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Où ce n'est pas une promesse, mais au moins un début

 

 

Thème: How Far We've Come - Matchbox Twenty


podcast

 

 

Jorgen Haz se servit une tasse de café bien chaud, comme il le faisait tous les matins depuis bientôt quarante ans. C'était pour lui un rituel immuable, plus sacré encore que le contrôle des générateurs ; il était convaincu qu'il mourrait bien plus rapidement d'un manque de caféine que d'un manque d'électricité. Et puis s'il y avait une panne, qu'elle survienne aujourd'hui comme demain ou dans trois semaines, il se voyait mal y remédier sans l'immanquable breuvage coulant dans ses veines. Et c'était pareil pour tous les autres habitants de la ferme jugés assez grand pour prétendre avoir droit à la source de vie : tous ou presque préférerait affronter trois jours et trois nuits plongés dans le froid et le noir plutôt que de se priver de café. Si l'on pouvait encore appeler café le liquide noirâtre qu'ils ingurgitaient tous dès qu'ils en avaient l'occasion. Il s'agissait plus d'un flegme poisseux que leur corps métabolisait et se mêlait à leur sang en un mélange impie et coagulé qui lui permettait de se répandre doucement dans les veines plutôt que d'y couler. Au bout de quelques minutes, la magie du produit faisait invariablement son effet, lorsque la douce -bien qu'un peu visqueuse- sensation de chaleur s'écoulait jusqu'aux extrémités encore engourdie par le sommeil et le manque de mouvement. Jusqu'à ce qu'enfin, la caféine remonte péniblement le long du corps pour venir atteindre le cerveau, qui affichait jusque là toutes ses lumières plus ou moins éteintes et la clef sous le paillasson. Le goût était infect, l'odeur rappelait plutôt celle du pneu en caoutchouc brûlé que du grain torréfié, mais rien au monde n'était aussi délicieux de Jorgen, même si la vapeur qui s'en dégageait les piquait un peu. Il essuya une larme distraitement de ses gros doigts, comme il le faisait là aussi chaque matin depuis quarante ans. Non, il n'aurait pas voulu commencer la journée avec quoi que ce soit d'autre, même les stimulants qu'ils conservaient dans un une grosse mallette à l'infirmerie. Ils les conservaient pour les cas d'urgence de toute façon, et Jorgen aurait vu leur utilisation comme de la triche, et le procédé lui répugnait. Au point de lui avoir fait perdre une de ses deux chemises préférées lors de la dernière partie de cartes au mess, la veille au soir. Bah, il finirait bien par la récupérer d'une façon ou d'une autre, Jonas savait se montrer raisonnable.

Mu par un automatisme issu de décennies d'habitudes, il alla vider le fond de sa tasse dans le fond de la machine a café. Certains aimaient mâcher le marc informe qui se déposait invariablement au fond des mugs comme on chiquait du tabac, mais pour Jorgen c'était là du beau gâchis. Tous les restes ainsi récupérés finiraient par passer à travers le processus de filtrage et de recyclage pour faire office de café pour le chanceux suivant. En riant, Anne disait souvent que tous les habitants de la ferme se partageait en réalité la même tasse de kawa depuis au moins trente ans, quand les derniers stocks d'origine avaient été écoulé. En disant cela, elle était sans doute bien plus proche de la réalité que de la blague, et tous devaient bien le réaliser, mais on ne plaisantait pas avec le café. C'était une de ces nombreuses lois tacites et non-écrites qui régissaient vraiment chaque petite communauté depuis la nuit des temps. Des lois du genre qui vous poussait à rester civil avec votre voisin même lorsqu'il était affublé d'un travers agaçant comme, disons, celui de tricher de temps en temps en carte pour vous piquer vos chemises préférées ; on ne sait jamais, ce même gars pourrait vous sauver la vie le jour où vous vous retrouvez avec le bras écrasé par la porte du sas. C'était une multitude de petits accords de ce genre et de preuves de bonne volonté qui avaient maintenu aussi serrés les liens du groupe. Après tout, tout le monde se connaissait à la ferme, et si certains caractères pouvaient parfois s'avérer un peu difficile, cela ne valait pas la peine de se mettre qui que ce soit à dos. Non pas qu'ils aient de véritables problèmes à gérer de ce côté-là ; au fond, ils s'entendaient tous plutôt bien, ou toléraient sans faire d'affaires ceux avec qui les atomes crochus étaient plus rares. Dans l'ensemble, se disait Jorgen, il formait une petite bande plutôt homogène. Et puis dans ce monde, on se serrait les coudes ou on finissait rapidement par ne plus rien avoir à se serrer du tout.

