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  • Lucie 64

    Un p'tit bout de plus!

     

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    Kenneth Marsters poussa la deuxième porte depuis qu'il avait quitté le wagon des passagers en compagnie de Paul Ravert, et le soldat entra le premier dans la nouvelle voiture, en position de combat. Il balaya la semi-pénombre de la voiture éteinte de la lampe de son arme et, lorsqu'il jugea l'endroit sûr, il fit signe à Marsters de le rejoindre. L'ingénieur marchait lentement, prudent ; il avait toute confiance en Ravert, mais il ne baissait pas sa garde pour autant, restant vigilant. Mais le chemin semblait pour le moment relativement sûr. Quand le major avait finalement donné l'ordre aux deux hommes de se rendre aux machines, cela faisait quelques heures qu'on n'avait entendu les créatures rôder de l'autre côté de la première porte ou se jeter contre des cloisons. De la voiture de tête, Daniel Grümman n'avait plus énormément de contrôle sur l'ensemble du train, mais il avait pu rediriger une partie des réserves d'énergie vers l'arrière. Cela affectait le système de chauffage, qui serait du coup presque inexistant du côté des passagers, qui s'étaient emmitouflé de leur mieux. Marsters lui-même avait passé un des manteaux isolants de secours pris dans les réserves du train, et Ravert portait une cape militaire du même tonneau par-dessus sa tenue de sortie bien épaisse.

    -Un wagon de plus, toujours rien à signaler, annonça Ravert dans sa radio à l'attention du major Adams. Nous continues notre progression.

    -Bien reçu Ravert, restez prudents.

    -Toujours, major.

    Il y avait dans tout ce protocole militaire quelque chose de rassurant, songeait Marsters. L'ingénieur n'avait jamais recherché une vie bien cadrée, et il n'était pas un adepte des protocoles, d'où qu'ils viennent, mais dans la situation présente, il s'en accommodait plutôt bien.

    -Cela fait longtemps que vous servez? demanda-t-il sur le ton de la conversation à Ravert. Il aimait bien le soldat, et il était curieux d'en apprendre plus sur l'un de ces hommes en uniforme.

    -Six ou sept ans, je pense. Je n'ai pas une très bonne mémoire des dates ; il faudrait demander à Sungmin, on s'est engagés ensemble. C'était surtout son idée.

    -Sungmin est un chic type. Et il sait y faire. Il n'était pas très content que je me joigne à cette petite escapade.

    Ravert sourit, avec une tendresse qui n'échappa pas à Marsters, qui ne prêtait habituellement aucune attention à ce genre de choses.

    -Sung n'abandonne jamais un patient.Et il peut se montrer redoutablement autoritaire quand il le veut.

    -J'ai remarqué, oui. Lui et vous, vous êtes...proches ?

    Marsters se sentit un peu gêné, de ne pas savoir comment verbaliser sa question correctement, il avait peur de se montrer trop indiscret, ou grossier. Mais il était juste curieux. Il l'avait toujours été, et cela lui avait joué un mauvais tour plus d'une fois. A son grand soulagement, Ravert se contenta d'un rire bref, plus amusé que courroucé.

    -Oui, nous le sommes. Techniquement, le règlement fronce les sourcils sur les relations au sein d'une même escouade, mais la plupart des officiers ferment les yeux. Adams n'a jamais jugé bon de nous séparer, Sung et moi. On ne l'aurait pas bien vécu, sinon. Où il va, je vais. Et vice-versa. On est inséparable depuis...toujours, j'ai l'impression.

    -Vous avez de la chance. Une telle rencontre... C'est une belle chose.

    -Et vous Ken, personne de spécial que vous avez laissé au complexe ? Ou une jolie fille qui vous attend à Haven, peut-être ?

    -Je n'ai jamais...je n'ai jamais vraiment accordé beaucoup d'attention à ces choses-la. J'ai assez de défis sur mon plan de travail...

    -Mais ? Je sens venir le mais, un bon mais ! Ravert souriait de toutes ses dents tandis qu'il les guidait d'un pas prudent à travers le wagon. Ils atteignirent la nouvelle porte de séparation, et le soldat se mit à genou pour travailler sur le verrou. Au contraire des portes extérieures, fermées par le système même, il n'y avait plus que les mécanismes pour fermer les internes.

    -Et bien, disons que lorsque j'ai su que le docteur Ariani était l'une des personnes à l'origine du projet Haven, je me suis dit que j'avais bien envie de faire partie de l'aventure. Marianne -c'est son nom- et moi, on était... plutôt proches durant nos études. Mais je me suis laissé absorber par ces dernières, et ...disons que j'ai laissé passer ma chance. Mais le temps passe, et quand j'ai vu que je pouvais briguer un poste là-bas...

