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  • Les trois mensonges

    Un texte spontané du genre qui vous tombe dessus en pleine nuit comme ça, hop, sans prévenir et sans s'essuyer les pieds sur le paillasson. Où c'est mon humeur du moment qui commande. Autant dire que c'est un peu le bordel... Quelque part, c'est un peu la suite de cette note: http://plumederenard.hautetfort.com/archive/2012/04/07/and-what-about-the-children.html

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    L'homme est assis. Non pas sur un banc cette fois-ci, mais sur son canapé, qui ne ressemble pas tant à un canapé qu'à l'équivalent de la table basse où on dépose « tout ce qui n'a pas encore de place ailleurs ou qui traîne, des fois que ça pourrait toujours servir de l'avoir à portée de main ». Il n'y a pas de rivière, mais un liquide épais qui remplit un large verre. En fond, la télé diffuse une émission qui n'a guère d'importance, elle est là juste pour animer la pièce. Il n'y pas de décors fantastique pour servir de cadre à la rencontre qui va suivre. Rien que la réalité d'un quotidien qui fait ce que les quotidiens savent faire de mieux : se répéter. Il y a quand même des bouquins qui traînent un peu partout, un ordinateur et quelques lignes d'un texte interrompu. Ça, ça ne change pas.

    -Houlà, tu m'en sers un verre ?

    L'homme n'est pas surpris par l'interruption. Il tapote sur le bord de son verre à lui, et en avale une gorgée avant de répondre :

    -Tu sais où c'est, tu peux te servir.

    -Ah, tu n'as pas l'air surpris de me voir.

    Le nouveau venu est arrivé d'on ne sait où, sans barque. Il est plus âgé que l'occupant des lieux, peut-être la cinquantaine, ou plus, difficile à dire.

    -Pas vraiment. Disons que je m'y attendais, d'une manière ou d'une autre. C'est dans ces moments là qu'il me vient ce genre de fantaisie en général. C'est juste que la dernière fois, j'étais plus jeune.

    -Ne retourne pas le couteau dans la plaie. En fait, je crois que je préférerais un verre d'eau. Ce machin là c'est bon mais je te conseille de ne pas en abuser. Ça nous retourne l'estomac, crois moi.

    -C'est marrant, moi qui n'avais jamais abusé de ce genre de machin. C'est un truc de fillette en plus. Et j'ai rajouté du lait. C'est bon le lait.

    -Amen. Bon, alors qu'est-ce qui te mine ?

    -Quelle question...

    -Mhm, laisse moi m'imprégner du décor... De goûter l'ambiance.

    L'homme se lèche un doigt et le dresse dans le vide, tout en regardant soigneusement autour de lui.

    -C'est bon, je vois. Classique. Oh, sympa ce jeu, mais tu t'ennuieras vite, je l'ai jamais fini.

    -Est-ce que j'ai une cabine téléphonique ?

    -Hein ?

    -Pour venir ici.

    -Ah, oui, les histoires de cabines. Ça tient toujours le coup cette série d'ailleurs, vingt nouvelles saisons. Et trois films.

    -Sérieusement ?

    -Ça te plairait ?

    -Carrément.

    -On va dire que oui. Quant à moi, enfin à nous deux, tu sais très bien qu'on a pas besoin de machine.

    -Alors pourquoi t'es là ?

    -C'est comme la dernière fois, on peut dire que ça découle de l'impératif narratif. Un genre de croisée des chemins, un besoin soudain de guide spirituel, une connerie du genre.

    -Super.

    -Si ça se trouve, rien que ton imagination suffit, si c'est pas fou ça !

    -Pas plus que le reste.

    -Bon, d'après ta répartie laconique d'où je sens perler une pointe de cynisme, ton œil qui manque singulièrement d'une petite lueur pétillante et le grand verre de boisson-fillette-mais-avec-du-lait-dedans, je n'ai pas besoin de réfléchir très loin. Et si je suis là et pas un autre, c'est qu'il ne s'agit pas de la nostalgie de l'enfance ou de temps qui passe. Je me...te...enfin je nous situe. Demande moi ce que tu veux savoir.

    -C'est tout ? Je...

    -Tu remarqueras que je ne t'ai pas appelé « jeune padawan » ou un truc comme ça.

    -Heu... Merci ? Oh, tiens, ça n'a rien à voir, mais...

    -Tu ne veux pas savoir ce qu'a donné l'épisode VII, ni les suivants.

