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  • Wallow

    J'hésite toujours à publier ce type de note (oui, une fois n'est pas coutume, je fais un préambule; et c'est terrible comme je n'ai plus l'habitude d'écrire à la première personne, argh!). Je sais bien qu'il est normal d'être parfois un peu plus "journal intime" sur un blog, mais je n'ai jamais été très à l'aise avec cette fonction là du truc. J'ai peur de trop en faire façon "demande d'attention", "déprime égomaniaque" ou encore "désespoir jeté à la face du monde". Et si ce n'est pas mon but, je ne peux nier que le but est d'exposer un peu tout ça. C'est dur, de trouver l'équilibre. Mais comme je ne suis pas vraiment doué pour m'exprimer oralement, je me repose comme toujours sur l'écrit pour me vider la tête. Et si je garde ça pour moi, c'est presque comme si je ne l'avais pas vraiment... sorti, malgré tout. Et puis si des ados boutonneuses se permettent de raconter tout ce qui passe par leur philosophique tête façon "un mot, une couleur flashy" sur le net, je peux bien balancer mon humeur ici. Garanti sans couleurs, mais avec des citations de Terry Pratchett.

    Ah, lorsqu'il sera question de lézard et de tortue, cela fait référence à une note d'il y a quelques mois... sur un lézard et une tortue (ou la fois où j'ai laborieusement décidé de tenter d'écrire une petite histioire en anglais). Quant au titre de la note (Wallow), c'est parce le wallowing, je suis en plein dedans, et que j'adore la sonorité de ce mot en bouche (c'est comme avoir un gros morceau de guimauve qui fait gonfler les joues avant de fondre entre les dents et de clouer le bec; le mot parfait pour l'esprit de cette note!). La traduction française ne rend pas justice à sa glorieuse sonorité! Sur ce... et bien, c'est tout!

     

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    “They didn't know why these things were funny. Sometimes you laugh because you've got no more room for crying. Sometimes you laugh because table manners on a beach are funny. And sometimes you laugh because you're alive, when you really shouldn't be.” Terry Pratchett - Nation


     

    Quelquefois, vous devez rire. C’est tout simple. Jusqu’à en avoir mal aux côtes, jusqu’à sentir les crampes se saisir de votre estomac, jusqu’à réveiller votre asthme (qui, pourtant, ne demandait rien à personne et se contentait joyeusement de roupiller dans un coin). Comme avant de vous mettre à écrire le charabia qui suit. Avant les larmes, surtout. Et ce sans aucune raison. Sans aucune putain de raison, vous sentez-vous obligé d’ajouter pour intensifier le côté dramatique de la chose, vous qui n’êtes pourtant pas un grand adepte des jurons. Et là, on va certainement vous demander quel rapport le drame a avec le rire. Et bien il n’y en a pas, si ce n’est le comique forcé né de la confrontation de deux extrêmes. C’est le tragique de la grande comédie humaine, celle qui ne serait qu’une vaste blague cosmique pourtant guère drôle ; l’équivalent « multiuniversel » de trois types qui rentrent dans un bar. Mais ces types, vous les enviez : ils sont trois, et ils ont un bar à disposition. Et s’il est bien un fait avéré, c’est qu’il n’y a rien de tel qu’un bar pour noyer sa peine. C’est le miracle qui transforme l’eau en vin, les larmes en hydromel. Et c’est un de ces jours où la proverbiale image de la cuite -tête en vrac, yeux de travers, estomac retourné et esprit fragmenté- vous séduit, vous qui n’avez encore jamais connu ça. Ca doit être l’esprit fragmenté né du fruit fermenté qui vous attire : réduire votre psyché en une fraction de petits bouts, comme les glands entassés un à un dans le creux d’un tronc d’arbre par l’écureuil volontaire. Oui, en cacher les morceaux non pas le temps d’un hiver mais le temps d’un été et de son aveuglante énergie remplie de mouvements et de lumière. Dormir pendant que le monde s’agite, loin des rires qui se répercutent le soir sur les pavés entre deux terrasses de café. Dormir pour vous réveiller sous un ciel si pâle qu’il semble confondu avec le manteau de neige qui recouvre la terre. Un monde blanc, froid, uni ; un monde simple. Dieu, que vous vous damneriez pour cette simplicité, dont le désire vous taraude comme celui de la fraise chez une femme enceinte (ou de la glace pilée, voir des morceaux de morue marinés dans un bocal ; les femmes enceintes ont des envies et des goûts très variés).