    -Vous avez bien fait, Ken.

    -Peut-être. Mais je pense que ça n'a plus vraiment d'importance...

    Kenneth grimaça de douleur et changea son bras blessé de position, essayant d'en trouvant une un peu plus confortable pendant que Ravert continuer de travailler sur la porte.

    -Pourquoi est-ce que vous dites ça ?

    Kenneth se massa le bras et, la mine sombre, sembla sur le point de dire quelque chose, mais se ravisa au dernier moment.

    -Ah, c'est bon ! s'exclama Ravert, coupant court de toute façon. Je vais l'ouvrir, préparez-vous.

    L'ingénieur serra plus fort le pistolet dans sa main valide ; Adams lui avait fourni l'une des armes de rechange de l'escouade, au cas où. Marsters n'était pas sûr d'en faire un usage flamboyant si besoin était, mais le simple fait de le tenir le rassurait. Un peu.

    -Je suis prêt.

    -Ok, on avance.

    Ravert poussa la porte, arme en avant. Le nouveau wagon était plus sombre que le précédent, dépourvu de fenêtres et les lumières hors d'usage. Le faisceau de la lampe de Ravert perça les ténèbres, mais ce fut le son qui les avertit en premier. Ils entendirent un sifflement guttural, et un grondement sourd. La seconde d'après, la bête attaquait.

  • Lucie 63

    Hop, on avance! ^^

     

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    -Wow, vous vouliez dire que vous saviez ça depuis le début, et vous ne nous avez rien dit ?

    Ed Travers avait bondit comme une furie hors de son siège après que le major eut fini de parler. Le responsable du train était resté à l'écart des autres toute la nuit -personne ne voulait réellement faire affaire avec lui, de toute façon- et il était resté étonnamment silencieux après avoir finalement cessé de se plaindre. Mais la nouvelle que venait d'annoncer Adams avait suffi à lui faire perdre son sang froid et il se dressait maintenant face à l'officier, le visage indigné, rouge de colère. Canton se contenta de lui rendre son regard avec calme, sans mot dire, même s'il ne put s'empêcher de serrer les poings. Travers lui portait sur le système depuis le début, il savait que cela n'allait pas changer, et s'il se retenait de le traiter aussi durement qu'il le méritait, il n'en pensait pas moins. Ce type avait de la chance d'être un simple civil, plutôt qu'une recrue. Là, Canton aurait pu s'en donner à cœur joie. Mais il devait faire bonne figure pour le reste du groupe, et se contenir pour montrer l'exemple. Personne n'avait besoin d'agiter le groupe plus encore. Le poids des responsabilités commençait à peser sur le major : il avait l'habitude d'être en charge, mais il n'avait jamais connu de situation aussi dangereuse. Et cette fois-ci, ses décisions n'allaient pas seulement agir sur les soldats qui s'étaient engagés pour servir, mais sur une bande de civils affolés, même si la plupart d'entre eux faisaient de leur mieux pour le cacher. La nuit avait été longue, et Adams ne s'était accordé que deux heures d'un sommeil difficile après sa séance d'entraînement avec Martha. Après qu'ils eurent tout deux convenu d'attendre le matin pour parler aux autres. Il chercha le regard de Martha, qui le lui rendit avec un sourire d'encouragement. Elle avait initialement réagi assez durement lorsqu'il lui avait tout raconté, mais elle avait fini par se calmer après l'avoir copieusement admonesté. Mais elle le comprenait. Et il avait besoin d'elle, elle réussissait à se faire écouter des autres passagers, ce qui facilitait grandement la tâche au militaire.

    -Je ne vous ai rien dit, Travers, parce que je ne l'avais pas jugé nécessaire. Jusqu'à maintenant. Il s'agit d'une information classifiée, et je pouvais pas la dévoiler comme ça.

    -Pas la dévoiler comme ça ? Travers agita ses bras dans les airs. Ça nous fait une belle jambe ! Vous auriez dû m'en parler tout de suite, je suis en charge de ce train, bordel !

    -Et vous faites un travail incroyable, rétorqua Adams, sarcastique. Vous n'êtes plus en charge de rien du tout. Et j'ai attendu parce que je pensais que nous aurions été secourus, à l'heure qu'il est. Mais sans aucune nouvelle du monde extérieur, j'estime que je n'avais plus le choix.