Toujours sans y penser, Jorgen apporta sa tasse dans le petit évier du sas, où il la nettoya avec application en sifflotant distraitement quelques notes éparses. Il avait une chanson dans la tête depuis son coucher hier au soir, et il essayait désespérément de la faire sortir prendre un tour. Lorsqu'il estima sa tâche accomplie au mieux, à savoir lorsqu'il n'arrivait plus à graver le marc dorénavant incrustant dans le fond du mug à force de quarante ans d'usage répété, il alla la sécher soigneusement avant de la ranger à sa place. Jorgen était de ces hommes consciencieux à l'extrême qui croyaient aux vertus d'un travail bien fait. Sinon, à quoi bon le faire tout court ! Ce genre d'amateurisme ne vous amenait pas loin à la ferme. Tous l'avaient compris, même s'ils avaient aussi leur part de gens plus pressés que soigneux. Mais pas de paresseux ; tout le monde comprenait vite que ce n'était pas une option. Le travail était dur, il ne me manquait pas, et il était nécessaire que tout le monde fasse sa part. Leur vie était délicatement mais efficacement ordonnée pour être la plus agréable possible. Et par agréable, ils entendaient surtout celle qui leur permettait de survivre un jour de plus une fois une nouvelle journée de dur labeur terminé. Ils n'en demandaient pas plus ; Il faut dire qu'ils n'avaient pas vraiment les moyens... Solomon essayait régulièrement de les exhorter à repenser leur système, et à non seulement demander plus, mais à aller le prendre d'eux mêmes. Les plus raisonnables, souvent ceux qui avaient le plus de bouteille à la ferme, se contentaient de l'écouter patiemment en secouant la tête, et même les derniers arrivés et les plus jeunes n'étaient que moyennement transporté par ses sermons. Et puis tout le monde reprenait le travail comme si de rien n'était, parce que ça marchait, et que marcher signifiait vivre. Solomon n'insistait alors pas trop pendant quelque temps, avant de retenter le coup lors d'une soirée qu'il jugeait propice. Pas un mauvais bougre, le Solomon, songea Jorgen. Mais trop d'idées dans la tête, quand la tête se devait surtout d'être pleine des connaissances pratiques qui maintenaient la ferme en l'état depuis tout ce temps. Ils ne savaient pas comment ils faisaient dans les autres exploitations -les communications n'étaient que rarement dans le domaine du possible- et Jorgen doutait que les compagnons aient plus de succès ailleurs. Quand un système marchait, la plupart des gens s''en accommodaient sans rêver à plus. Rêver, c'était pour le sommeil, et encore ; les travailleurs à la ferme préféraient les lourds sommeils sans rêves, où ils avaient alors vraiment l'impression que leur corps profitait de tout le repos qu'il avait besoin pour fonctionner.