     

    Mais votre esprit n’est qu’un gros bloc à l’intérieur de votre crâne, un bloc qui vient peser sur vos épaules comme un énorme sac à dos rempli de bric-à-brac sur le dos d’un voyageur égaré le long de la route. Une très longue route, de celles où lorsqu’on s’imagine enfin avoir atteint l’horizon on découvre alors qu’on ne peut que redescendre avant le prochain tronçon ; celui qui monte encore plus haut, encore plus dure, encore plus longtemps. Vous, vous vous êtes installé sur le bord de la route, et vous regardez les voitures qui vous dépassent en vrombissant. Des rouges, des jaunes, des vertes ; des véhicules tous différents, tous uniques qui n’ont que pour seul trait commun celui d’avancer, toujours plus loin, brûlant son carburant. Le transformant en mouvement. Ainsi, l’énergie ne stagne pas, l’énergie ne se gâche pas, l’énergie produit quelque chose, et elle carbure en vue d’un but. D’un lendemain qui chante sans doute ou, qui s’il a la voix enrouée, se veut au moins un petit meilleur que le jour précédent. Sur le bord de la route, vous videz votre sac : vos piles de livres, vos carnets jamais terminés, vos désires inassouvis, vos idées avortées. Comme une bulle familière, rendue confortable seulement par l’habitude. Votre carburant bouillonne avant de s’épaissir dans son coin, et votre sac pèse toujours sur vos épaules, même vide. Vous pourriez allez l’enterrer dans le désert l’espace de quelques mois que cela ne changerait pas grand-chose. Et puis vous en avez l’habitude, vous le connaissez, vous savez quand relâcher les lanières l’espace de quelques secondes, promesse d’un mieux illusoire, rapidement dissipé par le poids revenant peser sur votre dos. Rassurant, quelque part, malgré son encombrement : vous savez à quoi vous en tenir, nul besoin de prise de risque, nul besoin de tenter sa chance. Nul besoin de courir après l’espoir, comme vous l’avez démontré dans un article précédent.

     

    Et puis vous êtes fatigué, et ce bord de route en vaut bien un autre. Un coin de trottoir où vous asseoir, sans pour autant poser votre fardeau. A dire vrai, c’est surtout que vous ne savez pas où aller. De temps en temps il vous arrive bien de lever le pouce et de parcourir quelques kilomètres accompagné, mais les chemins finissent par diverger. Ils finissent toujours par diverger. Du moins n’avez-vous encore rien vu qui puisse prouver le contraire. Il faut dire qu’en auto-stop, vous ne regardez pas vraiment le paysage à travers la vitre : vous préférez regarder la personne qui conduit, de peur d’avoir à tomber sur votre reflet dans la vitre. Il est tout simplement si bon, si facile, si confortable de vivre pour, à travers autrui (même si l’autrui en question ne pense sans doute pas la même chose ; ça ne doit pas être très confort, d’avoir quelqu’un à travers, comme l’inévitable canapé trop grand coincé entre deux étages lors d’un déménagement). Mais même lever le pouce vous apparaît comme incroyablement épuisant. Tout ça pour redescendre un peu plus loin au bord de la route, guère plus avancé, et bien plus désorienté. Seul avec vous-même, ce que vous essayez désespérément d’éviter en vous noyant dans la bulle de vos livres, de vos histoires et de ces expériences toutes faites qui ne demandent qu’à vous remplir le crâne. C’est d’ailleurs dans un livre que vous avez lu un personnage demander à un autre s’il connaissait l’expression « L’enfer, c’est les autres ». Et de lui dire en suite que tôt ou tard, on finit par s’apercevoir que c’est faux. Il n’y a pas de mots plus vrais. En ce qui vous concerne, les autres représentent un paradis. C’est juste qu’il y a bien peu de paradis au milieu de tous les mirages.