    -Ce qui m'inquiète, moi, c'est justement que nous n'ayons eu aucune nouvelle du complexe, ou d’Éclat, intervint Kenneth Marsters. L'ingénieur était adossé contre son siège, une couverture sur les jambes. Sa température avait grimpé depuis hier, et il tenait serré contre lui son bras blessé. Sungmin surveillait presque en permanence l'évolution de son état, s'occupant du bandage et de lui administrer de légères doses d'antidouleurs. Mais malgré sa souffrance, l'ingénieur gardait l'esprit clair.

    -C'est inquiétant, en effet, reprit Adams en fusillant Travers du regard, qui retourna prendre place dans un coin du wagon, boudeur. D'un côté comme de l'autre, cette ligne terrestre semble compromise, je ne vois pas d'autres mots. Nous n'avons aucun moyen d'entrer en contact avec eux.

    -Les complexes auraient aussi bien pu s'écrouler dans un nuage de poussière et de roche que nous n'en saurions rien...maugréa Arthur Kent. L'écrivain semblait perdre en optimisme au fur et à mesure que la situation s'éternisait, et il avait sur le visage un air sombre qui ne lui allait pas du tout.

    -Puisque nous ne pouvons rien savoir, il ne sert à rien de s'inquiéter plus que de raison. Votre imagination s'emballe, Kent ; gardez là pour vous.

    L'écrivain voulut répliquer quelque chose mais Martha, assise en face de lui, lui posa une main conciliante sur l'épaule, et lui adressa un sourire d'encouragement. Kent réussit à le lui rendre et hocha la tête à contrecœur, laissant Adams continuer. La tête reposant sur les genoux de sa mère, Lucie s'agita dans son sommeil. Martha n'avait pas eu le cœur à la réveiller alors qu'elle semblait si bien dormir ; elle lui raconterait le tout plus tard. Pour le moment, le sommeil de l'enfant semblait assez profond pour que même les éclats de voix de Travers ne la réveillent pas. La seule autre personne à être aussi calme qu'elle n'était autre que Diego Delgado, toujours restreint. Le prêtre n'avait pipé mot depuis la veille et il dormait lui aussi, installé à l'écart des autres, sous la vigilance constante des soldats de l'escouade. Martha eut l'impression que Delgado et Lucie sursautèrent au même moment, comme s'ils partageaient un même rêve, et cette idée lui fit froid dans le dos. Mais le calme les avait regagnés presque aussitôt et elle se força à reporter son attention sur la discussions en cours, reléguant l'incident au royaume des coïncidences. Et puis il fallait dire qu'elle non plus n'avait pas beaucoup dormi...

    -Le fait est que nous ne pouvons rester coincés ici éternellement, disait le major Adams. Les vivres vont finir par s'épuiser, de même que les réserves d'énergie du train. Si j'en crois le capitaine Grümman, il y a de fortes chances qu'elles s'épuisent avant notre nourriture. Et quand bien même les murs semblent solides, ce n'est pas comme si nous pouvions vivre ici, au milieu de nulle part. Voilà pourquoi je vous parle maintenant de notre avant-poste. Cela fait quelques années que l'Hégémonie essaie d'augmenter notre présence à la surface, et il était logique de partir de la voie ferrée pour se faire. La base dont je vous parle est une des dernières à avoir été construite. D'après les derniers rapports, elle est tout juste opérationnelle, mais je pense que c'est là notre seule chance de revoir la civilisation. Nous y serons à l'abri, et elle a été prévue pour fonctionner de longues périodes d'autonomie.

    -La question que je me pose, c'est pourquoi ces bases sont un secret, et pourquoi elles dépendent des militaires. Sans vous offenser.

    -Vous ne m'offensez pas, Kent, et Martha m'a déjà posé la question. Le fait est que je n'en sais rien. Je me contente des rapports auxquels j'ai eu accès. Mais en tant que soldats, nous sommes entraînés pour affronter toutes sortes de situations, et je suis persuadé que si l'Hégémonie n'a pas encore jugé bon de rendre la nouvelle publique, c'est qu'elle a une sacrée bonne raison de le faire. Pour ma part, j'en suis arrivé à la conclusion que je ne pouvais plus vous cacher cette information plus longtemps. Mes hommes et moi connaissons la direction de cet avant-poste, et nous allons tout faire pour vous y conduire sains et saufs. C'est la seule solution.

    -Je ne veux pas avoir l'air d'un rabat-joie major, mais...comment va-t-on faire pour braver les intempéries et les lézards géants et sanguinaires qui rôdent dans les parages ? Et qui sait ce que la surface nous réserve de plus ?

