Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Le vide

    Une nouvelle historiette. Cela faisait longtemps.

     

    __________________________________________________________________________________

     

     

    Vous la sentez arriver. La vague. Celle qui emporte tout sur son passage, et qui pourtant n'emporte rien. Comme si le vide vous passait au travers, ce qui ne paraît pas grand chose jusqu'à ce qu'il s'installe dans votre cœur, se propage dans votre estomac et remonte chacune de vos veines pour venir filer jusqu'au bout de vos doigts. C'est comme se retrouver un instant dans l'espace. Vous contemplez le monde comme vous l'avez toujours fait : de loin. Seulement, l'espace d'une seconde glaçante, vous réalisez que vous n'arriverez sans doute jamais à véritablement le toucher, qu'il reste hors de portée, et que même la meilleure technique de dos crawlé ne vous permettrait pas de vous en approcher. Dans l'espace, personne ne vous entend crier. Vous espérez que vos voisins non plus, même si le coussin dans lequel vous laissez s'échapper de longues plaintes déchirantes doit aider. Comme de l'air qui s'échappe d'une combinaison spatiale avant de rétablir la pression. Et puis il y a votre cœur qui bat la chamade dans votre poitrine pour vous ramener à la réalité. Ainsi que la sensation désagréable de vos yeux inondés de sécheresse, incapable de trouver des larmes à verser. Les larmes ne peuvent pas venir du vide. Rien n'y va, rien n'en repart. Il est juste...là. Il est là quand la vague de cette vaine tristesse irrépressible se retire pour vous laissez pantelant, allongé sur votre matelas, le visage dans l'oreiller. Le manque d'air, l'instant de panique, l'angoisse qui s'installe avant de repartir aussitôt sans même s'être essuyé les pieds sur le paillasson de l'entrée. Vos forces vous reviennes, les sensations aussi, bien que légèrement cotonneuses, comme si vous expérimentiez le monde à travers une douce couche de mousse. Ou le pied dans un autre univers, incapable de réellement faire partie de celui-ci.

     

    Cela faisait un certain temps que la marée n'avait pas tout envahi sur son passage. Mais elle revient toujours. Que ce soit après un mois ou trois fois dans la même semaine. C'est devenu pour vous une constante immanquable de votre petite vie, au même titre que les repas de midi, la chaleur écrasante qui règne depuis quelque temps, ou les publicités pour des marabouts dans votre boite aux lettres (dont vous songez à faire la collection. Vous échangez volontiers un « Toufik : fait revenir l'être aimé » contre au moins deux « Docteur Lumière, soins miracles » en bonne condition, voire peut-être un petit peu cornés). Vous reprenez lentement votre respiration, la vie continue. Ou peut-être pas. Disons que vous ne savez plus trop comment en mesurer le passage. Elle s'écoule autour de vous tandis que vous resté bloqué sur place. Ce n'est pas que rien ne se passe, c'est plutôt que vous n'avez pas vraiment le sentiment d'y participer. Comme si vous étiez en pilote automatique, votre conscience cantonnée au rôle de spectatrice sur la plage arrière tandis que votre corps se meut. Vous vous sentez perpétuellement décalé, comme une connexion vivotant sur un réseau lointain et imprévisible dont on aurait perdu le mot de passe (à la manière de tous les bouts de papier sur lesquels sont notés les mots de passes, qui disparaissaient dans les limbes environ deux jours après l'installation, allant sans doute rejoindre les chaussettes solitaires et les plectres dans un monde merveilleux où les différences n'ont plus la moindre importance).

     

    Décalé. Voilà, c'est le mot. Ou du moins, vous ne trouvez pas mieux. Vous vous sentez incapable de vraiment reprendre le fil de votre vie. Non pas que vous ayez déjà vraiment eu cette impression, à vous laisser ainsi porter sur le courant depuis aussi loin que vous vous en rappelez, mais vous aviez pourtant réussi à gagner un certain contrôle. Jusqu'à ce qu'il s'évanouisse à la manière d'une folle illusion ou du Père Noël après le fameux réveillon de vos sept ou huit ans. Vous voilà à nouveau en train de marmonner votre mantra entre vos lèvres quand personne ne peut vous entendre, espérant tenir à distance les mille morts définitives de la crise d'angoisse. Cette peur écrasante de disparaître un jour, qui ne vous avait pas tourmenté ainsi depuis des années, revient vous donner le tournis lorsque vous osez la contemplez trop longtemps. Des tics nerveux, une chanson cent fois ramenée au début jusqu'à obtenir la bonne sensation, et ce sans que vous soyez pour autant capable de la décrire. Et cet effarant sentiment de solitude qui manque de vous faire hurler dans le coussin, quand il ne fait pas subitement monter de gros sanglots gluants du fond de votre gorge alors que vous êtes tranquillement assis dans le bus. C'est l'effroyable constatation d'une solitude aussi crasse qu'inexplicable. Et c'est parce que vous êtes incapable de l'expliquer que vous n'en parlez pas ailleurs qu'en ces mots couchés douloureusement sur le clavier.