Bah, d'autres esprits que celui de Jorgen Haz étaient mieux à même de penser à ce genre de chose. Il laissait volontiers la réflexion à Solomon et ses semblables, tant qu'ils accomplissaient leur travail comme tout le monde. Et celui de Jorgen était sur le point de commencer : il avait été de garde dans le sas cette nuit, ce qui signifiait que la première sortie du matin lui était réservée. Il n'en était pas plus ravi qu'il n'en était déçu : pour lui, c'était une tâche comme une autre. Il n'avait jamais vu l'intérêt de se perdre en lamentations pour quelque raison que ce soit, et il n'allait pas commencer maintenant. Il espérait juste qu'il ne ferait pas trop froid dehors, avant de dissiper même cette pensée de l'équivalent d'un haussement d'épaules mental. Après tout, il ne pouvait rien autant, alors il n'allait pas gaspiller de l'énergie à s'en plaindre. Il n'avait jamais compris ceux qui avaient élever les grommellement indignés au rang d'art, et se disait tout bêtement que chacun avait son propre système pour continuer d'avancer.

La mélodie toujours rivée sous son crâne, il alla fouiller dans son sac jusqu'à trouver le baladeur. Le rôle du gardien de sas étant de par sa nature solitaire, on transmettait d'un commun accord l'appareil à celui qui était de piquet. Il l'avait laissé charger pendant la nuit, mais il vérifia néanmoins le niveau d'énergie, et le débrancha dans les règles. On l'avait déjà dit : Jorgen Haz ézait un homme consciencieux. Il vérifia que la bonne cassette était insérée, puis il accrocha l'engin à sa ceinture avant de se planter les écouteurs dans les oreilles. Il appuya sur un bouton, et la musique se déversa aussitôt, familière et énergique. Ils n'avaient pas beaucoup de choix à la ferme, aussi Jorgen se contentait-il de plus ou moins n'importe quel morceau. Celui-ci l'accompagnait depuis, et bien, non pas quarante ans mais vingt-trois, quand le père de Jonas avait amené la cassette le jour où il était venu frapper à la porte de la ferme, Jonas le bébé dans ses bras. Autant dire que Jorgen la connaissait par cœur, et qu'elle lui paraissait appropriée à sa philosophie vie qui se résumait très simplement en « un jour de plus ? Et ben tant mieux, on va tâcher de recommencer demain ! Et si c'est pas le cas, ben au moins on aura fait c'qu'on a pu. Aller, j'vais me reprendre un kawa tiens, ces vieux os vont pas s'réchauffer tout seul ! ». Hochant la tête en rythme, sans un souci dans le monde, il entreprit de se vêtir pour la sortie. Les sous-vêtements thermiques quittaient rarement sa personne, de même que la combinaison de base que portait tout le monde à la ferme. Il enfila les épais pantalons d'extérieur de fabrique militaire, puis les deux anoraks du même tonneaux et, enfin, la grande veste polaire. Une fois habillé ainsi, il donnait l'impression d'avoir doubler de volume, mais c'était là le dernier détail auquel il aurait apporté de l'importance. Il prit soin de vérifier une à une les fermetures selon le règlement de survie du manuel, puis entreprit de mettre ses chaussures d'extérieur. Vu la taille et la complexité des systèmes de verrouillage des monstres, comme on les appelait, il en eut pour cinq ou six bonnes minutes, et il vérifia le tout deux fois. Personne ne voulait sortir de la ferme avec de mauvaise chaussure. Il ne lui restait que l'écharpe râpeuse qu'Anne lui avait tricotée il y a dix ans de cela, puis la cagoule, les cache-oreilles qui contenait l'émetteur à courte portée, le bonnet, et le capuchon doublé de fourrure synthétique à abattre par-dessus de le tout. Quand il eut enfilé les épaisses lunettes de protection dotées d'un affichage électronique rudimentaire mais néanmoins efficace pour ce qu'il avait à faire, il n'y avait guère que sa bouche qui restait exposée à l'air libre, et quelques poils d'une épaisse moustache poivre-et-sel qui finiraient très certainement pas vite geler. Les gants enfilés et raccordés au manches de l'anorak -il vérifia là aussi par deux fois que c'était bien le cas- et son sac de survie accroché dans le dos, il estima être enfin prêt. Il avait déjà consciencieusement noté tout l'équipement qu'il emporté avec lui sur la feuille de sortie ; il ne lui resta qu'à noter l'heure de son départ. Une fois cette dernière formalité accomplie, il contempla une dernière fois l'ensemble du sas du regard satisfait de celui qui savait avoir fait son boulot bien et correctement. Du moins sa première partie, car il ne faisait en réalité que commencer, et la journée serait longue... D'un pas assuré par quarante ans d'habitude, Jorgen Haz se dirigea vers la sortie.