    -Je comprends vous craintes, monsieur Marsters. Mais selon moi, je pense qu'il est temps pour nous de nous fixer un objectif et de reprendre le contrôle de la situation. Rester ici n'est pas une bonne idée. D'une manière ou d'une autre, ces créatures finiront par trouver le moyen d'entrer. D'autant plus facilement quand les réserves d'énergies seront épuisées et qu'il n'y aura plus que nos muscles pour bloquer les portes. Sans compter le problème des vivres qui finira par nous tomber dessus. Ravert, Grümman et vous n'avez toujours pas réussi à contacter l'extérieur en travaillant sur les radios, et le train ne redémarrera pas. Il nous faut nous emmitoufler dans tout ce que nous avons sous la main, il nous faut trouver un moyen de sortir sans attirer l'attention de ces monstres, et ils nous faut partir. Mes gars et moi feront tout ce qui est entre notre pouvoir pour vous protéger ce faisant. Vous pouvez compter sur nous.

    Kenneth hocha gravement la tête, et le silence gagna le wagon tandis qu'ils réfléchissaient tous aux implications de ce que Canton Adams venait de leur révéler. Les autres membres de l'escouade soutenaient leur officier, ils n'avaient pas besoin de le dire : ils l'auraient suivi n'importe où. Mais Adams n'avait aucune envie d'imposer brutalement son plan aux civils qu'il s'était juré de protéger. Aussi il les laissa prendre le temps de digérer l'information, d'en parler entre eux plus avant si nécessaires. Travers levait les yeux au ciel, bougonnant à propos de l'incroyable stupidité d'aller crapahuter à la surface tandis que Martha, Arthur, Kenneth et John Horst étaient en plein conciliabule. Monsieur Miguel, lui, ne participait pas. Il ne disait pas grand chose depuis la mort de sa femme, et il refusait de s'éloigner de son corps. Quoiqu'il arrive, disait-il, il suivrait le mouvement. Il n'avait pas le choix, de toute façon.

    -Bon, et bien je pense que nous sommes d'accord, n'est-ce pas ? La voix de John Horst était aussi calme et assurée qu'à l'accoutumée et les autres signifièrent leur accord, hormis Travers qui secoua la tête d'incrédulité. Sur les genoux de Martha, la tête de Lucie se redressa lentement, et la fillette ouvrit les yeux.

    -Qu'est-ce qui se passe, maman ?

    -Nous allons essayer de sortir d'ici, ma chérie. Canton... Le major Adams a un plan.

    -Oh. D'accord.

    Lucie accueillit la nouvelle sans la moindre inquiétude. Elle était toujours aussi calme, comme si toutes deux étaient encore dans leur petit appartement du vieux quartier du complexe. Martha se mit à lui caresser doucement les cheveux, tandis que Lucie baillait à s'en décrocher la mâchoire.

    -Et comment allons-nous nous y prendre, exactement ? demanda Arthur, l'air guère convaincu, mais décidé à ne pas abandonner les autres.

    -Ravert et le capitaine Grümman ont suggéré un plan, et nous pensons que monsieur Marsters pourra les y aider. Ces bestioles semblent attirées par la chaleur. S'il y avait moyen d'en condenser une forte dose plus loin dans le train, peut-être que nous pourrions attirer ainsi leur attention. Nous en profiterions alors pour nous faufiler à l'extérieur et pour avancer aussi vite que possible, loin d'ici. D'après mes indications concernant l'avant-poste, il nous faudrait de nombreuses heures -peut-être une bonne demi-journée- pour y arriver à pied, ainsi confronté aux éléments. Mais si nous ne nous arrêtons pas et que nous restons vigilants, nous devrions y arriver.

    -Au point où on en est, ça pourrait marcher, dit Marsters, pensif. Paul et moi devrions arriver à quelque chose de correct avec les machines, il faudrait...

    Au même moment, la radio du major se mit à crépiter et il la porta à son oreille :

    -Capitaine Grümman ?

    -Major, crachota la voix du conducteur à travers l'appareil. Je ne sais pas où vous en êtes dans les délibérations, mais nous avons un problème : toutes les portes extérieures sont bloquées, le système n'arrive plus à les déverrouiller. Il est impossible de les forcer manuellement : nous sommes coincés tant que ce sera le cas. Les portes intérieures fonctionnent encore normalement, cela dit. Mais je ne sais pas pour combien de temps, tout part à vau-l'eau...

    -Fantastique, gémit Arthur Kent. Et vous savez quoi ? Je ne suis même pas étonné. Ce genre de choses finit toujours par arriver.

    -Je vous avais bien dit que c'était une idée stupide ! On est aussi bien ici ! renchérit Travers.

    -Gardons tous notre calme. Cela nous rajoute simplement une étape supplémentaire, rien d'affolant. Un simple délai. Marsters, Ravert, vous vous sentez d'attaque pour régler le problème ? J'imagine que c'est dans votre domaine de compétences.

