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Lucie 53

Un nouveau p'tit passage!

 

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De son côté, Daniel Grümman ne comprenait pas grand chose non plus. Et il n'aimait pas ça. Vraiment pas. Depuis le début de cette histoire, il avait la fâcheuse impression d'être relégué au rang d'un spectateur impuissant tandis que tout s'écroulait autour de lui. Il avait toujours été celui qui avait le contrôle de la situation, c'était ainsi qu'il fonctionnait. Voilà pourquoi il appréciait autant la tâche qui lui avait été confiée le jour où on lui avait officiellement remis les commandes du train. C'était le travail parfait, et il avait su que c'était quelque chose dont il avait toujours rêvé sans vraiment le savoir le moment même où il s'était assis sur le siège de conducteur. Il avait débuté ce jour-là la plus grande histoire de son existence. Ce qui n'avait pas échappé à sa femme, qui aimait à le lui rappeler régulièrement de manière au moins aussi amusée qu'agacée. Elle disait souvent qu'elle passerait toujours en second, une escale bienvenue entre deux voyages à la surface. Et Daniel ne pouvait décemment pas la contredire. Mais contre toute attente, c'était ainsi qu'ils fonctionnaient le mieux. L'un comme l'autre avaient toujours été de ceux qui se dédiaient corps et âme à leur devoir, et s'ils étaient faits pour s'aimer, ils n'étaient pas fait pour vivre ensemble en permanence. Cela avait surtout été plus dur pour les enfants, mais ils avaient grandi, et ils s'en sortaient au moins aussi bien que leurs parents, voir mieux. C'était tout ce que Grümman leur souhaitait, ne désirant nullement pour eux la vie qu'il avait choisie de mener. Ils faisaient partie de la nouvelle génération, du sang neuf dans les veines de l'Hégémonie, et Grümman en éprouvait une immense fierté. Et il pouvait maintenant se consacrer entièrement à sa tâche.

 

Il avait apprivoisé la routine de ses voyages, une routine qui lui rappelait celle qu'il avait connu au temps de sa carrière militaire. Il aimait les habitudes d'une machinerie bien huilée, et si cela ne l'empêchait pas de penser par soi-même, cela lui donnait l'impression d'appartenir à quelque chose de plus grand. Lui donnait le sentiment d'être utile, même à une échelle réduite ; plus il vieillissait, plus ce sentiment lui était agréable. Et ce train, qu'il connaissait maintenant depuis vingt ans, était devenu une véritable extension de lui-même. Il ressentait chaque grincement du métal dans ses os, chaque sursaut des moteurs dans son cœur, et il lui suffisait de fermer les yeux pour visualiser dans les détails les moindres recoins de chaque voiture. C'était comme porter une seconde peau qui allait bien au-delà de son uniforme de conducteur, et sans laquelle il ne s'imaginait plus vivre désormais. Voilà pourquoi il se sentait aussi démuni à l'idée de ne pas avoir compris ce qui s'était passé, et de n'avoir rien pu faire pour l'empêcher. Il se sentait trahi, et il avait aussi l'impression d'avoir trahi tous ceux dont il avait la charge à bord. Et plus difficile encore, il avait l'impression d'avoir trahi son devoir. Celui auquel il avait décidé de dédier le reste de sa vie. Et il était incapable d'y faire quoi que ce soit. Il ne pouvait que contempler, impuissant, les événements s'aggraver, autour de lui. Et à chaque fois qu'un nouveau système du train perdait de la puissance, ou menaçait carrément de rendre l'âme, il lui semblait qu'un de ses propres organes lui faisait défaut. Et il était maintenant intimement persuadé que tout cela résultait d'un sabotage. Le train était peut-être très vieux, et jamais à l'abri d'une défaillance ou une autre, mais pas comme cela. Quoi qu'on ait infligé à ses moteurs -son véritable cœur, pourtant sensé être à l'abri dans la voiture qui lui était dédiée- cela était la source de tous les problèmes que le véhicule ne cessait de rencontrer. Outre les inconvénients mineurs, comme les lumières qui fluctuaient ici et là -ou s'étaient carrément éteintes dans certains wagons- et les caméras qui prenaient le même chemin, d'autres problèmes plus sérieux menaçaient de survenir : le chauffage, notamment, était la cible d'une baisse de régime inquiétante. Certains wagons en étaient maintenant totalement privés, et Grümman faisait de son mieux pour endiguer l'avancée des dégâts. Si les moteurs étaient le cœur du train, la voiture de tête en était le système nerveux et donnait au conducteur les dernières bribes d'un contrôle de plus en plus restreint. Et il y avait autre chose encore, comme l'intime conviction d'un problème encore plus grand. Daniel Grümman pouvait le sentir, ses os lui faisaient mal, et il avait toujours fait confiance à son instinct pour tout ce qui concernait le train, son vieux compagnon. C'était comme si ce dernier était conscient, essayant de lui hurler quelque chose, et Grümman n'arrivait pas à le comprendre. Avalant une gorgée d'un café désormais tiède, il se grattait nerveusement la barbe, se demandant s'il allait lancer un nouveau diagnostic de ses systèmes quand il vit du coin de l’œil l'agitation qui régnait dans le wagon des passagers, sur son petit écran de surveillance. Qu'est-ce qui pouvait bien se passer encore ?

 

 

 

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