 

* * *

 

Le vrombissement de la grosse motoneige paraissait presque étouffé dans l'immensité silencieuse du paysage, mais faisait toujours de bruit au goût de Jorgen. Il y avait des oreilles dont personne qui sortait au-dehors des limites de la ferme n'avait envie d'attirer l'attention. Mais les engins étaient leur seule possibilité de se déplacement vraiment rapidement, et il aurait été bien trop difficile pour eux de s'en priver. Même avec les chiards attelés aux traîneaux, les engins à chenilles étaient le moyen de transport le plus sûr qu'ils avaient à disposition. La ferme possédait trois de ces engins, et tous avaient connu des jours meilleurs. Aussi, leur entretien n'avait à envier son importance qu'au rituel du café. L'un d'entre eux était coincé indéfiniment au garage, le temps que Jonas et son équipe arrivent à le remettre sur pied ; ou plutôt, sur chenille. Deux véhicules fonctionnels suffisaient à la bonne marche de la communauté, mais Jorgen serait nettement plus rassuré le jour où les génies de Jonas auraient enfin réussi à remettre le troisième en marche. On ne savait jamais besoin qu'on allait avoir d'un besoin d'un moyen d'évacuation supplémentaire... Jorgen était conscient qu'il pêchait par excès d'alarmisme, mais c'était dans sa nature : il aimait être paré à toute éventualité comme il aimait que tout soit en ordre. Bah, il ne voyait tout de même pas le besoin de s'inquiéter de ça, du moins pour l'instant. Et il avait confiance en Jonas et ses gars : comme la ferme n'avait pas vraiment les moyens de se faire livre des pièces détachées de remplacement, ils avaient appris à faire des miracles avec ce qu'ils avaient sous la main. Au fond, cela valait bien une chemise.

La musique émanant toujours des écouteurs se mêlait au bruit du moteur en la cacophonie rassurante de l'habitude, à laquelle Jorgen pouvait ajouter les jappement occasionnels de Shien-Li. Le chiard était installé sa place habituelle derrière le conducteur, maintenu en place par un harnais de fortune bricolé par Jonas. Les chiards pouvaient courir vite, et sur de longues distances, mais il était inutile de les fatiguer quand on pouvait employer les motoneiges à la place des traîneaux, même si certains s'amusaient à faire la course avec les engins motorisés lorsque l'humeur les en prenait. Ils avaient mis du temps pour s'habituer aux moto. En fait, ils avaient mis du temps pour s'habituer à tout ce qui avait de près ou de loin avoir avec la ferme, ses machines et ses habitants. Leur prudence naturelle et leur tendance à détaler au moindre signe de danger potentiel ne leur avait pas valu le surnom de chiard pour rien. Une dénomination qui avait en plus l'avantage de présenter une contraction aussi adéquate qu'un brin humoristique des termes « chien » et « renard ». Car les grands animaux ressemblaient à un mélange étonnant de ces deux créatures canines : fin et élancés, ils devenaient plus massifs au niveau des épaules, où se concentrait une quantité impressionnante de fourrure qui prenait l'apparence d'une crête hérissée lorsqu'ils étaient à l'affût ou menacés. Leurs longues queues touffues se terminait en un panache élégant, et leurs grosses pattes -dotées de griffes impressionnantes, leur permettait de franchir de grandes distances en peu de temps. Leur museau allongé, doté de moustaches tombantes et épaisses, était surmonté par une paire d'yeux vifs et rusés, et leurs oreilles généralement tombante leur donnait un air pataud qui jurait avec le reste de leur élégance. Il ne les dressait que rarement, et ce n'était que rarement considéré comme un bon signe. Leur pelage isolant allait généralement d'un blanc plus pur encore que la neige à un bleu qui devenait presque électrique le long de leur collerette de fourrure dorsale. Certains des habitants avaient appris à la dure qu'ils s'y dissimulaient des poils acérés comme des aiguilles qui provoquaient des démangeaisons très désagréables. Mais dans l'ensemble, depuis qu'ils avaient appris, à force de patience, à cohabiter avec eux, les chiards faisaient des compagnons loyaux. Ils n'étaient pas à proprement dressés ; ils donnaient plutôt l'impression de volontiers donner un coup de main à ces deux-pattes maladroits, surtout quand ces derniers partageaient la viande et les épis de maïs qu'ils cultivaient dans les serres de la ferme. Bizarrement, les mais étaient devenus un pêché mignon pour les chiards, qui se régalaient de ses grains qui se coinçaient entre leurs dents. Les deux communauté vivaient en bonne entente, et Jorgen était persuadé que les bestioles comprenaient encore mieux qu'elles ne voulaient le laisser entendre les paroles et les ordres des humains. Il y avait une intelligence redoutable derrière leurs yeux bleus, et plus d'une fois les habitants de la ferme s'étaient lancés dans des débats enflammés sur le niveau d'éveil de leur conscience. Là aussi, Jorgen laissait le débat aux autres : il n'avait pas besoin d'en savoir plus pour estimer leurs compagnons à quatre pattes, et il appréciait leur compagnie. Il y avait quelque chose de rassurant à se dire qu'on n'était pas le seul groupe à survivre ainsi à la surface d'un monde hostile. Et si ça se trouve, Shien-Li et ses congénères pensaient la même chose...