     

    Peut-être est-ce l’époque qui veut cette solitude. La communauté ne prime plus, dans le sens qu’elle n’est plus considérée par nécessaire par un grand nombre d’individus. Dans votre tête, un souvenir vous hante… Il y a peu, alors que vous cheminez en ville d’un pas distrait, vous avez aperçu du coin de l’œil une femme s’asseoir sur un rebord dans une ruelle et, la tête dans une main, se mettre à pleurer. Personne d’autre dans les parages que vous, qui passiez juste à côté. Dans un coin de votre esprit, vous vous êtes toujours plu à entretenir cette image romantique de la nature humaine, en optimiste rongé par le ver de l’espoir que vous étiez ; vous pensiez encore être dans un monde où son prochain pouvait stopper sa course auprès d’un autre prochain, même s’il n’était pas si, et bien, prochain que cela. Et puis voilà que vous voyez quelqu’un se mettre à pleurer dans son coin, comme abattu par le poids du sac à dos métaphysique (ou alors quantique, vous n’êtes pas très sûr de l’évolution de ces choses là), une personne seule et abattue, comme vous l’êtes si souvent… et vous ne vous êtes pas arrêté. Cette fois-ci, c’est vous qui avez continué votre chemin en laissant une anonyme sur le bord de la route. Il y a plein de raison à cela, diraient la plupart des gens : c’était une inconnue ; ce n’était pas vos affaires ; ce n’était pas votre rôle ; vous n’auriez de toute façon pas su quoi dire ; vous aviez le LEB à prendre. Seulement, vous ne saviez pas que vous faisiez partie des gens. Si vous vous étiez imaginé cette scène, votre cœur se serait serré à l’idée de telles excuses ! Inconnue ou pas, cela n’a pas la moindre importance ! Quand quelqu’un souffre sur le bord du trottoir au point de se mettre à pleurer la tête dans la main en vue du moindre passant potentiel, on devrait être en mesure de tenter de faire quelque chose ! On ne laisse pas quelqu’un d’aussi seul au bord de la route, bon sang ! Combien de fois avez-vous vous-même été pris de crises de larmes subites ces dernière semaines, recroquevillé sur votre matelas ou à même le sol, la bouche tordue dans une plainte silencieuse et inarticulées (bah oui, il est quand même bien plus aisé d’être inarticulé en silence), sans personne dans les environs, désespérant de sentir une main secourable se poser sur votre épaule ? Comme pas plus tard que tout à l’heure, effrayant même le chien, surpris par le comportement décidément bien étrange de son humain ? Mais non, malgré tout ce besoin désespérant que vous avez de croire en l’espoir, de croire en l’humanité, vous avez passé votre chemin. Vous répétant que vous n’auriez pas su quoi dire de toute façon (vous êtes aussi à l’aise côté réconfort que, disons, une tranche de pain mou), et que vous ne deviez pas rater votre train. Et c’est ça, l’ennui : les gens auront toujours un train à prendre. Toujours quelque chose à faire, à préparer, à prévoir. Une tendance de plus en plus globale dans cette humanité où l’on passe plus de temps à penser à demain qu’à vivre aujourd’hui. Et au final, il ne reste que vous et vos regrets le soir venu, une personne seule qui n’aura pas su en aider une autre. C’est peut-être idiot, vous n’en savez trop rien, mais vous en garderez sans doute encore longtemps un poids sur la conscience, et l’image de cette femme seule pleurant dans la rue. Qu’avait-il donc pu lui arriver pour qu’elle finisse ainsi par craquer ? Qu’est-ce qui pouvait affliger son cœur de telle manière ? Pourquoi diable tant de tristesse ?