     

    Solitude inexplicable, et inexcusable. Car vous n'êtes pas seul. Vous avez des amis proches, de la famille, des gens qui comptent pour vous et pour qui vous savez compter. Même si vous n'êtes pas toujours très doué pour le montrer malgré vous efforts. Et pourtant, la solitude continue de vous étreindre, de s'emparer de vous et de vous arracher tous ce que vous croyiez avoir gagné de haute lutte après tant d'années compliquées. Il n'y a pas si longtemps, vous aviez même l'impression d'avoir enfin trouvé l'équilibre, d'avoir gagné un certain contrôle. D'avoir appris à vous ouvrir, à partager ce qui fait de vous ce que vous êtes. A être qui vous étiez, tout simplement. Ou du moins un début, vu que vous n'avez jamais vraiment été très sûr de savoir qui vous êtes. Mais vous appreniez. Vous vous laissez guider, vous suiviez l'exemple de ceux autour de vous, vous vous laissiez apprivoiser, et pour de bon. Et puis l'équilibre qui se rompt, encore une fois. Peut-être est-ce dû en partie au fait que vous l'ayez laissée partir, mais elle n'est pas la seule responsable. Peut-être est-ce un cycle, que vous avez désespérément essayé de briser. Ou peut-être est-ce simplement quelque chose en vous de différent, de brisé, de manquant. Qui fait que vous vous sentez à ce point incapable de vous connecter au gens à nouveau. De vraiment leur parler. D'être vous, d'être vrai, d'être à l'aise. Vous retenez des choses, vous vous sentez faux, vous vous sentez loin et perdu, et vous vous regardez agir ainsi de loin en hurlant, comme si vous étiez un reflet prisonnier du miroir en train de hurler sans se faire entendre pour vous empêcher d'agir ainsi.

     

    Vous ne savez pas ce qui ne va pas. Objectivement, on peut même dire que rien ne va pas, justement, et c'est bien là ce qui vous mine, vous bloque d'autant plus et vous empêche de vous confier, d'en parler autour de vous. A quoi cela mènerait ? Vous l'avez déjà fait. Vous connaissez le refrain. On vous demanderait ce qui ne va pas, vous répondriez « Rien. » On vous demanderait ce qu'on pourrait faire pour vous aider, pour vous comprendre, vous répondriez « Rien. » Vous ne savez pas expliquer le vide. Il n'y a rien, et pourtant il y a tout. Toute cette tristesse, cette solitude qui vous bouffe et vous cloue au mur. Comme ce personnage, dans le premier épisode d'une série que des amis vous font découvrir. Ce personnage qui se retrouve assis par terre chez lui, dos au mur, pleurant, criant sa solitude. Devant l'écran, vous êtes senti plus connecté que jamais en plusieurs mois. Vous essayez de comprendre d'où vient cette solitude, en vain.

     

    Est-elle sentimentale ? Est-ce simplement la conséquence d'un manque d'amour, d'une relation perdue ? La conséquence frustrée d'un manque de contact physique ? L'impression de ne plus être entier lorsqu'on est seul ? Vous n'y croyez pas. Et puis, ce serait trop simple. Cela va bien au-delà. Certes, tout cela vous manque, et vous avez l'impression qu'en réussissant enfin à vous sevré de celle qui est partie, vous vous êtes sevré pour de bon, incapable à jamais de replonger. Avec qui que ce soit. Vous y avez songé, vous y avez rêvé. Vous vous êtes imaginé rencontrer la bonne personne un soir, sur une terrasse ; vous auriez parlé pendant des heures, yeux dans les yeux. Fantasme éculé d'écrivain. Lorsque quelqu'un d'inconnu vous aborde sur une terrasse ou ailleurs, vous avez plutôt tendance à balbutier des mots guère capables de constituer plus qu'une vague phrase polie. Ce n'est pas le manque d'amis non plus. Personne ne vous a abandonné, vous savez que vous pouvez compter sur eux. Vous espérez qu'ils le savent aussi. Il en va de même pour votre famille, avec qui vous n'arrivez plus non plus à vous connecter comme avant.