Au moins, il n'y avait pas besoin de longues discussions pour conclure qu'en ce qui concernait les rocasses, l'intelligence telle qu'on la percevait en tant qu'humain n'était pas vraiment de mise : plutôt une obstination bornée qui pouvait déborder sur la ruse et, généralement, des éclats de caractères soudain qui devaient bien amusé les grandes bêtes cornues et faisaient à chaque fois japper les chiards présents comme s'ils étaient en train de rire à n'en plus finir ; ce qui était peut-être le cas... Mais les rocasses avaient l'avantage de rester assez dociles une fois qu'on avait appris à les mâter, et les grands cerfs laineux étaient une source appréciable d'élevage, que ce soit pour leur viande, leurs bois, leur cuir ou leur fourrure. Tous ces éléments faisaient partie des fondamentaux qui permettaient d'améliorer le quotidien des habitants de la ferme, et s'assurer de l'état du troupeau de rocasses au matin revenait au gardien du sas. Jorgen avait accompli sa tâche avec diligence, même lorsque l'une des grandes bêtes donna l'impression de lui marcher volontairement sur le pied. Et vu la taille des sabots et la force de l'animal, même les monstres aux pieds de l'humain ne pouvaient encaisser le choc sans broncher. Shien-Li, qui accompagnait Jorgen, s'était aussitôt mis à japper comme un fou, dissipant le moindre doute qui aurait encore pu se terrer sous le crâne de Jorgen : le chiard se payait sa tête, c'était un fait. Loin de se laisser démonter par un incident aussi trivial, Jorgen continua sa tournée jusqu'à juger l'état du troupeau satisfait avant de se dirger vers le garage et la motoneige, suivi d'un chiard hilare.