    -Pourquoi ? Tu me fais peur là...

    -Y a des trucs qu'il vaut mieux attendre d'expérimenter soi-même, crois moi. C'est comme ça qu'on leur laisse leur chance.

    -J'ai écrit, au moins ?

    -Peut-être que tu as déjà commencé. Dis moi, tu n'aurais pas fini par le déterrer ton dinosaure, par hasard ?

    -En trébuchant sur un bout de tibia entre deux pavés de retour des courses ?

    -Mouais, avec une attitude pareille je saisis mieux pourquoi il n'y a encore aucune bestiole à mon nom dans les musées.

    -Tu n'es pas mieux placé que moi pour le savoir, ça ?

    -Crois moi, je n'ai jamais su grand chose, et ce n'est pas maintenant que ça va commencer. Ça ne marche pas comme ça. Et puis ne change pas de sujet. Qu'est-ce que tu veux savoir ? Vraiment savoir. C'est pour ça que je suis là.

    L'occupant des lieux regarde l'homme plus âgé, comme un miroir un peu étrange. Et occupé à feuilleter un grand livre souple.

    -Ahahah, je me demandais bien où je l'avais rangée, cette campagne. Elle était bien fichue. Je me demande si j'ai eu l'occasion de la faire un jour, tout ça est un peu confus.

    -Quand est-ce... Le jeune s'interrompt, hésitant, avant de reprendre sur un ton plus décidé tandis que l'autre glisse un marque-page dans le manuel et le met de côté.

    -Demande le, vas-y.

    -Quand est-ce que ça s'arrête ? Les pleurs, je veux dire. Et toute cette douleur.

    -Oh, ça va passer, bientôt. Ça finit toujours par passer, répond l'autre. Il sait qu'il ment, mais ce n'est pas grave. Parce que c'est le grand mensonge, et le grand mensonge est la seule chose qui permet aux gens d'avancer.

    -Tu ne pourrais pas être plus précis ? Parce que je ne sais pas si je vais le tolérer encore longtemps.

    -Ne dis pas ça. Regarde, tu as finis par rouvrir tes stores, tu as écrit une page ou deux...

    -Ça ne change rien, n'est-ce pas ?

    -Qu'est-ce que tu veux dire ?

    -Les souvenirs. Quand est-ce qu'ils arrêtent de faire mal, eux ?

    -Surtout les bons hein ?

    -Surtout les bons, ce sont les pires. Quand est-ce qu'ils s'effacent. Quand est-ce qu'on oublie...tout ça ?

    -Avec le temps, ça finit par venir. On pense à autre chose, on met les souvenirs de côté. Faut faire de la place pour les suivants.

    Là, il passe au second mensonge qu'on se dit dans ces cas-là. En vérité on oublie jamais, on accumule. Rien ne disparaît, tout s'empile, et on finit par voir ailleurs. Prétendre qu'on oublie même, c'est le second mensonge qui compte. Et il en sait quelque chose.

    -Et tu vas me dire que l'herbe finit toujours par repousser, que des surprises nous attendent, qu'on revit, tout ça ?

    -Si tu essaies de me demander si on finit par trouver...autre chose, je pense que tu n'as pas envie de l'entendre pour le moment, mais oui. Quelqu'un m'a dit -te diras un jour, enfin je crois, je me perds- qu'on ne peut que trouver mieux à chaque fois. Que chaque étape, chaque nouvelle personne ne peut être que meilleure, parce qu'elle se bâtit sur ce que l'histoire précédente nous a apporté.

    -Si c'est pour me dire qu'on finit par trouver chaussure à son pied...

    -Ne prend pas cet air grognon. Et tu devrais te raser, je me rappelle que ça gratte ces machins-là. Ce que je veux te dire, c'est qu'on finit toujours par trouver...ce qui nous correspond, toujours plus, à chaque fois. Ou alors c'est ce qui nous correspond qui nous trouve le premier. Crois moi, tu n'as pas fini... euh, ben d'y croire.

    Là, le plus âge ne peut s'empêcher de croiser distraitement deux doigts dans son dos. C'est le troisième mensonge. Peut-être le plus douloureux, parce que s'il fait aussi bien avancer que les autres, il a parfois le malheur de se révéler vrai. C'est sans-doute le plus paradoxal de tous.

    -Rien n'est perdu alors ?demande le plus jeune.

    -Rien n'est perdu.