     

    Vous ne le saurez jamais. Et c’est futile, mais c’est terrible à quel point ça vous fait mal, d’autant plus maintenant que c’est trop tard. Trop tard pour autre chose que des regrets, bourrant déjà votre sac à dos plein à craquer. Trop tard pour contempler autre chose que le miroir terne de votre solitude. Une solitude du cœur, ce mal dont toutes les âmes sont la cible un jour ou l’autre. Vous pensiez vous y être habitué, pourtant. Et puis vous pensiez que cela valait mieux que de marcher à deux. La brève période où vous vous y étiez essayé, il y a des années de ça, n’avait finalement contribué qu’à mieux vous briser. L’horreur de connaître quelque chose de si beau et de si fort qui, une fois disparu et dispersé aux quatre vents, rend son absence intolérable. Au point de maudire le simple fait d’avoir vécu, d’avoir connu tout ça : après tout, on ne peut pas manquer ce qu’on ne connait pas (comme se faire mâchouiller puis recracher par un grizzly sauvage et féroce, par exemple ; vous ne l’avez jamais connu, ça ne vous manque pas. Ben oui.). Et des mois, des années après, continuer de ramasser les pièces de son être perdues dans la poussière. Se convaincre qu’une telle rencontre, une telle expérience n’arrivera plus jamais, et finir malgré tout par s’en languir de toute la force de son âme. Et dès qu’on recommence à y croire, dès qu’on l’envisage à nouveau, qu’une voiture attire son regard, qu’un chemin semble soudain plus verdoyant sous la loupe rose de l’espoir… on réalise que ce n’était qu’un mirage de plus. En tout cas, en ce qui vous concerne, vous les collectionnez, les mirages : tableaux impossibles, chapitres interdits, scènes coupées, et même pas de bonus sur les DVDs. Et quel tragique comédie, donc, que d’en venir à manquer tout cela, à manquer cet espoir, à manquer la rencontre d’une quelqu’un quand on sait la douleur qui finira par en résulter, confronté à l’obsolescence programmée du cœur, quand elle n’est pas tout simplement impossible. Et plus vous avez passé de temps –toutes ces années !- à se convaincre que vous n’en aviez plus besoin, à vous faire à l’idée que vous ne vivriez plus jamais de telles histoires, plus vous finissez par réaliser à quel point cela peut vous manquer. Avoir quelqu’un pour vous ramasser au bord de la route. Le contact (et vous ne sous-entendez pas là un manque de relations charnelles, précisez-vous aux lecteurs dotés d’un esprit dénaturé ; de toute façon, au vu de votre expérience, vous avez tendance à trouver ça surfait. Les relations charnelles, donc, pas les lecteurs.). Ces bêtises de marcher à deux dans les mêmes souliers (c’est quand même une métaphore idiote, ça ; son auteur n’a jamais dû essayer de le faire. Ca doit être atrocement inconfortable ! Vous persistez à penser qu’un couple fonctionne bien mieux chacun dans ses souliers. Le but est de marcher côte à côte, après tout. Tsk, ces auteurs romantiques… Sans doute les mêmes qui parlent de rires enamourés cascadant comme des torrents de montagne. C’est joli, les torrents de montagne, mais c’est super froid, et le rire cascaderait sûrement moins bien avec un saumon coincé entre les dents, tiens !).

     

    Mais il ne tient qu’à vous de vous secouer et de faire en sorte de faire bouger les choses, ne manquera-t-on pas de vous dire. Il est vrai que jusqu’ici, c’est le reste de l’univers qui s’est souvent chargé de vous secouer. Quand vous vous y essayez, vous vous prenez généralement une pomme sur le coin de la tête, de toute façon. A croire que vous n’êtes pas fait pour vous secouer, condamné à être aussi rigide socialement parlant qu’un orteil dans un de ces foutus torrents de montagne. Et puis si vous avez tant de difficulté à changer, vous avez tendance à penser que c’est parce que vous ne savez toujours pas qui vous êtes. Voilà, tout bêtement, votre plus grand frein, c’est que vous ne savez pas quoi répondre à cette question plutôt élémentaire : qui êtes-vous ? Comment voulez-vous vous changer en autre chose si vous ne savez même pas ce que vous êtes au départ ?

     

    Alors pour le moment, vous restez assis au bord de la route, au milieu du désert où les lézards voyagent à dos de tortue. Vous n’avez ni lézard, ni tortue, probablement parce que vous ne savez pas lequel des deux vous êtes. Et autant dire qu’un tel manquement à la confiance, ce n’est pas la belle salade dont on se sert pour attirer son reptile. Et vous commencez sérieusement à user votre réserve de métaphores. Et, comme vous, un peu partout dans le désert, il y a d’autres inconnus assis sur un rebord, la tête dans les mains. Vous espérez que, pour eux, quelqu’un finira par s’arrêter.