Cela faisait une heure maintenant qu'il roulait, et plutôt vite ; en fait, il avait déjà dépassé la limite habituelle du périmètre de reconnaissance de quelques kilomètres. Il ne savait pas trop pourquoi, mais il avait ressenti l'envie de pousser un peu les moteurs ce matin, et de bouleverser un brin ses habitudes. Ce qui, en quarante ans de bons et loyaux services à la ferme, n'arrivait pour ainsi pas souvent à quelqu'un comme Jorgen Haz. Mais il avait fait un rêve cette nuit, et la nuit précédente, et celle d'avant. Et ce qu'il aimait encore moins que bouleverser ses habitudes, c'était de voir son précieux sommeil réparateur ainsi perturbé. Et puis quelque chose d'autre retenait l'attention de leur petite communauté depuis quelques jours : les appareils de détection longue portée avaient perçu des relevés...inhabituels. Des signaux dont la nature n'était pas certaine, parce que leur équipement n'était pas de la première jeunesse, et ne marchait que parce que le bric et de broc qui le constituait continuait de survivre tant bien que mal au fil des modifications de Jonas. Ce n'était pas la première fois qu'ils auraient été perturbé pour rien, victimes de glitchs dans le système, mais Jorgen avait la curieuse impression que cette fois-ci, il s'agissait de quelque chose d'autre... Quelque chose...d'important, il n'aurait pas su dire pourquoi. Et il n'était pas le seul à le penser, à la ferme, et quelques regards soucieux avaient été échangés ces derniers jours ou, du moins, plus de regards soucieux que d'habitudes. Il y avait quelque chose dans l'air, comme qui dirait. La brume il y a quelques jours de cela n'avait rien arrangé non plus : le phénomène était rare, et toujours angoissant. Annonciateur de mauvaises nouvelles, disaient les impressionnables et les crédules, et Jorgen n'étaient pas de ceux là. Mais même lui ne pouvait ignorer cet étrange picotement presque électrique qui dansait le long de sa nuque...

Alors aujourd'hui, au diable les habitudes, il avait décidé de pousser la reconnaissance plus loin que prévu dans la direction des relevés. Il pouvait voir la montagne qui s'élevait au loin, glacier anguleux se découpant sur un ciel bleu dépourvu du moindre nuage. Il ne neigeait pas aujourd'huil ce qui rendait la sortie plus agréable, mais Jorgen ne s'inquiétait pas vraiment qu'il se mette à tomber des flocons. Il neigeait rarement, finalement, et la neige qui était déjà tombée manifestait simplement une capacité étonnante à rester en place quoi qu'il arrive. Rien ne fondait, ici. L'éclat du ciel qui luisant dans la neige blanche uniforme aurait pu sérieusement endommagé les yeux de Jorgen s'il n'avait porté ses lunettes ; il se demandait comment Shien-Li ou les rocasses faisaient, mais les deux espèces semblaient nullement incommodées. Les merveilles de l'évolution, sans doute, se disait Jorgen, puis il arrêtait d'y penser. Son regard se fixa une fois de plus sur le sommet au loin ; certains disaient l'avoir entendu grondé il y a peu, mais là encore, difficile de séparer les données véritables des impressions des gens. Quand on passait autant de temps dans un endroit isolé comme la ferme, on se persuadait parfois de drôles de choses... Bah, ce n'était sans doute rien, se répéta Jorgen tandis que la chanson faisait de même dans son casque. Il ferait quelques kilomètres de plus, et puis il rebrousserait chemin, un peu honteux d'avoir gaspiller du kérosène quand ce dernier était si précieux pour la ferme. Non, décidément, cela ne lui ressemblait pas, il.. Derrière lui, Shien-Li se mit soudainement à aboyer, et il put sentir l'animal se tendre dans son dos. Jorgen coupa aussitôt le contact, et le moteur se tut progressivement dans une successions de crachotements de plus en plus faible. Il détacha sa sangle, sauta à terre et fit de même pour Shien-Li. Le chiard bondit avec grâce dans la neige, ses pattes s'y enfonçant à peine malgré son poids. Il se mit à trottiner en cercles autour d'un véhicules, des cercles de plus en plus grands jusqu'à ce qu'il s'arrête tout à coup, la truffe plantée vers le sol, la fourrure hérissée et plus bleutée que jamais dans son dos.

