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  • Celle qui ne se vidait jamais

    Et oui, vous ne rêvez pas braves gens, une nouvelle historiette, de la fameuse série des... ben, des historiettes! Ca faisait longtemps!^^ Basée sur un fait réel et mystérieux, souvent rencontré dans les restaurants asiatiques...

     

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    Vous adorez manger asiatique. Vraiment. Depuis votre découverte de cette cuisine si riche et variée, aux saveurs toujours surprenantes, vous grommelez lorsque vous êtes obligé de manger autre chose. Comme lorsque votre ami Kevin vous force à venir avec lui s’attabler devant le comptoir d’un des restaurants « remise en forme » qu’il adore, où vous vous retrouvez à brouter de la salade (sans sauce) debout au bar (sans tabouret). Et à boire ces horribles smoothies aux fruits, censément si bon pour la santé alors qu’ils ont failli vous coûter la vôtre au moins une fois suite à un désastreux cas d’allergie grave à la papaye. Depuis, vous évitez coûte que coûte ce fruit maudit –ce qui n’est pas spécialement difficile, certes- et préférez les raviolis aux crevettes à ceux en épinards et sans croûte (ce qui représente néanmoins un certain tour de force dans l’art du ravioli qui vous sidère).  Non, vous, c’est définitif, vous préférez rester en-dehors de tout restaurant trop sain comme ceux de Kevin, ou trop lourds comme la plupart des endroits dits « tradition » qui cuisinent joyeusement dans l’huile et le beurre. Ce n’est donc pas par attrait particulier des mystères des millénaires et riches cultures asiatiques que vous fréquentez les restaurants de leurs dépositaires ; non, la raison est bien plus terre-à-terre : ça a bon goût. Voilà tout. Fort heureusement, votre manie à sélectionner les bistrots par la disposition ou non de caractères tordus et étranges sur leurs enseignes est quelque chose que vous partagez avec l’être aimé, que vous avez très rapidement converti. Ce qui ne l’empêche pas d’aller parfois manger de monstrueux steak frites de son côté sans jamais prendre un gramme, comme on le sait.

     

