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  • Cafards

    Vous avez le cafard. Pas un cafard en particulier, ceci dit. Déjà, parce qu'il y en a plusieurs, et puis parce que vous n'allez quand même pas leur donner des noms. Cela ne se fait pas d'écraser quelqu'un qu'on a nommé. Cela ne se fait pas d'écraser qui que ce soit, d'ailleurs. Enfin, vous savez de toute façon que vous n'allez pas tenter de les écraser, qu'ils s'appellent Kevin, Barbara ou restent anonymes. L'idée de mettre directement fin à une vie vous répugne plus que toute créature, bien que vous n'ayez guère de scrupules à dévorer le steak dans votre assiette. Une des grandes caractéristiques de l'humanité résumée en une phrase, mais vous n'avez jamais prétendu en être un exemplaire particulièrement réussi. Donc, des cafards. Cela a commencé il y a quelques mois, peut-être cet été, vous n'avez jamais été très doué pour vous situer dans le temps (et paniquez dès qu'on vous demande quel peut bien être votre plus ancien souvenir, le premier film que vous avez vu au cinéma ou votre meilleur souvenir ; bon, ce serait pareil si on vous demandait ce que vous aviez mangé à midi il y a cinq jours, seulement personne ne demande jamais vraiment ça. Ou alors ils sont un peu bizarres et s'intéressent curieusement à vous ; ou il s'agit d'un ou d'une nutritionniste, ce qui revient un peu au même). Le premier, vous l'avez retrouvé mort sur le carrelage de la cuisine, et sur l'échelle des trucs qu'on ne veut pas retrouver mort sur le carrelage de sa cuisine, c'est encore loin d'être le pire. Déjà, c'est mort, et tout seul comme grand. On l'envelopper prudemment dans trois épaisseurs (au moins) de papier ménage et zou, dans les toilettes !

     

    C'est quand on en trouve un autre, quelques jours plus tard, qu'on commence réellement à se poser des questions. Du moins, où vous vous êtes posé des questions. La première ayant dû être quelque chose du genre : « Vais-je mourir dévoré par une nuée de cafards rampant sous ma peau ? », avant de vous souvenir que ce genre de malédiction égyptienne antique concerne plutôt les scarabées (qui sont finalement bien plus gros et intimidants que les cafards, mais on pardonne plus facilement à quelque chose qui a une jolie couleur ou qui, disons, a déjà le triste destin de se balader en pousser ses excrément roulés en boule). Bon, pas de panique. Un ou deux cafards morts, ce n'est pas la mer à boire (vous vous demandez bien d'où vient cette expression, comme la plupart des expression d'ailleurs. Pour chacune d'entre elle, il a bien fallu qu'un type ou une nana se lance en premier et s retrouve l'air un peu couillon le temps que les autres commencent à comprendre et que ça devient une mode. Peut-être que la personne que vous entendrez s'écrier « C'est comme remise des algues dans ma chemise ! » se verra plus tard illustré par l'histoire du langage. On ferait mieux de ne pas se moquer.). Puis vous avez alors nettoyé votre cuisine de fond en comble, en vidant tous vos tiroirs en prime pour vérifier qu'aucune armée insectoïde ne nichait dans un paquet de céréales (dieu sait ce qu'ils pourraient accomplir boostés à l'ovomaltine, nous avons tous vu la pub!). Rien. Même pas sous l'évier. Bon, ça...arrive ? Alors vous disposez, et vous oubliez.

     

    Et puis quelques jours plus tard, rebelote. C'est le début d'un curieux cycle : vous allez retrouver un ou deux cafards (toujours morts) sur le sol de la cuisine, dans un placard sous l'évier ou dans les environs du salon pour les spécimens les plus courageux (dont un qui aura fini noyé dans un verre de sirop oublié). Avec une régularité étrange, des petits cadavres de cafards refont dont surface chez vous ; puis vous être tranquille entre cinq et sept jours, et immanquablement, quand vous vous dites enfin « Ah ben tiens, ça fait au moins une semaine que j'en ai pas vu ! », vous tombez dessus. Ce qui ne vous plaît que moyennement, d'autant que vous ne savez pas d'où ils viennent, ni pourquoi ils tiennent tant à se laisser mourir dans le coin. Bon, vous l'avouez tout de suite, l'ordre et vous n'ont jamais fait bon ménage. Vous entassez des objets ici et là, vous n'êtes pas particulièrement soigneux, et il arrive que la moitié de votre canapé disparaisse sous tous les objets que vous ne saviez pas où mettre ailleurs pour l'instant. Mais vous n'êtes pas sales. Enfin, vous n'en avez pas l'impression. Vous aspirez et passez la serpillière tous les lundis dans tout l'appartement, en plus de nettoyer lavabo et toilettes. C'est une de vos règles cardinales, parce que si vous ne vous y tenez pas, vous ne le ferez pas. Alors qu'il vente, qu'il pleuve, qu'il neige : rien ne vous arrêtera dans votre ouvrage chaque lundi matin (en grande partie parce que le temps à l'extérieur n'a pas vraiment de raison de bouleverser votre quotidien ménager). Le jour où vous ne le ferez pas au moins deux semaines de suite, ce sera soit qu'on vous à kidnapper pour vous voler un rein ou un truc plus exotique, soit que la déprime aura frappé tellement fort qu'il faudra sans doute vous tirer de force à la lumière du jour (et jusqu'à ce jour, AUCUN dépression n'a enrayé ce rituel ; vous vous y accrochez avec force, parce que c'est sans doute le meilleur baromètre de votre état globale. Les jours où vous manquez presque de ne pas vous y adonner, c'est le moment d'avouer qu'il y a vraiment un souci). Vous ne laissez pas traîner de la nourriture partout, vous aérez quotidiennement (vous êtes incapable de vivre sans au moins une fenêtre entrouverte, même pendant la plus froide des nuits d'hiver)... Bref, vous vivez plus ou moins dans le désordre (d'un regard extérieur du moins, surtout celui de vos parents, par exemple), mais pas dans un bouge. Ou du moins, vous le croyiez. Auriez-vous manqué quelque chose ?