     

    De votre côté, il ne vous reste plus qu’à rigoler, quitte à le forcer. De toute façon, vous n’êtes pas sûr qu’il vous reste assez de carburant pour pleurer.

     

     

    “-And what would humans be without love?
      -Rare.” Terry Pratchett - Sourcery



  • Vous, rôliste

     

     

    Quand vous étiez gamin, vous n’étiez pas vraiment du genre à sortir jouer au foot dans la cour. Déjà parce que vous avez toujours eu les réflexes sportifs d’une betterave (et les betteraves, on le sait, ne sont pas des produits très athlétiques), mais surtout parce que vous n’en compreniez pas l’intérêt. Quand il faisait beau et chaud, vous ne voyiez à vrai dire guère d’attrait à l’idée d’aller s’agiter sous un soleil de plomb, de transpirer pour un ballon. C’est ingrat, un ballon, et vous étiez mieux à l’ombre avec un bon bouquin. Ou retranché dans votre chambre à jouer aux légos. Et ce n’était pas en jouant aux légos que vous alliez vous écorcher le genou ou vous faire pousser dans les fourrés (même si on sous-estime les dangers d’une pièce jonchée de pièces de légos lorsqu’on est pieds nus, où la chambre devient un terrible no man’s land hérissée de mines en plastique). Ce qui ne veut pas dire que vous ne sortiez jamais, attention ! Non, quand vous mettiez le nez dehors et que vous y retrouviez vos petits voisins de l’époque, c’était tout simplement pour quelque chose de bien mieux qu’un ballon : c’était pour sauver le monde. Voir même l’univers les jours où vous sentiez tous d’attaque. Le toit du garage d’à côté devenait un paquebot croisant sous un océan de bitume, le gazon derrière l’immeuble était une impénétrable forêt vierge remplie de dinosaures féroces et de ninja arboricoles agressifs (il faut les comprendre : à crapahuter entre les lianes avec un masque étouffant sur la tête, on a de quoi être grognon !), et la moindre barrière un flanc de montagne escarpé au-dessus de la lave bouillonnante. Tour à tour, vos camarades et vous jetaient les grandes lignes d’histoires fantastiques où vous deveniez les héros intrépides luttant contre des adversaires plus nombreux et redoutables les uns que les autres. Enfin, tour à tour le temps d’une petite heure ; après, vous commenciez tous à parler en même temps et vous finissiez par conjuguer tout ce qui vous passait par la tête dans un conte délicieusement absurde, mais quand même bien foutraque ; et oui, vous le rôle de maître du jeu n’était pas quelque chose de connu, à l’époque. Mais le quoi n’avait pas autant d’importance que le comment : comment sauver la terre des méchants soldats ? Comment échapper aux vélociraptors ? Comment traverser l’entier du gazon sans poser un seul pas sur l’herbe…pardon, la marre empoisonnée ? Et franchement, cela valait quand même plus la peine de s’écorcher le genou pour éviter de périr dans de la lave bouillonnante qu’en courant après une balle. Non pas que vous dénigriez le sport, ceci dit ; vous préfériez juste qu’ils arrivent aux autres, et qu’on vous laisse à vos jeux à vous en paix.