    Bref, voilà qui explique votre présence à une table de votre petit restau asiatique préféré, celui de l’autre côté de votre rue qui a ouvert il y a quatre ans, deux mois, une semaine et 4 jours et que vous fréquentez assidûment depuis le premier jour d’ouverture. Vous y êtes devenu un tel habitué que le personnel de l’établissement vous appelle par votre prénom, vous garde toujours le même coin de table et vous demande où vous êtes dans l’écriture de vos histoires. Certains suggèrent même quelques idées par-ci par-là, comme un sympathique ado embauché en extra qui ne manque jamais de répéter que, quelle que soit l’histoire, « c’est toujours mieux avec un dragon ! ». Un principe auquel vous êtes assez d’accord, même si vous vous demandez toujours comment intégrer un flamboyant dragon dans un récit moderne à base d’intrigue technologique se passant dans une grande ville du coin (très pratique pour vos repérages et, si le succès suit, ne pas oublier de penser à demander des droits à l’office du tourisme pour les futures visites provoquées par vos quelques pages. Parfaitement.). Et voilà qui y explique précisément votre présence ce soir-là, en compagnie de celle que vous aimez, de votre éditeur et de sa dernière femme. Oui, le fameux éditeur qui habite à la campagne loin de tout et vous force à passer de longues heures dans le train lorsqu’il a besoin de vous voir en personne. Ce qui vous fait principalement râler pour le principe, parce qu’il y a toujours de l’excellent bourbon au coin de sa cheminée, que sa collection de guidons de vélos de toutes les âges et de tous les pays ne manque pas de vous fasciner et que vous avez même réussi à apprécier l’énorme boxer qui vient amoureusement baver sur vos genoux à chacune de vos visites. Ce qui vous a plus d’une fois pousser, les jours suivants, à devoir aller vous acheter une nouvelle paire de pantalons, provoquant en vous tout le déchaînement émotionnel d’une bête visite au rayon fringues, on le sait aussi. Mais ce soir est l’un des rares où votre cher éditeur à le besoin de se rendre en ville pour régler quelques affaires, et vous avez proposé de se retrouver tous ensemble pour un petit repas détendu dans votre restau favori du quartier. Et si votre patron fréquente régulièrement les établissements de la haute et grande cuisine, il a néanmoins été charmé de l’idée, lui qui a passé la plus grande partie de sa vie à voyager aux quatre coins du monde dans des conditions plutôt précaires et à manger ce qu’il pouvait où il pouvait. Cela ne fait que quelques années qu’il a posé ses valises et sa vieille machine à écrire pour se retirer à la campagne et éditer les livres des autres. Cela va sans dire que chacune de vos rencontres est remplie d’anecdotes aussi fascinantes que pittoresques qui pourraient remplir une collection de la Pléiade si l’homme se décidait un jour à publier ses mémoires. Et c’est cet homme avisé et expérimenté qui avait décelé en vous un gramme de talent et vous avait offert les portes de ce métier que vous adorez (quand il ne vous rend pas plus fou que vous ne l’êtes déjà ; le métier, pas l’éditeur). Vous adorez cet homme, qui est un peu pour vous le grand-père aventureux et fantastique que vous n’avez jamais eu. Votre compagne –généralement barbée par tout ce qui peut ressembler de près ou de loin à un dîner d’affaires- s’est tout autant entichée de l’homme, et ce n’est pas la première fois que vous avez l’occasion d’être ainsi réunis. Quant à la dernière épouse en date de votre éditeur, une ancienne journaliste, elle se révèle d’agréable compagnie malgré la teinture rouge vif de ses cheveux qui manque de vous aveugler entre les raviolis au porcs et les chips aux crevettes. A passé soixante ans, votre éditeur a toujours cru en l’amour et au mariage, tout en rajoutant que comme avec le Père Noël, ce n’est pas parce qu’on y croit que ça fonctionne vraiment. Après un premier divorce d’une femme qui le rendait fou d’amour et fou tout court, il avait fini par rencontré une jeune d’à peine trente ans quand il en avait cinquante-sept, espérant qu’elle survivrait à sa mère à lui, pour qui critiquer les choix de son aventureux de fils était  le principal passe-temps. Mais rien ne fonctionna comme prévu. Sa jeune épouse mourut d’un crise cardiaque six mois après le mariage (et cinq jours après avoir passé un week-end avec son mari et sa belle-mère) et à ce jour, la mère de votre éditeur va bientôt passer centenaire et se porte comme un charme. Enfin, après quelques années passées en compagnie de la première femme, revenue pour un tour, votre boss et ami avait fini par se poser avec sa dernière rencontre, celle qui mange avec vous aujourd’hui dans ce petit restau de quartier.

     

    Et toute la soirée ne pouvait que continuer à se passer à merveille… si vous n’aviez pas fait l’erreur de commander pour vous un thé de jasmin. Vous adorez le thé plus encore que la nourriture, c’est dire, mais vous vous faites généralement un point d’honneur à ne jamais en commander lors de vos très nombreuses escapades dans les restaurants asiatiques. Pour une raison à la fois simple et emplie de mystères ancestraux (voilà où ils les cachaient !) : quel que soit le restaurant asiatique, lorsque vous commandez une théière de jasmin, elle ne se vide plus. Jamais. C’est comme une sorte de bénédiction mêlée de malédiction, un phénomène inexplicable de physique, de la magie sortie tout droit d’un dessin animé de Merlin l’Enchanteur… Et pourtant, de temps en temps, quand la compagnie est bonne et que vous pensez à autre chose, vous vous laissez avoir. Et vous commandez une théière de thé de jasmin. Et malgré votre expérience en la matière, votre amour de cette boisson et un certain optimisme conférant au désespoir, vous pensez que cette fois, ce sera différent. Après tout, ces théières traditionnelles sont si petites, ce n’est pas comme si elles pouvaient contenir de quoi remplir le grand aquarium qui fuit de votre voisin Michel ? Et bien si. Ainsi que deux autres aquariums de secours et le bassin d’un orque dans un parc marin. C’est à n’y rien comprendre : vous remplissez l’une après l’autres les minuscules tasses de rigueur, et si le breuvage est délicieux, il commence aussi à vous remplir plus que nécessaire. A peine avez-vous avalé une tasse que vous vous dites que cette fois-ci, ce sont les dernières… que vous vous retrouvez, trois tasses plus tard, sans avoir aperçu ne serait-ce que la première de ces foutues dernières gouttes !Ce qui explique pourquoi vous vous sentez un peu perdu dans la conversation lorsque vous revenez pour la sixième fois des toilettes en moins d’une heure.