     

    Parfois, vous avez envie de disparaître loin, où personne ne vous connaîtrait, où vous pourriez simplement être vous-même dans votre coin, sans ne rien dire à personne. La vieille pulsion de la cabane au fond des bois. Où la même solitude qui vous étreint en pleine ville bondée vous terrasserait à coup sûr. Mais au moins, vous n'auriez à décevoir personne en essayant vaguement de l'expliquer, ce dont vous êtes incapable. Vous repensez aux terrasse, à cette envie que vous avez de rejoindre tous ces gens en pleine conversations, assis ensemble à des tables ou sur des marches d'escaliers, des verres à la main. Une puissante envie de connexion vous envahit alors, un désir profond, presque primal, de rapprochement. D'être comme eux. Alors que même avec les gens dont vous êtes le plus proche, vous n'arrivez plus à être vraiment là. En phase. A vous sentir autrement que décalé. Et crevant de trouille à l'idée d'être incapable de vraiment les retrouver. Alors vous errez dans la ville, entre les bars, entre les cafés, comme un papillon de nuit attiré par toutes ces lumières, par toute cette chaleur humaine que vous n'arrivez plus à saisir.

     

    Vous n'écrivez plus, plus vraiment. Votre éditeur bien aimé commence à remplacer sa patience et sa compassion de toujours par une inquiétude sincère mais pressante. Petit chat s'en fout, même si sans le simple contact physique de vos mains dans sa fourrure, sans cette impression d'avoir au moins un être incapable de vous abandonner ou de vous juger, vous en mèneriez encore moins large. Vous vivez pourtant. Vous riez, vous découvrez, vous passez de bons moments. Mais la solitude ne se fait jamais aussi fort qu'au moment où vous quittez un groupe d'amis pour vous retrouvez seul, chez vous. Où vous vous retrouvez aussitôt paralysé, surchargé par une puissante envie de vivre, de vraiment vivre, sans avoir comment. Hypnotisé par les lumières des immeubles voisins, à vous imaginer la vie de tous ces gens anonymes. Une vie pleine de contacts, de chaleur, une vie sur Terre et non dans l'espace. Vous guettez les renards dans la rue en contrebas, comme à la recherche d'un signe à suivre. Vous prenez consciencieusement vos médicaments, que Psy bien aimé à décidé de légèrement diminuer, dans l'espoir de vous aider à reprendre un meilleur contact avec cette réalité qui vous échappe. Psy bien aimé à qui vous ne dites pas tout, mais vous ne dites plus grand chose à personne. Rien qui compte. Parce que vous ne savez pas quoi dire. Vous dormez mal, ou plutôt vous dormez bien ; c'est l'endormissement qui vous pose problème. Ces heures allongés sur le dos, seul, avec les lueurs de la ville filtrant à travers la fenêtre pour dessiner les contours d'une autre ville au plafond. Des éclats de rire, des cris venus de l'extérieur vous comble comme un fix vitement injecté dans une ruelle avant de vous laisser plus vide et désespéré que jamais.

     

    Une citation de Terry Pratchett vous vient en tête. Traduite, elle donnerait quelque chose comme ceci : « Le problème, c'est que les choses ne vont jamais mieux, elles restent les mêmes, seulement elles le restent encore plus. » Encore une fois, vous vous sentez perdu à l'idée de la disparition de celui qui avant tant aidé à vous construire. La perte d'un homme que vous n'avez jamais rencontrer vous dévaste plus qu'aucune mort dans un cercle proche ne l'aura jamais fait. Allez comprendre. Alors vous continuez à vivre, vous vous levez le main, vous arrivez jusqu'au bout de votre journée, vous passez de bons moments ici et là. Vous recommencez. Et entre deux sorties, entre deux amis, entre deux rires, vous sentez la vague qui revient, et cette solitude inavouable qui vous brise à nouveau avant de vous laissez vous reconstruire petit à petit. Sans jamais vraiment vous sentir entier. Plus maintenant, pas comme ça. Ce besoin de l'autre que vous n'arrivez pas à combler. Un vide oppressant, inavouable, à laisser s'échapper dans l'oreiller. On vous demande comment ça va, vous répondez « Bien. ». C'est parfois vrai. Au fond, rien ne va vraiment mal. Alors pourquoi vous sentez-vous aussi seul, aussi fragile, aussi perdu, aussi incapable d'être réellement là, présent, les deux pieds dans cette univers ? Comme si vous n'étiez qu'un dessin décalqué sur une feuille de papier. Sans la moindre trace de ce que vous n'avez jamais dit. A Psy bien aimé, à elle, ou à un autre. Des peurs et des manies, des complexes et des hontes. Une part de vous à jamais retenue à distance.

     

    Dehors, vous cheminez éternellement entre les lumières des terrasses. Parfois, vous trouvez un peu de réconfort à observer tous ces gens vivre. Souvent, vous en retirez un sursaut supplémentaire et idiot de solitude tandis que vous rentrez chez vous, incapable de simplement vous installer ici ou là. N'importe où. De vivre vraiment. Alors vous continuez votre chemin. Toujours dans ce vide aussi immense qu'intime, les pieds dans deux univers.

     

    Décalé.