    C'est un autre genre de mensonge. On a beau avancer, une fois qu'on a perdu quelque chose... Même maintenant, il aimerait bien le retrouver, mais ce n'est pas vraiment son affaire. Il est là pour avancer.

    -Très bien. Je comprends tout ça, enfin je crois. C'est logique. Alors pourquoi ça ne m'aide pas ?

    -T'inquiète, ça va venir.

    Oui et non. Le plus âge toussote, et rajuste ses lunettes sur son nez.

    -On dit qu'il vaut mieux tomber d'un pont que tomber amoureux.

    -C'est ça le dernier conseil que tu vas me donner ?

    -Oh, c'est juste un truc qu'on dit. Mais comme je te connais, tu te retrouverais debout sur la rambarde et sur les mains avant même de le réaliser.

    -C'est un très bon pont.

    -C'est ce que tu crois.

    L'ennui, c'est que je suis du genre à y croire pour de bon, se dit le plus âge des deux. Enfin, il n'allait pas s'apprendre ce qu'il savait déjà.

    -Je crois que je t'ai dit tout ce que je pouvais te dire.

    -Pour oublier ?

    -Pour avancer.

    -Ça n'a pas l'air de te faire plaisir.

    Le plus âge hésite longuement à répondre. Puis il se contente d'un sourire triste, qu'il efface au plus vite par un haussement d'épaule.

    -Bah, c'est ce que tu te dis en tout cas. Tu m'en reparleras quand tu seras moi, peut-être que ça aura marché. Des choses plus folles arrivent tous les jours.

    -L'ennui, de se dire ça, c'est que ça va dans les deux sens.

    -Ouais. Ce qui ne m'a pas toujours réussi.

    -C'est parce que cette fois, c'est spécial, hein ?

    -Si tu entends par là que c'est plus unique que tout...

    -Tu t'en souviens encore ?

    -Rappelle toi, les souvenirs s'effacent, et tout ce qui s'ensuit.

    Putain de mensonge numéro deux.

    -Bon. Peut-être que tu trébucheras sur un os de dino en rentrant.

    Cette fois, le plus âgé se fend d'un grand sourire :

    -Ah oui, ça se serait bien ! Tout peut arriver ! L'espoir est notre fléau.

    -Santé !

    Le jeune lève son verre.

    -N'oublie pas de faire gaffe à ton estomac. J'y tiens. Dis, je peux t'emprunter ce manuel ? Ça me rappelle des souvenirs...

    Le plus jeune hoche affirmativement la tête, tout en se disant distraitement quelque chose du genre «Ah tiens, c'est comme ça que je l'ai paumé alors ».

    -Merci. Bon, ben n'oublie pas hein !

    -Y a pas de risques.

    Le plus âge se fige. Ouais, c'est bien mon problème, hein ? Bah, on verra bien.

    Quand le jeune repose son verre, il n'y a personne. Ou alors il y a autant de monde qu'avant, allez savoir. C'est pareil. Il n'y a personne d'autre en tout cas.

    Ça, ça ne change pas. Et pour le reste... On verra bien, se dit-il.

    Après tout, c'est un chouette pont.

    Quelques années plus loin, il y en a un qui se souvient. Qui se souvient qu'on oublie jamais, qu'on accumule, et que l'homme n'avance jamais aussi facilement que lorsqu'il se trompe. Bah, peut-être que tout ça aura changé quelque chose, pour une fois. Bah, allez savoir. Comme il l'a toujours dit, des choses plus folles se passent tous les jours. Et quand il ouvre sa propre porte, sa future porte, il n'a qu'à regarder de l'autre côté. Et voir si tout a changé.

    Ou pas.

  • Lucie 59

    Ca fait longtemps, je sais. Et non, je ne promets rien.

     

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    « Journal de Lucie Robbins, deuxième jour

     