     

    « C’est un fait, les ornithorynques sont indiscutablement ceux qui ont le plus à perdre dans cette histoire ! »  lance votre éditeur d’une voix forte tandis que vous essayez de reprendre discrètement place, un brin gêné.

     

    « Assurément ! » acquiesce la femme de votre vie. « C’est un problème ! »

     

    Et là, inévitablement, tous les regards se portent sur vous, alors que vous venez de vous remplir la bouches de nouilles chinoises avant qu’elles ne refroidissent. Vous déglutissez péniblement, l’air un peu hagard, ne sachant pas trop que dire. Lors de votre dernier départ précipité au petit coin, la conversation portait sur les conditions des travailleurs dans les fabriques textiles d’Amérique du Sud. Et alors que vous plissez le front, cherchant à faire le lien entre les textiles sud-américains et les ornithorynque ou, du moins, ce qui aura fait changer le sujet, voilà que vous vous remplissez machinalement une nouvelle tasse de thé et que vous l’avalez, manquant vous brûler la langue à un degré trop élevé pour être chiffré. Car en plus de ne jamais se vider, ces théières ont la propriété de garder le thé bouillant comme au premier jour. Aussi, la réponse que vous ânonnez d’une voix rendue pâteuse par la brûlure ne semble pas particulièrement satisfaire vos interlocuteurs. Qui ont commandé du vin, eux.

     

    Non, vous êtes véritablement face à un mystère qui vous agace autant qu’il vous fascine. Ces théières semblent reprendre ce vieux principe de fiction qui induit un contenu plus grand que le contenant, un peu comme ces maisons de contes plus grandes à l’intérieur qu’à l’extérieur. Comme si tout le thé du monde, celui déjà fait dans le passé, fait en ce moment même et à faire se retrouvait concentré dans votre minuscule théière. Et, suite logique, dans votre minuscule vessie, dont la patience moyenne équivaut grosso modo à celle d’un enfant de quatre ans interactif (inutile de dire que la disparition des entractes au cinéma n’a pas manqué de vous causer quelques problèmes. Voilà pourquoi vous refusez de boire quoi que ce soit deux heures avant la séance, vous asseyez devant le film la bouche sèche, et courrez malgré tout aux toilettes après le générique d’ouverture). Plus d’une fois, persuadé que la théière tirait ses dernières gouttes, vous avez rempli votre tasse à ras-bord, vous aspergeant les doigts de liquides bouillants et inondant la sous-tasse.  C’est un fait inexplicable, une sorte de légende urbaine qui vous poursuit dans tous les restaurants de ce type où vous mettez le pieds et vous poussant à vous demandez si toutes ces théières n’ont pas été enchantée par d’ancestrales et puissantes arcanes taoïstes (en vous demandant également pourquoi des taoïstes se seraient embêté à ça ; allez savoir…).

     

    Mais, tandis que vous revenez d’une nouvelle  visite éclair aux toilettes et que le parallèle entre les ornithorynques et ce qui est maintenant le sujet –les koalas, peluches ou bêtes vicieuses ?- vous semble plus pertinent car au moins sur le même continent, vous persistez dans votre masochisme inconscient en vous servant… miracle, ce qui semble être la fin du pot sans fond ! Le flot se tarit sous vos yeux, et sans doute que lors de la prochaine tasse, cela ne sera plus que quelques gouttes qui viendront s’écraser tristement au fond de la porcelaine… Vous avalez cette tasse, vous tournez avec un grand sourire pour répondre à quelques questions de la femme de votre éditeur, et reprenez la fameuse théière pour la voir crachoter ses dernières réserves… Et inondez carrément la moitié de la table dans un geste un peu trop empressé, brûlant votre main et noyant des vermicelles tandis que, bouche bée, vous vous demandez depuis quand le thé est sujet à la reproduction spontanée. Votre serveuse ne peut retenir un rire, mi-amusé mi-gêné, avant de dire :

     

    « Je venais de la remplir. Cadeau de la maison. »

     

    Quelque chose vous dit que la soirée ne fait encore que commencer…