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Trou noir, trou blanc

Oh, ce blog existe!

Oh, une historiette!

Oh, une exclamation de surprise!

Il n'y a jamais rien de bien derrière le frigo...

 

 

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Le front plissé, les yeux à demi fermés comme si vous étiez sur le point de parvenir à une révélation particulièrement importante, vous fixez votre écran d'ordinateur. Ce dernier vous renvoie de son seul regard une expression que vous jurez moqueuse quand la fameuse révélation ne vient pas. Elle n'était ni particulière ni importante finalement ; vous avez juste oublié d'acheter du lait. Ce n'est pas ça qui va vous débloquer, mais vous êtes présentement incapable de penser à autre chose qu'à ce précieux breuvage, qui doit consister en la moitié de votre alimentation depuis quelques mois. Pas de quoi écrire une histoire, vous en convenez tout en effleurant tristement vos lèvres craquelées d'une langue asséchée par le manque de lait. En temps normal, vous saisiriez l'occasion pour vous précipiter dehors à la recherche du fameux liquide, mais aujourd'hui se trouve être un dimanche. Allons bon, encore un ! Ils semblent décidément se donner le mots pour se succéder ces temps-ci. Tel un crépitant impératif narratif, la pluie crépite contre les vitres, et ce sont qui d'habitude vous apaise commence à vous courir sur le système. Pour couronner le tout, la nuit est tombée et vous avez froid malgré la saison, ce qui est toujours mauvais signe. Vous vous demandez si votre pull favori -le gris rayé de noir (ou l'inverse, ce qui constitue un perpétuel débat philosophique sous votre crâne qui a tendance à vous occuper des heures au plus mauvais moment, comme le jour avant celui où vous devez rendre votre dernier manuscrit)- est dans les parages, où s'il étend sa douce chaleur cotonneuse au fond du panier à linge humide. Cela fait longtemps que vous ne l'avez pas vu à bien y réfléchir, mais cela ne vous étonne pas : malgré la petitesse de votre appartement, les choses disparaissent et réapparaissent selon leur bon vouloir avec une fréquence qui ne cesse de vous épater. C'est comme si un trou de ver connectait des espaces insoupçonnés de vos quelques mètres carrés : trou noir dans la salle de bain, trou blanc dans la cuisine, et une chaussette moisie mystérieusement retrouvée derrière le frigo. C'est normal : on ne trouve jamais rien de bon derrière un frigo, voilà pourquoi vous laissez généralement cette zone tranquille.1

 

Ces déambulations mentales ne vous aident pas, vous dites-vous en poussant un soupir morne auquel répond un bâillement de petit chat, qui somnole dans sa pantoufle. Pour ces bestioles, la vie ne doit être qu'un long dimanche, mais bien plus intéressant que le moindre dimanche humain : tout est beaucoup plus intéressant quand on peut le chasser sans même se soucier de l'attraper. D'ailleurs, il est sans doute temps de changer la caisse de petit chat. Ou de nourrir son appétit insatiable (votre chat est un trou noir et un trou blanc à lui tout seul : tout rentre, tout sort ; à votre connaissance, il n'a pas encore découvert le voyage dans le temps, mais c'est parce qu'il préfère passer son temps à jouer avec les rideaux du salon). Vous souhaitez un instant qu'il s'agisse d'un chien, ce qui vous donnerait l'occasion de le sortir. Ah, non : il pleut, il fait nuit, et il fait froid. Et puis petit chat entretient de toute façon un rapport éminemment conflictuel avec l'extérieur : ce dernier le fascine du moment qu'il n'a pas besoin d'y poser la patte. Il n'y a pas de pantoufles à l'extérieur, ou elles ne sont pas assez confortable. De vos pas traînants, vous faites la navette entre la salle de bain et la cuisine (mais sans passer par le trou de ver, ou alors vous n'avez pas remarqué ; si ça se trouve, les dimanches durent autant de temps parce que vous passez la journée à remonter dans le temps sans vous en apercevoir), et constatez que la caisse a déjà été changée et la bête nourrie. Flûte. Vous ne saurez trop dire pourquoi, mais vous voilà déçu. Un verre d'eau à la main (que c'est triste l'eau, quand le lait est absent), vous reprenez place sur le fauteuil que vous avez converti en la chaise de bureau la plus confortable et mal pratique du multivers. Vous faites danser vos doigts le long des accoudoirs en fredonnant la dernière chanson en date coincée dans votre tête, et qui cogne contre la moindre parcelle active de votre cerveau pour exiger sa sortie après une conditionnelle bien méritée. Évidemment, le morceau n'est pas gai ; ils ne le sont plus vraiment, depuis quelques temps. Vos yeux cherchent désespérément quelque chose d'intéressant méritant leur attention de l'autre côté de la fenêtre, mais il n'y a que la lueur d'un lampadaire. Le long de votre mur, la fissure que vous avez amoureusement regardé grandir depuis votre arrivée dans cet appartement n'est plus là : vous l'aviez colmatée dans un vague élan de ménage printanier (qui n'avait pas duré longtemps ; il s'était déclaré soudainement un glacial jour de février, et il y a bien des choses plus passionnantes à faire un glacial jour de février que de colmater des fissures. Se pelotonner sous une couverture, pieds froids contre pieds froids, par exemple. Qui va les réchauffer maintenant ?).

