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Not dead yet!

La roue du chariot tape dans imperfection du bitume, et pour la énième fois vous poussez un soupir exaspéré. Du moins dans l’intention. Dans les faits, votre soupir ressemble plus au dernier râle d’un moribond qui aurait avalé son ventolin. Mais ça n’empêche pas que vous êtes agacés. Indigné, même ! Une fois encore, c’est à vous qu’à échu la corvée des courses hebdomadaires. Sous prétexte que votre tendre moitié, qui travaille dans un supermarché, voit assez de rayonnages pendant sa journée et que vous pouvez bien faire ça pour elle. Elle a également dit que cela vous ferait bien de mettre un peu le nez dehors. Vous avez été assez outré par le tout. Premièrement, vous aidez au maximum de vos possibilités à la maison. Ce n’est pas de votre faute si lesdites possibilités sont limitées. D’autant plus qu’au final, c’est votre chère et tendre qui finit par vous interdire de mettre la main à la pâte : vous êtes tellement distrait que vous avez failli faire brûlé l’appartement la dernière fois que vous avez tenté de repassé, et vous jurez que l’aspirateur essaie de vous tuer en vous tombant dessus à chaque fois que vous ouvrez le placard. Quant au nez dehors, vous ne voyez pas en quoi elle viendrait fourrer le sien dans les affaires du vôtre. La place de votre nez est au milieu de votre figure, et la place de votre figure est là où il fait bon chaud et où vous n’avez pas à tirer le chariot à commissions. Sur plus d’une rue et demie. Parce que le nid douillet –où vous n’êtes pas en ce moment pénible, vous tenez à le faire remarquer- est situé au sommet de la rue principale du quartier. Qui dit sommet di pente, et qui di pente dit que vos pieds, eux, refuseront de vous dire quoi que ce soit pendant au moins trois jours. Oui, vous avez les pieds boudeurs. Comme leur maître, ils ont du caractère.

Or donc, cette rue, vous la descendez une fois sur deux en courant après le chariot qui a échappé à vos doigts maladroits, et vous la montez en tirant derrière vous le même chariot, rempli de victuailles et de matériel qui vous permettraient de vous mettre à votre compte en ouvrant votre propre épicerie. Quant au chariot… Ou plutôt, comme vous l’appelez, LE chariot. La beste. Le tueur à roulette. Une monstruosité de la technologie d’antan, fruit des délires de l’esprit sordide d’un ingénieur qui avait dû être torturé à morts des années durant avant d’accoucher de l’enfant de Satan dans la douleur et la honte. Et oui, le fils du diable à des roulettes. Et pas n’importe quelles roulettes. Les petites choses vicieuses semblent dotées d’une vie propre et ne sont pas très bonnes voisines : elles passent leur temps à aller dans la direction opposée à l’autre, comme vous lorsque vous faite brusquement demi-tour dans le couloir de l’immeuble quand vous entendez les pas de madame Michoud, la vieille dame de l’étage du dessous. Vous ne savez pas quelle a été la technique utilisée pour assembler les pièces de cet engin des enfers (le chariot, pas madame Michoud). Outre les roues qui se barrent chacune de leur côté à la moindre occasion, le châssis est tordu comme le dos d’un retraité, la poignée se décroche tous les six cents vingt sept mètres (vois avez compté, c’est systématique ! Quand vous dites que cette chose est possédée ! ), et il s’avère aussi maniable qu’un traité de philosophie kantienne. Vous ne savez même plus d’où il vient. Aussi loin que remontent vos souvenirs, il a toujours fait partie de la famille, et vous aviez naïvement accepté de le prendre avec vous lors de votre départ du cocon familial. Vous en voulez encore à vos parents, qui maintenant font leurs courses en voiture et n’ont plus de problèmes de dos. Pourquoi vous obstinez-vous à vous servir de ce truc, alors ? Parce que vous détestez jeter quoi que ce soit. « Ca peut toujours servir » est votre leitmotiv. L’ennui, c’est que selon vous, plein de choses « peuvent encore servir ». Des fois que vous auriez besoin de colmater une brèche dans un mur avec des vieux tickets de cinéma, par exemple. Et puis, admettre que ce chariot vous mène la vie dure serait admettre que vous vous êtes fait avoir en acceptant de le prendre, ce que votre fierté toute masculine vous interdit catégoriquement.

Alors vous revoilà une fois de plus en train de remonter la rue chargé comme une tribu tzigane, avec ces putains de roues qui tapent contre tout ce contre quoi elles peuvent taper. A croire qu’en plus du reste, le concepteur fou à rajouté à ses bébés difformes un système de tête chercheuse pour truc qui tapent. Minuscules trous sur le béton, bords de trottoirs, vos propres pieds et, une fois, la queue d’un chat que vous n’avez jamais revu traverser le quartier. Votre dos vous fait souffrir, et vous ne sentez presque plus votre main, cramponnée à la poignée du machin qui cahote vicieusement derrière vous. Selon votre amour de toujours –encore elle- ça vous fait mettre le nez dehors, et faire de l’exercice. Vous avez patiemment tenté de lui expliquer que si vous évitiez l’exercice, c’était justement parce que vous le soupçonniez d’être pénible et douloureux. Vous aviez raison, évidemment. Mais elle s’était mise à pointer du doigt votre ventre un peu trop rond, et vous avez sur le champ abandonné la partie. Vous avez peut-être un petit ventre, comme on dit, mais vous ne voyez pas en quoi c’est une raison d’en parler. Et vous préférez nettement vingt minutes d’aller et retour pénible que les semaines de régimes que vous promet la créature de rêves qui partage vos jours. Des régimes sans matières grasses, des régimes sans si, des régimes sans ça, des régimes avec-un-peu-de-tout-mais-tellement-peu-que-vous-avez-aussi-bien-l’impression-de-ne-pas-manger-du-tout ou encore des régimes avec des points (régimes auxquels vous ne comprenez rien et dont vous perdez le fil après deux jours laborieux à peser la moindre de vos portion. Vous avez définitivement banni ce régime là de votre vie quand vous avez découvert avec stupeur qu’une branche de chocolat cailler représentait en points la moitié de ce à quoi vous aviez droit en une journée. Faut quand même pas pousser). Non pas que la fille en question soit fana de régime. Au contraire. Quand elle s’y essaie, elle tient glorieusement trois heures avant de vider le frigo (peut importe ce qu’elle y trouve, tant qu’elle peut le recouvrir de crème chantilly). Sans prendre un gramme. Il n’y a pas de justice, c’est un fait bien connu dans le monde.