    -Ça tombe bien, Paul et moi devions justement passer par la salle des machines, sourit faiblement l'ingénieur, serrant les dents à cause de la douleur. Mais il semblait décidé, et il se leva doucement.

    -Bien. Ravert, je vous confie monsieur Marsters. Quant aux autres, nous allons rassembler tout ce dont nous aurons besoin pour notre petit voyage, et nous tenir prêts : nous avons du pain sur la planche !

  • Lucie 62

    Lucie n'est pas morte. Espérons que ça va durer!

     

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    -Bien, ne bougez plus, conservez votre équilibre. Bloquez votre respiration le temps de viser.

    Martha Robbins ferma brièvement les yeux, le temps de prendre une profonde inspiration, et ne les rouvrit que lorsqu'elle se sentit aussi détendue qu'elle pouvait l'être étant donné les circonstances. En face, elle pouvait voir la porte du wagon où elle se trouvait, celle qui avait té bloquée par l'escouade dans leur périple pour rejoindre les passagers. Au-delà, la mort rôdait et Martha avait l'impression d'entendre ses griffes cliqueter sur le sol froid du train. Cela faisait longtemps que les créatures n'essayaient plus de se jeter contre cet obstacle, mais elles étaient toujours présentes, sifflantes et dangereuses. Le froid, la neige et le vent à l'extérieur, une meute de monstres sauvages à l'intérieur et, dans tous les cas, seul du métal et un système fragile se dressaient entre Lucie et un redoutable danger. Et si elle ne pouvait rien faire face au climat qui se déchaînait, Martha pouvait au moins se préparer au maximum pour protéger sa fille du reste. C'est pourquoi elle avait demandé au major Adams de lui enseigner les quelques rudiments dont il était capable.

    -Fixez votre cible, isolez-la du reste du paysage, et gardez encore votre souffle, pour assurer votre stabilité. Attendez...

    Canton se saisit des poignets joints de son élève et les releva, ajustant leur position. Martha grimaça, non pas à cause d'un tel contact, mais parce que l'arme de service qu'elle tenait braquée dans le vie pesait bien plus lourd qu'elle en avait l'air. Le pistolet du major n'était pas très grand pourtant, et ce dernier l'avait manié avec la plus grande facilité. Mais pour quiconque n'avait pas eu l'entraînement adéquat, cela restait un objet étrange et guère pratique à tenir en main. Il s'agissait du modèle de base réservé aux officiers de l'Hégémonie, et comme la plupart de son matériel, il était robuste et fiable, bien que guère élégant. Il était surtout fait pour durer, dans une société où les moyens de production étaient limités. Il n'existait pas de modèle plus léger destiné aux civils, pour la simple bonne raison que les armes n'étaient manufacturées que pour les soldats qui les maniaient. Il existait néanmoins un marché noir qui pouvait procurer de telles armes « égarées » à ceux qui y mettaient le prix. Martha le savait, parce qu'elle avait envisagé plus d'une fois de s'en procurer une. Elle avait failli conclure une telle affaire une année plus tôt, mais le vendeur s'était éclipsé en catastrophe avant même que Martha ne tienne l'arme à feu usée dans ses mains. La rumeur d'un contrôle de sécurité avait remonté la foule du vieux quartier, et la jeune femme n'avait pu que se mêler à elle, sans ce pour quoi elle était venue. Et elle n'avait jamais su si cela avait été une bonne chose... Mais aujourd'hui, la question ne se posait plus. Elle avait demandé au major de l'aider parce qu'elle ne supportait plus d'attendre sans rien faire, et que la seule idée d'être incapable de participer à la protection de sa fille la rendait malade. Son ton n'avait de toute façon laissé aucun choix au major, et ils s'étaient éloignés autant que possible du wagon où les autres passagers avaient établi leurs quartiers.

    -Gardez les jambes solides et les pieds bien campés sur le sol. Vous en aurez besoin pour gérer le recul, vu que nous n'en avez pas l'habitude. Si vous devez tirer pour de bon, bien entendu. Là, on se contente du pointeur laser. Vous avez la cible en mire ? C'est quand vous le sentez.

