des ombres sur la neige tout autour d'eux. Pendant un bref instant hors du temps, une lueur orangée baigna les alentours, plongeant le monde dans une lumière surréelle et incroyablement belle : ne serait-ce que parce que pour un moment, il y avait autre chose que le bleu et le blanc. Homme et enfant restèrent immobiles, à observer ce paysage qui leur coupait le souffle, la main dans celle de l'autre.

 

-Ça, je ne regrette pas de l'avoir vu...  souffla Kent, surpris lui-même d'entendre sa propre voix après une journée de silence.

 

-Vous l'écrirez ? demanda Lucie, qui semblait aussi surprise que lui, même si le ton de sa voix restait calme.

 

-Oui.

 

-Moi aussi.

 

Et, sans un mot de plus, ils se remirent en route. Ils marchaient de plus en plus lentement, leurs jambes lasses, leurs esprits engourdis. La nuit prenait ses quartiers, plongeant le décor dans une obscurité d'un bleu profond qui se reflétait sur la neige. Les sifflements d'Arthur s'intensifiait à chaque nouveau mètre parcouru, et il avait de plus en plus de peine à garder un rythme soutenu. Ses pas étaient traînants, ses gestes gourds, et il sentait le froid persistant relever enfin son lourd tribut. Lui rappelant que personne n'était sensé se retrouver aussi longtemps à la surface, comme l'avaient compris leurs ancêtres avant de se réfugier dans les profondeurs du monde. Et pourtant, Lucie ne semblait toujours pas plus affectée par ces conditions extrêmes, mais Arthur avait renoncé à en comprendre les raisons. C'était un mystère qui devait attendre, et il se félicitait de la résistance de la fillette. C'était elle qui lui donnait le courage d'avancer...jusqu'à ce qu'il n'en puisse plus. Apercevant un arbre au tronc épais et aux larges branches, il puisa dans ses dernières ressources pour l'atteindre ; il avait l'impression que ses membres étaient de glace, et qu'il pouvait les entendre craquer à chaque fois qu'il les faisait bouger, comme s'il était à deux doigts de se briser en mille morceaux. Raide et gauche, l'homme parcourut la distance qui le séparait du tronc avec peine. L'atteignant enfin, il se laissa glisser dos contre lui, s'asseyant lourdement sur les racines dures comme la pierre qui dépassaient de la neige.

 

-J'ai...besoin d'une pause.

 

L'air grave, Lucie hocha la tête sans un mot. Elle était fatiguée elle aussi ; il n'y avait pas que le froid pour diminuer leurs réserves. Elle s'assit à son tour, se blottissant contre l'homme à la respiration laborieuse. Pâle et maladif, il avait l'air particulièrement atteint par le climat, et les efforts de la journée étaient venus à bout de ses maigres forces. Il passa une main fatiguée sur le bonnet de l'enfant, dans un geste qu'il voulait réconfortant, pour elle comme pour lui.

 

-On...ne pourra pas marcher toute la nuit de toute façon. Il va bien...falloir...qu'on se repose.

 

Là aussi, Lucie acquiesça en silence. Un mince sourire naquit sur les lèvres bleuies de l'écrivain :

 

-Je vais fermer...les yeux quelques instants. Il faut que je dorme. Et que...que je réfléchisse à ce que je vais bien pouvoir écrire. Ne t'inquiète pas.

 

-D'accord, finit-elle par répondre. Je vais essayer de dormir aussi.

 

-On repartira après. On...ne doit pas plus être très loin. Et on sera...vite au chaud toi et moi, tu verras. Je l'ai...promis à ta mère.

 

Arthur regretta aussitôt d'avoir mentionné Martha ; Lucie n'avait pas parlé de sa mère depuis qu'ils s'étaient enfuis en la laissant derrière. Mais elle ne réagit pas, se contentant de se serrer plus fort contre l'homme.

 

-Oui, promis...murmura-t-il pour lui-même, concentrée sur cette unique pensée. Mais il était si fatigué, et il avait si froid : il ne sentait presque plus ses extrémités, et il ne savait pas combien de temps il tiendrait encore dans ces conditions. A côté de lui, il vit Lucie sortir de ses affaires l'appareil à musique que Ed Travers lui avait confié, et il sourit à nouveau. La gamine s'en sortirait, elle était forte. Il aurait donné n'importe quoi pour un peu de musique lui aussi, ou la force et la dextérité nécessaire pour manier sa plume. Tout ce qui aurait pu lui occuper l'esprit, l'apaiser. Lui faire oublier ce froid glacial qui semblait envelopper jusqu'à chacune de ces cellules, s'étendant de l'intérieur pour rejoindre celui de la surface. Il n'avait pas besoin de se voir pour savoir que toute couleur avait déserté son visage. La sensation de son nez ou de ses oreilles n'était plus qu'un souvenir fugace, et ouvrir les yeux lui demandait un effort incroyable. Alors il décida de les laisser fermés, espérant goûter au repos qui lui permettrait de recouvrer des forces. Il n'eut même pas l'énergie de manger ou de boire : seul la promesse d'un sommeil lourd le guidait. C'était à peine s'il sentait Lucie contre lui lorsqu'il décida enfin de s'abandonner à la fatigue, au froid et à la nuit. Et à un dernier rêve de lumière et de chaleur, qui faisait naître en lui des mots qu'il n'aurait jamais plus la chance de raconter.