 

Bon, il n'y a rien d'intéressant sur internet non plus. C'est étonnant quand on y pense : la quantité d'informations inouïe contenue sur la toile, et après une dizaine de minutes vous avez fait le tour de ce que vous juger important -ou au minimum digne d'intérêt- et vous passez le reste de la journée à rafraîchir encore et encore les mêmes pages, des fois que quelque chose de neuf s'y glisserait sournoisement. Rien ne se glisse non plus -sournoisement ou pas- à la suite des quelques mots qui noircissent votre page de traitement de texte. Allez, il est temps de faire un effort ! Vous jurez entendre vos doigts rouillés craquer tandis que vous frappez mollement une touche ou l'autre. Il y a des jours où l'inspiration vous paralyse comme si vous vous attendiez à ce que les touches dévorent vos doigts boudinés de mots comme des piranhas affamés d'information. Et d'autres où les mêmes doigts s'y collent comme de la mélasse. Du coup, vous vous demandez combien de temps des piranhas pourraient survivre dans de la mélasse. Curieusement, le sacro saint internet ne fourmille pas de réponses sur la question (les scientifiques ne sont décidément pas si exhaustifs qu'ils veulent le faire croire!). Par contre, vous trouvez une nouvelle vidéo rigolote avec un perroquet, un patin à roulettes et trois barbes à papa. Du genre que votre mère vous envoie régulièrement attachés aux mails qu'elle vous envoie régulièrement. Tiens, d'ailleurs, auriez-vous un message ? Ce serait chouette ça, un message ! Un sujet direct auquel répondre, pas une dissertation libre dans laquelle laisser errer votre esprit ! Vous n'avez vérifié que dix ou onze fois aujourd'hui, on ne sait jamais, quelqu'un aurait peut-être eu un fait capital à vous faire parvenir dans l'heure qui vient de s'écouler ! On renverse des régimes en moins de temps que ça, peut-être qu'une révolution sanglante est en train de se dérouler sous vos fenêtres en ce moment précis et que vous n'êtes pas encore au courant (vos fenêtres sont très bien isolées, il faut leur reconnaître cette qualité) ! Ou peut-être s'agit-il d'une nouvelle note de votre éditeur, qui vous réussit toujours à vous remonter le moral (sauf lorsqu'il écrit pour vous faire part du petit détail -oh, rien d'important, trois fois, rien, une bête erreur d'inattention sans doute, ne vous inquiétez pas- page sept qui remet en question l'intégralité de votre trame soigneusement établie sur plus de trois cents pages. Non, ces mails là vous donne envie de courir tête la première contre un mur) ! Et bien non. Pas même le moindre spam. Ce qui vous aurait permis de remettre à niveau les protection de votre vieil ordinateur. Il ne faut pas perdre de temps avec ces machins, ou on s'en mord les doigts après qu'il soit trop tard ! Et vous vous y connaissez. Vous vous les mordez tous les jours depuis la dernière discussion.

 

