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Le rythme

Le retour des historiettes, le retour des humeurs, le retour des mots. Profitons-en tant que ça dure! o/

 

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Allongé sur votre lit, les mains croisées sous votre tête, vous contemplez votre plafond comme si vous espériez y trouver tous les secrets de l'univers. A la place, des lueurs colorées dansent un étrange et fascinant ballet dont le rythme s'insinue sous la surface de votre esprit en vadrouille. Il y a la leur de l'écran de télévision, plus loin dans le salon, qui perce à travers votre bibliothèque. Votre ordinateur est branché à l'écran afin de profiter du son supérieur du téléviseur, étant donné que vous ne possédez aucun appareil audio. Le rouge de l'image en fond d'écran donne l'impression d'une sensation de chaleur dans laquelle crépitent tour à tour bienveillance et oppression. A côté de votre tête, sur la table de nuit, une veilleuse Ikea -achetée sur un coup de cœur parce toute mignonne- passe d'une succession de teintes de bleu au vert, et ses reflets se mêlent à ceux de l'écran, jetant les ombres du mobilier dans une lancinante et imprévisible frénésie. Les mouvements d'ombre et les fluctuations de lumière s'accordent à merveille avec la musique qui résonne dans le studio. Alors que le rythme du piano s'accélère et que les cordes se joignent à la fête, un coup d’œil sur la gauche vous permet de contempler un coin de ciel nocturne à travers la grande fenêtre du balcon. Au loin, vous apercevez de petits carrés de lumière découpés sur les silhouettes sombres des immeubles, autant de portes ouvertes sur des univers à la fois si proches et si différents du vôtre.

La musique s'interrompt brièvement, avant de reprendre de plus belle. Vous laissez échapper un curieux soupir, comme un souffle d'air ancien que vos poumons trouvaient enfin l'occasion d'expulser. Vous resté là, immobile. Ni tout-à-fait triste, ni tout-à-fait satisfait. Un yogi couché sur son point d'équilibre, dont seule l'absence de mouvement empêchera le basculement d'un côté ou de l'autre. Un refuge entre deux états d'âme dont la complexité vous aura rarement apparue aussi marquée. Voilà longtemps que vous ne vous étiez pas accordé pareil moment hors du temps, emporté par une vie endiablée, d'activité en activité, de groupe en groupe, d'esprit à esprit sans plus vraiment prendre le temps de vous retrouver seul avec le vôtre. Peut-être est-ce là ce dont vous avez besoin, un fragment d'éternité entre deux secondes. Un temps infime qui pourtant change tout, et ce en permanence. Peut-être est-ce là ce qui soudain vous effraie. Rien n'est plus dangereux pour l'équilibriste que la force de l'habitude. Aussi essayez-vous de profiter de ce moment rare pour tenter de vous recentrer. De vous arrêter ne serait-ce qu'un bref instant dans le temps, entre un avant frénétique et un après incertain. Il est trop tard pour arrêter la chaîne des décisions, dont les ramifications remontent à bien avant que vous ayez eu conscience d'en prendre, et dont les résultats ne cesseront de ricocher jusqu'au bout de votre existence, que vous le réalisez ou non.

Machinalement, vos doigts tapotent sur le bois du lit, essayant de suivre le rythme de la musique. Une activité qui vous calme, et à laquelle vous vous livrez presque systématiquement dès que vous entendez ne serait-ce que quelques notes. Il y a dans l'abandon au rythme quelque chose de primal, mais également de rassurant : vous faites alors partie de la musique, vous suivez la partition. Tout est écrit. Au moins le temps d'un morceau. La musique et la lumières se mêlent sur votre plafond et racontent une histoire. Ou, plutôt, une myriade d'histoires, racontées dans le désordre et dont les fragments vous échappent si vous faites l'erreur de trop vous concentrer dessus. Des idées, des récits, des personnages, des romans. Mais aussi des souvenirs, un patchwork de votre vie jusqu'ici, racontée dans un désordre qui a pourtant plus de sens en cet instant qu'une vie entière. Et puis des rêves, des espoirs, des craintes : toute un entrelacement de probabilités et de « et si » qui s'affichent à vos yeux comme une multitude d'écrans sur un mur, chacun faisant défiler une vie différente. Il y a les vies qui vous font sourire, il y a les vies qui vous rendent soudain bien tristes, il y a les vies qui oscillent entre les deux et où vous n'arrivez plus à démêler les flash-back des inventions. Il y a les peurs et les espérances, échangeant tour à tour leurs places, toujours bien plus proches qu'on ne le pense. Les bons rêves vous ont toujours bien plus effrayé que les cauchemars ; il est bien plus angoissant de s'en réveiller. Mais maintenant, en cet instant précis, tout ça n'a pas d'importance. Pendant la longueur infinie d'un moment unique, tout est possible. L'immense galerie qui s'élargit alors sous votre crâne manque de vous donner le vertige, même allongé, et vous vous collez instinctivement un peu plus contre votre matelas. Comme l'avion s'élevant juste assez haut pour offrir un bref moment d'apesanteur ; il ne tient qu'à vous de lâcher prise, tout en sachant qu'on finit toujours par retomber sur terre.