 

 

 

* * *

 

 

 

Lorsque Lucie se réveilla, le soleil était à nouveau haut dans le ciel, et baignait d'une lumière morne le paysage désolé. Elle bailla à s'en décrocher la mâchoire, s'étirant pour délasser petit à petit ses muscles douloureux. La nuit n'avait pas été très confortable, mais elle avait trop fatiguée pour s'en soucier. Le temps était clair, et elle plissa ses yeux ensommeillés pour les protéger des reflets blafards qui dansaient sur la neige. Le silence régnait, pareil à la veille, si ce n'était la même chanson qui continuait de tourner en boucle dans ses écouteurs, et la respiration pénible d'Arthur Kent. Et c'est seulement lorsqu'elle se fit cette réflexion qu'elle réalisa qu'elle ne l'entendait plus. Le froid saisit son cœur, un froid qui n'avait rien à voir avec la température, et elle saisit le col de la grosse veste de l'écrivain pour le secouer frénétiquement de ses petites mains. En vain : l'homme ne bougeait plus, sa poitrine était immobile et ses yeux fermés recouverts de givre sous ses lunettes. Il avait l'air incroyablement paisible malgré la pâleur de sa peau. Ses cheveux, éternellement en bataille, se cassèrent sous les doigts de Lucie lorsqu'elle voulut y glisser ses doigts gantés. Arthur Kent avait trouvé le repos, et la fillette sut qu'il ne s'en relèverait jamais. Éclat avait réclamé sa dernière victime.

 

Lucie ne pleur pas : elle n'avait plus de larmes en elle. C'était comme si le froid, au lieu de l'atteindre physiquement, avait fini par l'assécher de l'intérieur. Elle se sentit révolté par la sécheresse de ses yeux, et donna plusieurs coups de pieds violents dans la neige, faisant voler les flocons alentours. Puis elle se laissa tomber à genoux aux côtés de l'écrivain, avant de se blottir contre lui comme elle l'avait fait la veille, avant de s'endormir. Elle resta ainsi longtemps, accablée de fatigue, de colère et d'une tristesse qu'elle était tout bonnement incapable d'exprimer ; elle s'en voulait énormément pour cela. C'était normal qu'elle ne ressente pas le froid : elle-même était froide, à sa place dans ce monde gelé. Reprendre la route lui paraissait aussi impossible que ridicule : elle ne savait pas où aller, et elle était seule désormais. Elle n'avait personne pour l'accompagner et l'encourager dans son périple, et même sa mère s'était inutilement sacrifiée pour elle. Lucie enfonça son visage dans la veste de l'écrivain, les écouteurs glissant autour de son cou. Elle ne bougea plus, décidée à ne plus faire le moindre effort, saisie d'un profond sentiment d'inutilité...et de désespoir. Elle voulait rester ici, aux côtés du corps de son ami, et ne plus jamais repartir ; elle aussi voulait s'endormir ici pour de bon, s'offrir le délicieux luxe de l'abandon.

 

Elle ne sut combien de temps elle resta ainsi, prostrée sur elle-même, quand un bruit lui fit relever la tête. Un sifflement étrange qu'elle connaissait, et qui réveilla la peur qui s'étaient éteinte en elle. Devant eux, campé sur ses deux pattes, la créature qui avait mené les autres les regardait, elle et le corps d'Arthur Kent. Elle pouvait voir la poitrine de l'animal se soulever, et sa tête se balancer au bout de son long cou d'oiseau. La gueule entrouverte sur deux rangées de dents pointues, elle n'avait pas l'air au sommet de sa forme : de nombreuse blessures parcouraient son corps meurtris, et l'une de ses pattes avant pendant sans vie dans le vide. Du sang séché recouvrait son crâne et son museau, déformés par la roche qui avait dû lui dégringolé dessus. Tout doucement, en silence, Lucie se colla dos au tronc, serrant contre elle le bras amorphe d'Arthur. Elle ne laisserait pas le monstre le réclamer, jamais. Avec un air de défi, elle dévisagea la créature, cherchant ses yeux cruels animés d'une intelligence bien à eux. Et au lieu d'avancer, elle se contenta de rester là, rendant son regard à l'enfant. Elles restèrent toutes deux à s'observer ainsi un long moment, avant que le monstre ne se décide à faire les deux pas qui la séparaient de Lucie. Cette dernière banda ses muscles, prête à affronter sa fin, mais l'autre se contenta de baisser son museau pour venir renifler la tête de la fillette. Le souffle chaud de sa respiration fit danser les mèches de cheveux qui dépassaient du bonnet, et ce fut tout. La créature releva la tête vers le ciel, poussa un dernier de ses hululements si caractéristiques, et continua son chemin, disparaissant dans le blanc de la neige.