    Martha se passa la langue sous la lèvre supérieure, signe chez d'elle d'une nervosité qu'elle luttait pour maintenir sous contrôle. Elle redressa légèrement les épaules sous le regard approbateur de Canton, qui lâcha prise, et elle se concentra sur le gobelet en plastique qu'Adams avait posé en équilibre sur la poignée de la porte. Elle sentait tout le poids de l'arme influencer sur sa posture mais la conserva sans ciller. La respiration toujours bloquée, elle compta mentalement jusqu'à trois...et pressa la détente. Un faisceau de lumière rouge jaillit du canon pour venir pointer droit sur le gobelet. Canton n'avait pas jugé bon de décharger à balles réelles à l'intérieur du train sans que cela ne soit absolument nécessaire. Il n'avait pas envie de stresser les passagers les plus sensibles, ou d'agacer plus que nécessaires les créatures ; et puis il comptait bien économiser chacune des balles que l'escouade avait en réserve. Le système de pointeur laser intégré aux armes de l'Hégémonie était utilisé dans la plupart des entraînements sur le terrain, frappant les combinaisons spécialement conçues pour y réagir, simulant de véritables touches et indiquant à leurs porteurs l'instant où ils étaient blessés ou mis hors combat. Ici, Adams n'avait pas de combinaison, seulement un bête gobelet. Il n'était certainement pas conçu pour réagir au pointeur, et il était loin d'être une cible mobile et imprévisible, mais il faisait office de base, et Canton pouvait difficilement enseigner à Martha Robbins autre chose que les bases.

    -Bien joué soldat, en plein de le mille. Ce gobelet aurait été un pigeon, et il y aurait eu une balle dans votre arme, ce ne serait plus qu'un tas de plumes voletant dans les airs maintenant !

    Canton se fendit d'un sourire appréciateur. Même s'il ne s'agissait que des bases, il trouvait agréable de les enseigner à Martha. Cette femme apprenait vite, et elle était aussi déterminée que les plus redoutables soldats que le major avait eu à côtoyer. Et bien plus dégourdie que la première recrue venue.

    -Vous tirez sur des oiseaux, à l'entraînement ? Martha haussa un sourcil réprobateur qui n'avait rien à envier aux regards les plus courroucés jamais vus sur un officier supérieur. Le sourire de Canton s'effaça comme par réflexe, aussitôt remplacé une grimace empruntée.

    -C'est une façon de parler, plumes comprises. Enfin, on a des pigeons d'entraînement, mais c'est comme ça qu'on appelle nos petites plate-formes électroniques de ciblage. On les déploie pour...

    -Je vous taquine, major. Vous devriez vous en rendre compte, maintenant.

    -Beau tir, en tout cas, reprit Canton en se raclant la gorge. Bonne maîtrise de la respiration, maintien impeccable... Ce gobelet n'avait aucune chance.

    -J'essaie de ne jamais laisser la moindre chance aux verres que je rencontre, qu'ils servent de cible ou qu'ils soient remplis de whisky. Je ne cracherais pas sur le second, à vrai dire.

    -Moi non plus. Oh, Martha ?

    -Oui ?

    -Vous pouvez baisser les bras, maintenant.

    -Oh.

    Martha réalisa à quel point elle était encore tendue et relâcha les muscles de ses bras et de ses épaules, baissant l'arme qu'elle braquait toujours sur sa cible. Sur un geste de Canton qui l'invitait à s'asseoir, elle s'installa sur le coin d'une caisse, tandis que le soldat prenait place en face d'elle. Ils échangèrent un bref sourire. Dans ses mains, Martha tournait et retournait le pistolet sans même y penser. Manifestement, son esprit était en proie à des préoccupations qui allaient au-delà de la situation présente, et Adams se demandait s'il devait essayer d'aborder le sujet. Qu'il n'ait aucune réelle idée du sujet en question à aborder ne lui facilitait pas la tâche. Depuis toujours, il avait été un homme d'action plus que de paroles. Les mots lui semblaient souvent...compliqués, capable d'une influence redoutable qui profitait du moindre instant pour échapper à tout contrôle. Et Canton Adams était un homme qui aimait se sentir en contrôle. Que chaque chose soit à sa place et se passe comme elle était censée se produire.

    -Vous avez déjà dû tirer ? Sur quelqu'un, je veux dire.

    La question de Martha prit Canton au dépourvu, ce qui ne lui arrivait pas souvent. Il se sentait curieusement gêné, sans réelle prise sur la conversation et où elle allait le mener. Il prit le temps de réfléchir soigneusement, pesant chacun de ses mots avant de les dire.

    -Oui. Quatre fois, en tout. L'Hégémonie n'est pas une zone de guerre, mais j'ai participé à plusieurs descentes dans des quartiers difficiles du complexe. Des bandes organisées, ce genre de choses. Un incident domestique qui a dégénéré, une fois, quand je faisais mes classes. Le bras armé de l'Hégémonie : elle n'a que nous quand l'action est nécessaire.

    -Et vous avez déjà...