Plus tard, peut-être vous draperez-vous de votre vieux peignoir vert élimé, de grosses chaussettes et de pantoufles pour aller vous tenir un moment sur votre balcon. Une tasse de thé fumant ou un bol de chocolat chaud entre les mains, vous contemplerez alors les lumières des immeubles, derrière lesquelles se cachent les autres gens. Vous aimeriez leur demander à quoi ils pensent, si eux aussi se réfugient hors du temps entre les ombres et les lueurs de leur plafond. Avec le rythme pour les emporter, mais aussi pour les ancrer. Et au-delà des immeubles, vous observerez la masse sombre de la forêt qui s'élève au-dessus de la ville, et la haute tour en bois qui en dépasse. La récompense d'un point d'observation unique après les efforts d'une longue montée. La promesse d'un peu de recul dans un monde immense et bruyant. Et au-delà de la forêt, le ciel noir dans lequel vous aurez la chance d'apercevoir quelques étoiles. Vous sentirez le froid vivifiant pénétrer vos os, et vous en tirerez l'immense plaisir de vous sentir simplement vivant. Vous avez toujours préféré le froid aux grandes chaleurs ; il est tellement plus agréable de se réchauffer... Oui, tout cela, vous le ferez peut-être plus tard. Pour le moment, vous restez allongé sur votre lit, les yeux braqués sur le plafond.

Ce n'est pas l'angoisse qui vous paralyse, ni le bues du dimanche soir. Ce n'est pas la fatigue, ou la procrastination. C'est ce besoin d'arrêter le temps. De savourer un moment rien que pour vous, où rien n'a changé et où rien ne changera. Un instant d'éternité où tout est possible, et où vous trouvez votre équilibre. Vous ne sauriez pas vraiment dire si la sensation est agréable ou légèrement déstabilisante ; vous vous accordez le fait qu'elle est unique. Et ça, mine de rien, c'est déjà beaucoup. Qui sait de quoi demain sera fait ? Après tout, qu'il y ait un demain, voilà qui n'est déjà pas si mal. La musique change de rythme tandis qu'un nouveau morceau commence, et vos doigts s'y accrochent déjà. Sous votre crâne, de nouvelles images défilent et vous avez l'impression que vous êtes le projecteur de tous les possibles qui s'affichent au plafond. Une douce torpeur vos envahit, caractéristique de cet état précaire entre l'éveil et le sommeil, où vous puisez souvent plus de forces que dans un endormissement complet. Vous êtes alors le maître de votre propre histoire, pour un temps du moins. A prendre le risque de mettre en scène vos rêves et vos espoirs, somme toute modestes, mais pas moins cause d'un vertige certain. Une vie complète, bâtie sur les meilleurs souvenirs comme les pires erreurs. Vous avez presque l'impression de vous retrouvez face à vous-même, un sourire confiant sur les lèvres : ne t'inquiète pas va, l'histoire continue et les pages n'ont pas fini de se tourner.

Vos pieds froids s'enfoncent sous le duvet, se creusant un terrier, à l'image du chien de vos parents lorsque vous le gardez à la maison (il vous arrive alors régulièrement de trouver pendant des jours les croquettes qu'il aura astucieusement cachées dans vos draps). Un frisson vous parcourt de haut en bas, et vous remontez un peu plus le duvet. Vous fuirez bientôt la chaleur, qui vient toujours trop vite à votre goût, mais vous recherchez le cocon. Laissé au salon, votre téléphone se met à vibrer sur la table basse, annonciateur d'un message quelconque. Vous avez peut-être arrêté votre temps, mais le temps ne s'est pas arrêté pour vous. Vous regarderez plus tard. Vote regard se baisse et se perd sur les livres qui remplissent votre bibliothèque, et vous ressentez un soupçon de plénitude à l'idée de contempler vos univers de poches, toujours fidèles au poste. Ce sont souvent les petites choses qui sont les plus grandes. Et puis la musique s'arrête soudain, l'album étant arrivé à son terme. Il n'y a plus que les lueurs au plafond, et le projecteur passe un film muet. Peut-être est-ce là le signe que le temps doit reprendre. Dès la prochaine minute, votre vie sera changée à jamais, que vous vous en rendiez compte ou pas. Mais c'est là le cas à chaque minute, à chaque seconde même. C'est effrayant, c'est exaltant, c'est...vivant.

Avec un profond soupir, vous repoussez votre duvet avant de vous étirer longuement. Le bois du lit craque, et un souffle d'air frais envahit la pièce, passant à travers la fenêtre à demi-ouverte; vous n'avez jamais aimé les espaces complètement fermés, même au cœur de l'hiver. Il est temps de se lever, de faire chauffer l'eau ou le lait, de regarder dehors et peut-être même d'écrire quelques mots. La soirée ne fait que commencer. Tout ne fait que commencer. Vous n'avez jamais vraiment su où vous arrêtez, alors vous faites de votre mieux pour en profiter. Drapé dans un plaid, vous réussissez à ne vous cogner qu'une fois les orteils contre le canapé avant d'aller allumer la grande lumière. Vous plissez un instant les yeux, comme si découvriez un tout nouveau monde s'offrant à vous. Peut-être est-ce le cas. Qui peut vraiment savoir ? En tout cas pas vous. Vous ne vous rappelez même plus ce que je vous avez mangé hier à midi, alors ce que demain va vous apporter... Non, pour le moment, vous vous contenterez déjà de ce soir. Avec un peu de chance, il ne sera pas si mal ; après tout, ce n'est pas si difficile.

Vous esquissez un sourire, tandis que vous vous occupez en premier lieu de relancer la musique. Déjà, vos doigts s'agitent dans les airs à la manière d'un chef d'orchestre maladroit tandis que vos pieds nus savourent la fraîcheur du parquet.

Il ne vous reste qu'à suivre le rythme.

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