 

Interdit, Lucie resta encore longtemps sans bouger, son petit cœur battant furieusement dans sa poitrine. Et lorsqu'elle comprit à quel point elle était soulagée, elle sut qu'elle était encore vivante. Et qu'elle avait plus que jamais envie de le rester. Les souvenirs de sa mère et des autres adultes qui étaient morts s'imposèrent aussitôt à son esprit, mais cette fois elle comprit à quel point ils s'étaient sacrifiés pour permettre à ne serait-ce que l'un d'entre eux d'arriver à bon bord. En l’occurrence, cette tâche revenait à Lucie, et elle ne pouvait pas les décevoir. Et plus que de simplement réussir à se mettre à l'abri, il lui revenait de comprendre ce qui avait bien pu leur arriver. Elle ressentait toujours en elle cet appel de la surface qui l'avait habitée toute sa vie, et en elle la sensation d'enfin se sentir à sa place, ici, dans le monde extérieur. Dans le froid qui ne l'atteignait pas, et comme guidée par une voix profonde qu'elle seule était capable d'entendre. La connexion instinctive qu'elle partageait avec ce monde étrange et hostile ne lui faisait pas peur ; dès le début, elle l'avait su. Maintenant, il lui fallait comprendre. Pour tous ces soldats qui étaient morts pour protéger des gens qu'ils ne connaissaient pas, pour la gentillesse de gens comme monsieur Horst, monsieur Marsters et même monsieur Travers, pour la force de Canton Adams qui les avait mené le plus loin possible, pour Arthur Kent qui ne l'avait pas abandonnée jusqu'au bout, et pour sa mère. Sa mère qui l'avait abandonnée, mais pour mieux la sauver. Qui avait tout fait, donner tout ce qu'elle pouvait pour protéger sa fille jusqu'au bout, comme elle l'avait toujours fait. Et pour cela, Lucie ne pouvait pas se laisser mourir ici, dans les bras de son ami mort. Elle était toujours ravagée par la tristesse, et elle ne comprenait pas pleinement tout ce qui lui arrivait, mais elle savait qu'elle voulait vivre. Pour les autres, si ce n'était pour elle. Car tant qu'elle respirerait encore, elle pourrait tous les faire vivre avec elle.

 

Alors Lucie Robbins -plus que jamais habitée par le sang de sa mère- se releva, épousseta la neige cristalline de sa tenue, et déposa un baiser sur le front glacé et inerte d'Arthur Kent. Dans son sac, elle mit toutes les provisions qu'elle put trouver, et se débarrassa de tout ce qui ne lui serait pas nécessaire. Et puis elle regarda autour d'elle, ne sachant pas où aller dans cette immensité...et se dit que cela n'avait pas d'importance. Quelque part, elle avait le sentiment que son périple ne faisait que commencer, et puis elle était ici chez elle. Plus que n'importe où ailleurs, elle le sentait ; plus que dans le train, plus qu'elle ne l'aurait été à Haven, et même plus que dans le petit appartement du complexe qu'elle avait occupé avec sa mère ou plus que le bistrot où elle écoutait les yeux ronds les histoires des clients. Elle avait l'impression de revenir à la maison. Derrière elle, dans la neige, reposait le baladeur d'Ed Travers, et des écouteurs s'échappait la même chanson qui continuait de tourner en boucle. Là où elle irait, Lucie n'aurait plus besoin de musique. Elle la laissait à Arthur Kent, pour l'accompagner dans son dernier sommeil jusqu'à ce que la batterie s'épuise, comme une dernière promesse qu'elle faisait à son tour à l'écrivain. Il n'y avait plus que ses petites traces de pas dans la neige, derniers témoins de sa présence en ces lieux. Les yeux tournés vers l'avant, s'abandonnant complètement à son instinct, Lucie Robbins se remit en route, avec l'impression grandissante d'enfin rentrer à la maison qui l'appelait. Où qu'elle soit.

 

Sans un regard en arrière, l'enfant s'en alla dans le bleu.

 

FIN


Bande son finale (générique!^^), ou la musique du baladeur (Only The Horses - The Scissors Sisters):
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