    -...tué quelqu'un ? Canton se fendit d'un sourire dépourvu d'humour. Il s'était attendu à cette question précise. Ceci dit, il sentait bien que ce n'était pas une curiosité morbide qui avait poussé Martha à la lui poser. Oui. Ça m'est arrivé. Je n'avais pas eu le choix, et je préfère en rester là. J'estime qu'il n'est pas nécessaire pour moi d'en parler, j'ai fait ma paix avec ça il y a longtemps.

    -Je comprends.

    Et Canton sut qu'elle comprenait vraiment. Cette femme ne cessait décidément pas de le surprendre. Et de l'intriguer.

    -Je ne vis pas dans le pire quartier après tout, hein? dit-elle. Enfin, vivais. Je ne crois pas qu'on ait jamais eu droit à de descente militaire.

    -Ça reste très rare. Mais dites moi, Martha, qu'est-ce qui vous a poussé à vouloir tenir une arme ?

    -Lucie. Quelle autre raison pourrait-il y avoir ?

    -Je m'en doute, mais j'ai le sentiment que ça ne date pas de notre mésaventure actuelle. Depuis que nous sommes bloqués ici, vous faites preuve d'une détermination dont aucun de mes hommes entraînés n'aurait à rougir et croyez moi, ils sont bien entraînés. Une qualité pareille ne se gagne pas en un jour, alors je me demande ce qui a bien pu vous pousser à être ainsi.

    -La réponse est la même : Lucie. Ça a commencé le jour où je suis tombée enceinte. Comme toute mère, j'ai su que je devrai tout faire pour la protéger. Il s'avère que j'ai dû le faire dès le début. Je n'ai pas eu le choix.

    Martha avait l'air soudain plus fatiguée, et il y avait maintenant quelque chose de hanté dans son regard, et Canton en était troublé. Il ouvrit sa grosse veste d'officier et plongea sa main à l'intérieur. Il en ressortir une petite flasque en acier brillant, qu'il présenta à la mère de Lucie :

    -Vous avez mentionné du whisky juste avant. Ce n'est pas tout à fait pareil, et certainement pas aussi goûtu, mais idéal pour les cas d'urgence. Et je nous déclare en état d'urgence.

    -Vous aurez mis le temps !

    Martha se saisit de la flasque, en ôta le bouchon avec dextérité et but une première gorgée. L'alcool était âcre, mais elle avait connu bien pire. L'espace d'un instant, elle se retrouva projetée dans le petit bistrot où elle avait travaillé tant de soirs ces dernières années, avant de savoir qu'elle pourrait enfin partir pour Éclat en compagnie de Lucie. Elle avala une seconde rasade, avant de passer le récipient au major, qui but à son tour.

    -Merci, dit-elle.

    -De rien. Vous étiez sur le point de m'en dire plus, je crois.

    -Ah bon, sur quoi donc ?

    -Sur vous.

    -Oui, j'imagine que je ne peux plus y couper maintenant, hein ?

    -Je ne compte pas vous tirer les vers du nez.

    -Pas d'ordre direct alors ?

    -Vous n'êtes pas une de mes recrues. Je ne hurle que sur mes recrues. J'aime bien ça, hurler sur mes recrues. Ça me détend.

    -Je suis sûre que j'aurais fait une excellente recrue.

    -Sans aucun doute. Mais je pense que c'est vous qui auriez fini par me crier dessus.

    -Ou j'userais de mon maintien.

    -Pardon ?

    -C'est vous qui l'avez dit : j'ai un très bon maintien.

    -Oui, euh, c'est...bien. Le maintien.

    -Je suis sûr que vous dites ça à toutes vos recrues.

    Canton n'était plus sûr de la tournure que prenait la conversation. Il avait laissé Martha dévier du sujet d'origine sans même sen rendre compte, et il réalisait une fois de plus qu'il ne savait pas vraiment comment réagir face à cette femme. Ce qui ne le surprenait guère, quand il y réfléchissait : il n'avait jamais vraiment été très adroit dans ses relations avec l'autre sexe. Les seules femmes qu'il comprenait portaient l'uniforme et, dans ce cas, elle n'était pas plus des femmes que les hommes étaient des hommes : elles étaient des soldats, comme lui. Martha Robbins aurait d'ailleurs fait un excellent officier, il en était persuadé. Elle aurait porté l'uniforme comme une seconde peau, et avec un tel maintien... Canton secoua la tête, décidant de ne pas s'aventurer plus avant dans ces histoires de maintien. Il aurait préféré partir au combat.

    -Vous allez la garder pour vous ?