Pour couronner le tout, vous avez froid. Vous avez froid dès le premier septembre. C’est sans doute psychologique, mais vous ne pouvez plus sortir sans une écharpe autour du coup, un pull et un manteau dès que la première des feuilles vire au rouge. Au risque d’en être ridicule, notamment parce que vous appréciez les écharpes aux couleurs vives, presque fluo. Un goût que ne partage pas l’être aimé mais devant lequel elle a cédé. Entre les écharpes orange fluo et un homme malade à la maison (angines, rhumes, otites, vous pourriez faire vivre un laboratoire pharmaceutique à vous tout seul dix mois sur douze), le choix a pour elle vite été fait. Et pendant que vous peinez pendant cette interminable montée, c’est votre nez qui en pâtit le plus, lui qui n’avait rien demandé à personne. Mais vous ne pouvez niez que prendre l’air vous fait du bien. C’est un de ces moments où vous n’avez pas d’autre choix que de laisser vos pensées vous distraire, et c’est fou ce qu’on peut avoir comme idées lorsqu’on marche. Aller chercher le pain et les cornichons s’est plus d’une fois avéré être un souverain remède contre la maladie de la page blanche, ce qui rend tout le monde heureux. Celle que vous aimez peut avoir des cornichons dans ses sandwichs et votre éditeur des pages à publier (distrait comme vous l’êtes, vous attendez le jour où vous apporterez les cornichons à votre éditeur ébahi et où vous glisserez les pages entre le jambon et la moutarde). C’en est presque libérateur. Vous observez distraitement les passants, ceux qui, comme vous, reviennent des courses avec sacs et chariots, et les autres. Souvent, vous entendez les cris des enfants du coin, qui profitent de la fin de journée pour passer un peu de temps avec les copains, à jouer au foot sur le vieux terrain de l’immeuble du coin de la rue, ou à courir les uns après les autres sur le trottoir. Vous vous plaisez à les entendre se raconter leurs jeux, bien loin des soucis qu’ils connaîtront des années et trois boutons d’acné sur le front plus tard. Vous vous demande quand vous avez perdu cette faculté incroyable à vivre dans l’instant qu’on les gosses. Pour eux, demain n’est jamais réellement important. Ils se rendent compte qu’il existe, bien sûr, et ils peuvent se réjouir du lendemain comme le craindre, mais de manière presque abstraite. Sans connaître l’ennui, toujours occupé à quelque chose ; courir, rigoler, faire ses devoirs, râler, jouer… Ils vivent chaque minute dans l’instant pur, sans s’en rendre compte. Vous pensez d’ailleurs que c’est au moment où on se rend compte des minutes qui passe que l’on perd cette formidable capacité à embrasser le présent. Dès que l’avenir, dès que demain devient une notion concrète, il y a toujours une partie de soi, de plus en plus grande, qui s’y consacre. Etudier pour réussir plus tard. Travailler pour avoir de quoi vivre plus vieux. Ceci ou cela dans le but de cela ou ceci demain, dans trois jours ou un mois. Devenir grand, c’est être usé par l’avenir. Alors vous profitez de ces moments où votre esprit s’évade pour oublier qu’il a des kilos de coca, de cornichons et de pain sur les bras, et où il rencontre à nouveau celui de ses enfants qui jouent dans la rue. Puis vous arrivez enfin au sommet, à la porte de votre immeuble, et quand vous vous retournez c’est avec l’impression de contempler votre passé. Après tout, l’enfance, c’est un peu comme courir jusqu’en haut de la rue. Une fois arrivé en haut, on se rend compte que la route est derrière nous. Et puis il y a le présent, celui pour lequel vous vous battez d’arrache-pied, pour qu’aujourd’hui soit toujours demain. Alors vous poussez la porte et vous préparez à gravir les deux étages qui vous séparent du maintenant chaud et douillet qui vous attend. Si la rue est une enfance, la vie est une ville. Alors mieux vaut bien le prendre et décider d’aimer marcher un peu. Puis vous tournez les clefs dans la serrure, heureux d’en être arrivé à cette conclusion et d’avoir tiré le chariot sur toutes ces marches sans rien renverser malgré ses tentatives pernicieuses pour se débarrasser de son contenu. Et vous suspendez soudain votre geste : vous avez oublié le pain.

Putain de rue, ouais.

Commentaires

  • Gé-nial!!!
    J'en veux encore, maître renard, racontes-nous plus d'histoires! ^^

  • Et le pain, c'est quoi comme métaphore? ^^

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