    Madame Delgado est morte. C'est ce que maman m'a dit tout à l'heure, quand elle est venue me chercher pour me parler. J'étais en train de réfléchir à ce que j'allais écrire dans le cahier que m'a donné monsieur Kent. Arthur. Je crois qu'il n'aime pas beaucoup quand je l'appelle monsieur Kent, il dit que ça fait trop sérieux. J'avais commencé avec des mots qui me venaient à l'esprit, je voulais raconter mes rêves. Mais si j'arrive à en parler, dès qu'il faut les écrire, c'est plus dur. Plus dur que le plus difficile des devoirs, quand j'avais encore des devoirs. Et puis maman m'a dit que madame Delgado était morte, et je me suis dit que les rêves n'étaient pas aussi importants. Je n'ai jamais vu quelqu'un mourir, avant. Je ne connaissais même personne qui soit mort, à part un des client qui venait souvent au bistrot, mais il était déjà très vieux et un jour il n'est plus venu. Maman avait essayé de m'expliquer, comme elle le faisait toujours, mais cette fois-ci elle avait eu de la peine. Je crois qu'elle avait peur que je comprenne. Mais je ne suis pas idiote, je sais ce qui se passe quand quelqu'un meurt. Seulement, le voir n'est pas la même chose que le savoir. Maman avait des larmes dans les yeux quand elle m'a dit, ce qui ne lui arrive presque jamais. Elle est toujours forte. Mais je crois qu'elle aimait bien madame Delgado. Moi aussi je pense, même si je ne lui ai pas vraiment parlé. C'était une dame, et elle était vieille, c'est tout ce que je sais. J'espère que ce n'est pas tout ce qui reste quand on pense à elle. Elle avait l'air gentille en tout cas. Et très malade depuis l'accident. Maman ne m'a pas laissé voir ce qu'elle avait, mais je sais que ça inquiète tout le monde. Maman n'arrête pas de me regarder sous toutes les coutures, elle a peur que la bosse sur ma tête se transforme en quelque chose d'autre je crois. Elle n'est pas souvent inquiète non plus, mais je la connais bien, même quand elle essaie d'être aussi forte que d'habitude. Elle demande sans arrêt au docteur Jung de m'examiner. Il est gentil, il ne s'énerve jamais, même s'il dit à chaque fois que je vais bien.

    Ils sont tous en train de parler de madame Miguel. Je crois qu'ils décident de ce qu'ils vont faire avec elle. Ils l'ont couverte avec une grande couverture, comme si elle avait froid et qu'elle devait dormir. C'est peut-être ce dont on a besoin quand on est mort. On doit avoir froid, en tout cas. Je me demande pourquoi ça fait aussi peur aux adultes. Le froid ne m'a jamais fait peur. C'est facile de se réchauffer. Et puis je connais le froid, j'en rêve. Je me demande si je verrai madame Miguel, dans mes rêves. Je pourrai lui dire que tout va bien, et qu'il ne faut pas s'inquiéter. Qu'elle peut aller vers le bleu. Les grands discutent beaucoup, toujours maintenant. Le père Horst n'arrête pas de parler doucement à monsieur Miguel, qui n'arrête pas de pleurer. J'ai l'impression d'entendre craquer ses épaules à chaque fois qu'elles sursautes. Il est vieux lui aussi, comme sa femme, et je me demande s'il a peur du froid aussi. Le major aimerait qu'on déplace madame Miguel, je l'ai entendu. Il y en a qui ne sont pas à l'aise avec elle. Je ne vois pas pourquoi, c'est toujours madame Miguel. Je crois que je devrais avoir peur moi aussi, ou que je devrais être triste. Mais je n'ai pas peur. Comme maman. Et je ne suis pas triste... Je ne sais pas vraiment pourquoi je ne suis pas triste. Peut-être que je ne suis pas normale. On me l'a déjà dit. J'essaie de comprendre alors j'écris, comme monsieur... Comme Arthur me l'a proposé. Il est gentil. De temps en temps, il me regarde et il me sourit, je crois qu'il est content que j'ai décidé d'écrire dans son cahier. Ça m'occupe, en tout cas. Je préfère ça que de rester toute seule dans mon coin à penser. Des fois, je regarde aussi le père Delgado, qu'ils ont attaché et installé à l'écart. Il ne dit rien, je me demande à quoi il pense. Et pourquoi il a essayé d'attaquer madame Miguel. Il a parlé du bleu. Il fait des rêves lui aussi, je le sais. Des rêves comme moi. J'aimerais bien lui parler, mais maman ne voudrait pas. Et il y a toujours un des soldats pour le surveiller. A moi, il ne me fait pas peur. Je crois surtout que c'est lui qui a eu peur. Peut-être qu'il ne comprend pas comme moi. J'aimerais... Maman arrive. Les adultes ont dû décidé ce qu'ils voulaient faire, et elle vient sûrement pour me l'expliquer. Elle ne pleure plus en tout cas. Elle est forte, ma maman. Et je dois l'être moi aussi. »