    Martha le tira de ses réflexions et désigna la flasque, qu'il tenait encore. Avec un sourire d'excuse, il la lui tendit pour qu'elle en avale une nouvelle gorgée. Elle s'essuya le coin des lèvres et resta quelques instants silencieuse, son regard donnant l'impression de se perdre au-delà de Canton et du train. Puis elle poussa un soupir, presque imperceptible, et Canton se pencha en avant, attentif.

    -Il n'y a pas grand chose à dire, commença-t-elle. C'est une histoire vieille comme le monde. Je n'en parle pas, parce qu'il n'y a pas grand chose à en dire, et que ça me rappelle à quel point j'ai pu faire de mauvais choix. Et celui qui vient en tête concerne le père de Lucie. Ce n'est...ça n'a jamais été un homme bien. L'espace d'un court instant, j'ai cru que tout pouvait changer -que je pourrais le changer- mais j'ai eu tort. Terriblement tort. Le jour où j'ai appris que j'étais enceinte, je suis partie, sans lui annoncer la grande nouvelle. J'ai utilisé toutes les ressources à ma disposition -et plus encore- pour disparaître, loin de lui. Cela ne lui a pas plu, et il m'a cherchée. Il ne m'a jamais trouvée, et je crois qu'il n'a jamais appris pour Lucie -dieu merci!- mais il n'a pas fait dans la délicatesse. Il a fini par se faire arrêter, et j'avais alors pensé que je n'aurais plus besoin de me soucier de lui, je pensais qu'il n'allait plus jamais sortir du trou où on l'avait fourré. J'ai eu tort, j'ai fini par apprendre qu'il avait été libéré et j'ai pris peur. C'est à partir de ce moment que j'ai tout fait pour être sur la liste de Haven. Avec son casier, il ne pourrait jamais me suivre là-bas même s'il finissait par retrouver ma piste.

    Pendant que Martha parlait, Canton avait repris la flasque et avait siroté quelques gorgées du breuvage. Il attendit que Martha lui fasse signe de lui repasser l'objet pour réagir :

    -Cet homme... Il était mauvais à ce point là ?

    -Il l'était. Et dangereux.

    -Pour qu'il réussisse à vous faire peur à ce point, je n'en doute pas. Je ne vous imagine pas facilement effrayée.

    -Je n'avais pas peur de lui...jusqu'à Lucie. C'est seulement à partir de ce moment que j'ai réellement commencé à avoir peur. Et j'ai longtemps cru que c'était déjà trop tard. Le plus mauvais choix, comme je l'ai dit...

    -Je ne sais pas... Comme je vois les choses, ce choix vous a apporté quelque chose que vous ne pourrez jamais regretter : Lucie.

    -Lucie. Martha sourit, et offrit la flasque au major, qui l'accepta à nouveau. Oui, s'il y a bien une chose que je n'ai jamais regretté, c'est elle.

    -C'est une enfant très bien, dit Canton, qui ne s'y connaissait pas vraiment plus en enfants non plus, mais qui avait très vite appris à apprécier cette gamine en particulier. Elle est très courageuse, comme vous.

    -Oh, avec elle et moi, je ne sais pas s'il s'agit tant de courage que d'une forme particulière d'inconscience, doublée d'une curiosité insatiable concernant ma fille. Mais oui, elle ne s'effraie pas facilement. Je ne crois qu'elle ait jamais eu peur, vraiment peur je veux dire. Même ses cauchemars n'ont que peu d'effet sur elle. Je ne suis même pas certaine qu'elle en ait vraiment.

    -Et vous, Martha ?

    -Qui n'en a pas ? Mais vu la situation, j'ai envie de dire que nous en vivons déjà un. Je vais me contenter d'avoir peur des méchants lézards qui rôdent autour de nous, du froid, des prêtres fous et de tout ce qui va avec.

    -De ce côté, nous avons de quoi faire...

    -C'est pourquoi je suis content que ce soit vous dans ce train, avec nous.

    Martha posa une main sur l'avant-bras de Canton, qui s'en sentit plus troublé que jamais.

    -N'importe quelle escouade agirait de même, finit-il par dire, peu sûr de lui.

    -Je ne sais pas. Pas comme vous.

    Elle se rapprocha un peu plus, quittant la caisse qu'elle avait choisie pour s'asseoir. Adams ne bougeait plus, incapable de trouver comment réagir. Avec douceur, Martha caressa d'une main la joue burinée par le temps et les épreuves du major.

    -Si nous devons rester coincés ici, je ne voudrais voir personne d'autre en charge...

    -A ce sujet... Canton saisit délicatement le poignet de Martha, et chercha son regard. Il poussa un bref soupir ; il allait bien devoir finir par en parler aux passagers du train de toute façon, alors autant le faire maintenant, et commencer avec elle. A ce sujet, il y a quelque chose dont je dois vous parler...