-Qu'est-ce que tu as trouvé, mon grand ? lui demanda Jorgen tandis qu'il le rejoignait en une succession d'enjambées pénibles. Il n'était pas doté de la grâce naturelle d'un natif de ce monde, lui, et chacun de ses pas s'enfonçait profondément dans la neige. Mais il arriva à bon port rapidement, et s'accroupit pour mieux voir.

-Qu'est-ce que tu nous a déniché mon vieux ? Il ne serait venu à l'esprit d'aucun habitant de la ferme d'appeler Shien-Li ou n'importe lequel de ses semblables « mon chien ». D'abord, Jorgen ne vit rien de spécial, et se demanda si ce que le chiard avait perçu était enterré sous les flocons. Puis il les repéra. Des traces, ou du moins des marques qui ressemblaient à des traces de pas. Comme il n'avait pas neigé depuis quelques temps, ce n'étais pas anormal que des traces restent ainsi préservées. Il faudrait au moins quelques jours pour que celles de la motoneige disparaissent totalement, par exemple. Les empreintes étaient petites, et les formes régulières indiquaient plus volontiers des chaussures que des pattes d'animaux. Vue leur taille, elles faisaient tout de suite penser à un enfant, ce qui saisit Jorgen d'un frisson glacé à l'idée que n'importe quel gamin puisse être perdu ainsi au milieu de nulle part.

« Bon sang... » grommela-t-il entre ses dents ce qui, pour Jorgen Haz, était le summum d'un mouvement d'humeur qui ne lui était pas coutumier. Mû par l'instinct, il commença à suivre les traces, qui allaient approximativement en direction de la ferme ou, du moins, d'où venaient Jorgen et Shien-Li. Après une vingtaine de mètres, ce qui revenait à une marche plutôt pénible, ce fut en soufflant qu'il stoppa tout à coup, stupéfait : les traces s'arrêtaient net. Incrédule, il avança encore un peu, balayant la neige devant lui de ses yeux cachés derrières les lunettes, mais elles ne reprenaient pas plus loin. Il revint en arrière, interdit, ne sachant que faire ni que penser. Il se demanda un instant s'il allait retrouver un petit corps enterré dans la neige mais ça ne tenait pas debout : rien n'était tombé ces derniers jours pour le recouvrir. Il ne voyait plus qu'une chose à faire : il changea la fréquence des émetteurs dans ses cache-oreilles tandis qu'il retournait à la moto.

-Base, ici Jorgen. Je suis en sortie de reconnaissance, un poil plus loin que les limites habituelles, à ... Il plissa les yeux pour mieux lire l'affichage intégré dans ses lumières de protection, puis énonça les coordonnées.

-Il y a un truc bizarre. Pas de danger visible, mais ça vaut la peine que j'aille jeter un œil. On a peut-être quelqu'un dans la nature. Dites à Anne de se tenir prête au cas où, terminé.

-Reçu Jorgen, crachota une voix à travers les parasites : leur équipement de communication était aussi âge et capricieux que le reste. Fais gaffe à toi mec, et tiens nous au courant ! Base, terminé !

Jorgen hocha la tête dans la vide, puis rebascula sur la chansons tandis qu'il installait Shien-Li sur la motoneige. Il y monta a à son tour et la fit démarrer avant de suivre à vitesse minimal les traces dans l'autre sens, espérant remonter jusqu'à leur origine. Après environ deux heures et deux nouveaux rapports pour rassurant son contact à la ferme, il arrivait au bout de son périple. Cette fois-ci, après être descendu, il se saisit du vieux fusil accroché le long du véhicule. Il espérait ne pas en avoir besoin, et doutait d'en arriver là, mais il préférait jouer la sécurité. A ses côtés, Shien-Li humait l'air et semblait lui aussi jouer sur la carte de la prudence. Puis il s'élança d'un bond vers la forme couchées dans la neige, à une dizaine de mètres de là, d'où venaient les traces. Jorgen n'avait pas eu besoin de s'approcher beaucoup de l'anomalie, à défaut d'autre nom, pour se faire une idée plutôt précise de ce dont il s'agissait.