    Et puis vous avez grandi (ou plutôt, pris de l’âge, parce que la croissance on repassera). Vous avez continué à lire, mais vous êtes progressivement passé des légos aux manettes de jeux vidéos… et au stylo. Vos aventures ne se passaient plus dehors dans la cour, mais dans les pages des cahiers que vous noircissiez pendant les cours de math. Sortir jouer dehors avec vos voisons n’était plus vraiment d’actualité ; à croire qu’à partir d’un certain âge, courir autour de la maison en agitant une épée imaginaire n’attire plus les mêmes regards attendrissants des gens du coin. Les chasseurs de balles n’avaient pas ce problème, et vous avez plus d’une fois entendu que vous auriez dû vous mettre au foot. Ou au volley. Ou au hockey. Ou a n’importe quelle autre déclinaison improbable d’un groupe de personne courant après un objet ou à un autre. Mais tout le monde n’a pas l’âme d’un sportif (et quant à savoir si tous les sportifs ont une âme, ça, c’est une autre histoire). Bon, encore une fois, vous rappelez que vous n’avez rien contre le sport. Il ne s’agit nullement d’entrer dans le cliché du « pauvre type frêle et délicat plongé dans les livres et son imaginaire et qui, du coup, diabolise le sport par principe ». Non, vraiment, vous n’avez rien contre. Et puis il y a plein de gens dotés d’une imagination débordante et amateurs de livres qui se débrouillent à merveille avec une canne de hockey dans les mains, sur un tatami ou dans l’eau d’une piscine. Non, le truc embêtant, quand on n’est pas sportif –par exemple- c’est qu’on se retrouve finalement avec peu d’alternatives. Il y a plein d’autres choses passionnantes dans lesquelles se plonger, bien sûr, mais elles sont souvent solitaires. Où retrouver, alors, cette sensation d’appartenir à une équipe que peuvent avoir les membres d’un club de football ? Cette possibilité d’interagir avec autrui dans un but commun ? Vous auriez pu faire de la trompette dans un orchestre, mais vous manquez de souffle et vous ne portez pas très bien la casquette.

    Et puis vous avez découvert le jeu de rôles.

    Vous deviez avoir dans les treize ans, cette époque où votre confiance en soi devait creuser pour tomber plus bas ; autant dire que ça ne facilitait pas le fait de devoir courir en short lors d’un cour de gym. A force de lire et d’imaginer des histoires, vous aviez fini par vous demander comment aller plus loin, et c’est alors que vous vous intéressâtes (dieu que c’est moche ; parfois, les subjonctifs sont tout de même les véritables vilains petits canards de la langue française) à ces fameux jeu de rôles. Ni une ni deux, voilà que vous vous être retrouvés avec une boîte d’initiation entre les mains… et autant dire qu’en ôter le couvercle, ce n’était pas comme ouvrir le monopoly. Déjà parce que le monopoly, c’est quand même très surfait et parce qu’il est très difficile de jouer une hypothèque en faisant preuve de role-play (et encore aujourd’hui, vous voyez plus facilement la fin d’une épique campagne de jeu de rôles étalée sur une dizaine de mois que la conclusion d’une partie de monopoly. Et trouvez toujours aussi aberrante cette histoire de cartes « sortie de prison ». Franchement, c’est quoi cette leçon qui nous apprend qu’on peut sortir de taule sur une simple pirouette administrative en carton ? Au moins, dans un jeu de rôles, on apprend à s’en sortir à la dure, en crochetant une serrure ou en défonçant le mur d’un coup bien placé ! C’est quand même nettement plus rigolo). Bref, ouvrir cette boîte, ce fut comme ouvrir une boîte de Pandore ; mais en ne laissant en sortir que des bonnes choses, autant de perspectives d’évasion, d’histoires et de futurs souvenirs. Au fond de la boîte ne restaient que la mauvaise foi, les ballons de foot et ces foutues cartes sorties de prison. A partir de ce moment, vous avez toujours préféré les cartes de la forêt enchantée du comté du nord. Pour quelqu’un comme vous, qui n’aviez donc rien d’un athlète (ou d’un musicien, ou encore d’un membre de jeunesse, tiens), le jeu de rôles représentait alors toute une nouvelle gamme d’opportunités, de rencontres et d’expériences. Cela allait votre goût des histoires à votre recherche de contacts humains qui n’impliquait pas de risquer de recevoir une balle en mousse dans le nez (ou alors, dans certains GN, mais vous n’avez encore jamais fait de GN, vous ne sauriez pas dire). C’était tout simplement un moyen de se réunir entre amis qui consistait en autre chose que de se rassembler par défaut devant un écran de télévision, le moyen d’œuvrer à créer ensemble une histoire et, à partir de cette histoire, autant de souvenirs inoubliables.