Il y avait des bons jours, pourtant. Du moins vous semblait-il. Vous aligniez deux, trois pages en vitesse de croisière, vous sortiez au soleil, vous bavardiez avec Kevin une manette à la main, vous buviez un verre avec la serveuse de ce petit bar sympa après son service. Mais, au fond, rien qui permette d'écrire la moindre histoire digne de ce nom. Après tout, vous avez déjà clos le chapitre de votre meilleur opus, même si ce n'est pas vous qui l'avez écrit. Pas tout seul en tout cas. Si cela n'avait tenu qu'à vous, vous auriez fait autrement. Vous auriez fait autrement tout court d'ailleurs. Sur bien des points. Il n'y a jamais assez de notes de bas de page... Mais ce n'est pas comme si pouviez la rééditer de toute façon, et aucun auto correcteur n'aurait été d'une grande aide (vous aimeriez bien être doté d'un auto correcteur adapté à votre vie d'ailleurs ; même au risque de situations cocasses imprévues, comme vous retrouver à contempler le dernier testicule de votre artiste préféré plutôt que son dernier opuscule2). Dehors, il pleut toujours et rien ne se produit de digne d'intérêt. Tout pour vous divertir plutôt que de contempler l'une ou l'autre histoire : celle qui stagne sur votre ordinateur, ou l'autre. Peut-être sont-elles liées dans leur stase : trou noir, trou blanc, et du vide entre les deux, sans cesse et sans cesse bloqué dans une courbe fermée dans le temps. Ou quelque chose comme ça (vous avez lu un article là-dessus il y a peu, ce qui est l'équivalent d'avoir une chanson en boucle coincée dans la tête). Autant commencer à vous documenter sur la physique quantique, aujourd'hui n'est pas plus un mauvais jour qu'un autre pour commencer ! La solution du voyage dans le temps est peut-être là, tout près, à votre portée... Ce concept vous obsède bien plus que la trame de votre roman en cours. Vous ouvrez une page sur le sujet au hasard, manquez tourner de l’œil (non pas vous évanouir, mais physiquement tournez vos yeux dans vos orbites sous l'effort de comprendre les termes et diagrammes barbares qui s'affichent ; vous ne comprendrez jamais rien aux mathématiques, surtout quand ils ne s'embarrassent même pas du moindre nombre), la refermez et retournez vous servir un verre d'eau. La caisse est toujours propre, l'écuelle toujours à moitié pleine, et vous avez un vague sentiment de déjà vu dans la bouche (le goût ressemble un peu au lait de soja, soit au goût d'un morceau de carton qu'on aurait trempé au fond d'un verre de lait ; si, si, vous l'assurez). Vous le mâcher et l'avaler en vous forçant un peu, par dépit plus que par nécessité. C'est fou ce que l'on ne peut pas faire en un jour, surtout quand il passe comme trois. Au moins. Et il n'y a même plus de vaisselles à faire ! C'est encore plus propre -et plus rapidement- lorsqu'il n'y a plus que deux mains. Elles n'en ont plus à tenir, faut bien qu'elles s'occupent. Elles pourraient tout aussi bien s'occuper à travailler un peu, vous dites-vous en vous remettant à écrire. Parfois, il suffit de forcer un peu pour que ça passe, ce qui vous rappelle une blague grivoise de Kevin et vous donne envie d'aller vous lavez les mains. Après tout, des doigts propres écrivent mieux, c'est prouvé non ? Après une autre brève recherche, rien là-dessus non plus (vraiment, que fait la communauté scientifique?). Finalement, la procrastination c'est un peu voyager dans le temps : on avance pour se retrouver au point de départ. Et parfois avant même d'avoir commencé.

 

C'est fascinant comme tout le devient une fois qu'il n'y a plus rien d'autre. C'est une ombre sur le mur, une retraite confortable au fond de la caverne, là où il y a de préférence un thé bien chaud. Tout s'affronte bien mieux un thé bien chaud à la main (ce n'est pas l'assaillant meurtrier hurlant de douleur après s'en être pris en plein visage qui vous dira le contraire). C'est une bonne idée, d'ailleurs ! Vous vous levez d'un coup, excité à l'idée d'aller faire du thé dans la cuisine comme un enfant à la perspective de monter sa première boîte de légos (avant de marcher dessus sans faire exprès le lendemain au saut du lit). N'est-ce pas là un but noble, dont la saveur semble déjà monter le long de vos papilles et la fragrance le long de vos narines ? Vous mettez l'eau à chauffer avec l'enthousiasme un peu dément de celui qui a oublié ce que c'était, et attendez fiévreusement le sifflement de la bouilloire électrique (qui ne fait même pas sauter les plombs cette fois-ci, hourra!). Une boule à thé remplie de son trésor, du sucre brun, il ne manque qu'un ingrédient pour compléter à merveille le breuvage, celui sans quoi ce thé particulier ne peut pas être entier, et qui rend la vie complète ! Ce dont vous avez besoin pour vous lever le matin et vous coucher le soir ! Ce qui fait de votre vie une aventure pleinement partagée ! Vous ouvrez le frigo, et contempler l'intérieur vous rappelle soudain une triste réalité que vous avez trop souvent tendance à oublier depuis quelques temps : il n'y a plus de lait. Vous vous laissez glisser le long du réfrigérateur, une tasse inutile à la main, petit chat venant s'installer sur vos genoux avec autant de curiosité que de réconfort dans sa voix étonnamment puissante pour sa taille. Vous hésitez entre un profond soupir et un rire nerveux, faute de mieux, tandis que vous vous passez une main sur le visage. Dans l'autre pièce, au bout du petit couloir encombré, l'écran bleuté de votre ordinateur continue de vous narguer. Il n'y a jamais rien de bond derrière le frigo, et il arrive même qu'à l'intérieur non plus (même le reste de riz dans son plat en plastique vous avait paru particulièrement patibulaire). A quoi bon un thé sans son lait ? Surtout lorsqu'il s'agit de votre favori. Il est sans doute parti dans un autre frigo.

 

Trou noir, trou blanc.

 

1On ne trouve jamais rien derrière le frigo, et c'est prouvé : c'est bien pour ça qu'on le laisse contre le mur. CQFD.

 

2Ce sont des choses qui arrivent.

 

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