-Ben merde... lâcha-t-il sombrement. Pauvre gars.

Car il s'agissait bien d'un corps : un jeune homme, sans doute pas plus de trente ans, c'était dur à dire avec ses traits gelés par le froid. Il était habillé chaudement, mais pas chaudement assez. Et ici, à la surface, ça faisait toute la différence, et le pauvre bougre avait payé son erreur de sa vie. Il était allongé, comme s'il dormait, les bras croisés sur la poitrine. D'une manière qui laissait à penser que quelqu'un l'avait fait pour lui, peut-être l'enfant responsable des mystérieuses traces disparues... Il savait ce qu'il allait découvrir un peu plus loin mais alla vérifier par acquis de conscience : deux paires d'empreintes menaient bel et bien jusqu'ici, des petites et des grandes. Ils avaient dû s'arrêter pour se reposer, et le jeune gars ne s'était jamais réveillé. Coup classique. Shien-Li gémissait doucement, tournant autour du corps, sa truffe à la recherches d'odeurs et d'histoires que lui seul pouvait déchiffrer...

-Qu'est-ce que tu as là, mon gars ?

Intrigué, Jorgen s'appuya sur son fusil pour mieux s'accroupir et observer ce qui avait attiré son regard. Sous ses mains croisées, l'homme semblait tenir un carnet dans la mort. Délicatement, alors que la musique qu'il n'avait pas songé à éteindre continuait de cogner dans ses oreilles, les images d'un rêve oublié derrière les yeux, comme hypnotisé, il essaya de dégagé l'objet. Il avait peur que le gel l'en empêche mais, curieusement, il n'en fut rien, et il pu s'en saisir sans causer dommages au livre comme au corps. Plus curieusement encore, le carnet ne semblait pas froid : il put l'ouvrir et tourner quelques pages, couvertes d'une écriture à la fois appliquée et maladroite qui ne pouvait appartenir qu'à un gosse. Il n'était pas beaucoup rempli, seulement quelques pages, aussi Jorgen chercha-t-il la première, des fois qu'il y trouvera un indice. Ce fut le cas : à voix basse, comme pour se convaincre de la réalité de cette trouvaille incongrue et de l'état de ce journal qui aurait dû se briser entres ses doigts, il lu :

-Journal de Lucie Robbins.

Lucie. Le nom ne lui disait rien, et pourtant il avait l'impression de se rappeler de quelque chose à l'arrière de son crâne. Il se souvint d'un rêve de bleu, encore un de ceux qui l'avaient empêché de bien dormir ces dernières nuits. La bouche sèche, il eut soudain peur de tourner les pages, peur de ce qu'elles allaient révéler, et pourtant il ne pouvait s'en empêcher. Il allait continuer sa lecture quand un aboiement soudain de Shien-Li l'arracha de sa contemplation. Le chiard se tenait en position de défi, la fourrure hérissées et pointues, d'un bleu si électrique qu'il crépitait presque.

Cette fois, Jorgen Haz n'eut pas de mot pour accompagner le choc de ce qu'il voyait.

 

* * *

 

Tout avait été noir. Un noir rassurant, chaleureux, doux. Chaud. Surtout chaud, enfin. Et puis il y avait eu le bleu. Un bleu éclatant, pendant une seconde, pendant un siècle, pendant mille ans. Rien d'autre que le bleu, si ce n'était le néant. Et puis tout à coup une truffe chaude, des voix si lointaines qu'elles auraient pu venir de l'autre côté du monde, et une sensation bien connue, atroce, terrible, de froid. D'un froid horrible qui l'arrachait au bleu, qui le replongeai dans un univers de lames de couteaux et de souffrance, et de neige, et de vent.

 

Arthur Kent ouvrit les yeux.

 

Commentaires

  • Je n'ai qu'une chose à dire:
    AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH!

    Et j'ajoute que je dois me retenir de sauter partout comme une débile.
    Pitié, pitié, une suite!!! :D

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