    En cela, vous avez eu de la chance, parce que vous avez toujours évolué dans des cercles de gens plutôt ouverts d’esprit, faisant tous quelque part partie du même monde que vous. Jamais vous n’avez été stigmatisé parce que vous étiez plongé dans une telle activité. Votre famille ne s’en est d’ailleurs jamais inquiétée, encourageant même cette occasion de voir leur petit dernier renouer contact avec le monde extérieur. Parce qu’autant le dire tout de suite, vous n’êtes pas du genre sociable (de même que le sport, vous précisez une nouvelle foi que vous ne faites aucune généralité, hein ; de même qu’il y a des rôlistes sportifs, il y a des rôlistes très sociables. Il doit même sûrement exister des rôlistes sportifs, sociables, médecins et pompier volontaires pendant leur temps libre. Ce qui ne vous les rend pas très sympathiques, mais cela n’a du coup plus aucun rapport avec le fait d’être rôliste ou non). Les relations humaines vous laissent la plupart du temps perplexes, et vous êtes aussi à l’aise en société qu’un pingouin à la surface du soleil. Il suffit d’ajouter à cela votre timidité maladive et la fameuse confiance en vous de vos treize ans qui ne vous a jamais vraiment quitté pour faire de vous quelqu’un qui aura sans doute toujours de la peine à aller vers l’autre, à s’intégrer dans un groupe. Mais tous ces inconvénients disparaissent quand vous faites du jeu de rôles. Vous qui vous paralysez d’effroi quand le vendeur de la Fnac essaie de causer de la pluie et du beau temps avec vous, vous êtes capable d’adresser naturellement la parole à un inconnu assis à la même table que vous et de discuter avec lui de tout et n’importe quoi (et, entre rôlistes, de sujets généralement plus intéressants que la météo, même si vous connaissez un halfelin obsédé par les prédictions du temps qu’il va faire). Ces barrières que vous avez sans cesse autour de vous se baissent lors de la pratique du jeu de rôles, et vous permet enfin de vous exprimer, de nouer des liens et de vivre une aventure –au sens propre comme au figuré- avec d’autres personnes réelles plutôt que de vous contenter de lire tout seul dans votre coin. L’espace de quelques heures, vous dépassez vos limites, et vous ne devenez non pas quelqu’un d’autre, mais tout simplement quelqu’un que vous arrivez à comprendre. Bien sûr, le fait de jouer un personnage fictif le temps d’une partie contribue sans aucun doute à lutter contre votre timidité, mais cela ne fait pas de vous un illuminé se prenant pour un vicieux démon avide d’aller effrayer des grands-mères dans la rue ; bien au contraire, à travers un rôle et à travers l’interaction avec d’autres personnes réelles autour d’une table, vous finissez par en apprendre plus sur vous-mêmes et à vous sentir plus à l’aise que jamais. Parce que vous êtes alors entouré de gens très différents aux parcours variés et ayant tous quelque chose  d’unique à apporter et à vous faire découvrir, tout en étant liés par une passion commune. La passion que vous considérez comme la plus noble qui soit : celle des histoires. Et à tous ceux qui s’imaginent que vivre la passion des histoires consiste à se séparer de la réalité, vous leur répondez que c’est au contraire un moyen de mieux l’apprécier. D’en faire le temps d’un jeu un monde fantastique, rempli de souvenirs qui ne rendront que meilleurs les joueurs dans leur vie de tous les jours, enrichis par toutes ces expériences vécues au nom non pas du conflit, de la perte ou du gain, mais de la communauté la plus sincère. Et là, même aux yeux des profanes, le jeu de rôles ne devrait pas être autre chose que ce qu’il est, comme peut l’être la pratique du foot ou le fait de chanter dans une chorale : une activité qui réunit des êtres dotés d’une passion commune et qui leur permet, le temps de quelques instants, de vivre quelque chose ensemble au-delà de ses uniques préoccupations personnelles. Car, au final, il ne s’agit que de passer un bon moment. Il y en a qui, pour s’amuser, quittent leur tenue de travail pour un maillot aux couleurs de leur équipe, et personne ne les accusera jamais de ne pas être fonctionnelles. Personne ne diabolisera le joueur de foot ou le joueur de bridge (et pourtant, les joueurs de bridge peuvent être des gens bizarre). Il devrait en être de même du rôliste.

    Après tout, c’est tout simplement qu’au lieu de chasser le ballon, il préfère chasser le dragon.