     

    Bon, si ça se trouve, il y a simplement des cafards qui se baladent dans l'immeuble. Sans être antédiluvien, il n'est pas neuf non plus, il paraît que ça arrive. Vous n'avez encore osé demandé au concierge s'il sait quelque chose sur la question, parce que vous avez l'impression qu'admettre avoir des cafards, c'est un peu comme admettre qu'on a une maladie honteuse ou qu'on ne vote pas du bon côté; ça ne se fait pas, et on n'a plus envie de vous adresser la parole. Et puis ces derniers temps, les interactions sociales avec des gens que vous ne connaissez guère -comme votre concierge, pourtant sympathique et abordable- vous est incroyablement difficile. Téléphoner devient pire encore, parce que vous êtes capable de raccrocher par réflexe dès que la personne au bout du fil a le malheur de décrocher (véridique, cela vous est déjà arrivé. Peu de choses mêlent pour vous autant l'espoir, la peur et la haine, que le téléphone. L'espoir de régler enfin ce pour quoi on appelle, la pur panique d'entendre une voix de l'autre côté du combiné, et la haine aussi bien de celles et ceux qui répondent que celles et ceux qui ne répondent pas).

     

    Le fait que vous imaginez vous être habitué à retrouver de temps un temps quelques cafards décédés. En grande partie parce qu'il vous paraît préférable de cohabiter avec des cafards décédés qu'avec des cafards qui grouillent joyeusement le long de vos murs. Même si...même si, d'une certaine manière, vous ne pouvez pas vous en empêcher de voir dans cette histoire une représentation symptomatique et bien à propos de votre état dégradant de ces derniers mois. A un point où vous vous demandez presque s'il n'y a pas des fois où ces fichues bestioles sortent de votre imagination. Au point de résister à l'envie d'en enfermer une dans un verre et d'aller sonner chez le premier voisin venu (et étonné) pour le lui brandir sous le nez. Heureusement que la seule idée de devoir taper la causette avec n'importe quel voisin dans l'ascenseur vous fiche déjà assez la frousse. Mais la comparaison avec votre mental est assez frappante, du moins pour vous. Comme les cafards, l'anxiété ou la dépression finissent toujours par revenir, et ce au moment où on commence enfin à ne plus s'y attendre. C'est comme si cela grouillait en vous en permanence et que, petit à petit, cela vous rongeait de l'intérieur, ne laissant qu'une façade fonctionnelle jusqu'au jour où celle-ci s'écroulera à nouveau le temps d'une bonne crise. Le truc, c'est que cette année, vous vous sentez de plus en plus chancelant. Quand ce ne sont pas les angoisses qui ont le dessus, c'est la déprime que se ramène, un peu comme si ces deux-là jouaient aux vases communicants. Ce qui, d'une certaine manière, vous permet de traverser des périodes d'équilibre relatif, où on ne peut pas dire que tout baigne, mais où rien ne vous emporte non plus. Seulement là, ça commence à craquer. Et plus le temps passe, plus vous trouvez de cafard, et plus vous l'avez, le Cafard (celui dont on entend la majuscule même à l'écrit). Vous ne savez pas pourquoi, il n'y a pas de raison. Là, c'est la déprime qui pointe le bout de son nez. Vous le savez, vous avez de plus en plus de peine à faire votre ménage le lundi. C'est ce vide en vous, cette impression d'être dévoré de l'intérieur par l'inexistence qui vous pousse parfois à hurler vos larmes étouffées dans un oreille avant d'espérer enfin vous endormir de fatigue. Une fatigue qui vous ronge également, et qui se nourrit des accents de dépression comme un glouton de l'apéritif.

     

    Et parce que la vie adore ce genre de coïncidences -ou ce genre de similitude née d'un esprit en vrac- c'est toujours quand vous commencez enfin à vous sentir à peu mieux, à vous dire que la grosse crise ne va pas éclater, que vous retrouvez un cafard mort ou deux. Ce qui vous inquiète, maintenant que vous y réfléchissez ; ces saletés sont plus ou moins increvables, alors vous n'êtes pas sûr d'être très à l'aise dans un environnement qui les supprime. En fait, vous ne vous sentez plus très bien chez vous, mais vous ne vous sentez plus très bien nulle part. Seul, le vide est toujours là, avec des gens...vous êtes en retrait, vous n'arrivez de nouveau plus à communiquer comme vous le souhaitez, à faire l'effort nécessaire. Vous êtes...crevé. Trop crevé. Crevé d'être crevé. Vidé d'être vide. Mais vous continuez, parce que de nouveau, pendant plusieurs jours, parfois une semaine, vous ne voyez plus de cafard. Vous vous dites que ça va aller, que tout peut reprendre, vous recommencez à vous sentir à l'abri entre vos propres murs. Puis, fatalement, ça reprend. Et ce soir, vous venez de rentrer, pour découvrir un cafard vivant trottinant sur un mur du salon. Puis un second sur un mur de la cuisine, un troisième sur la table du salon. Vous en piégez deux dans un verre pour les balancer du balcon, vous ne savez pas où a disparu le troisième.

     

    Autant dire que ça ne va pas très fort. C'est l'image même d'une situation sous contrôle -qu'on pensait pouvoir gérer, en faire une habitude qu'on pouvait porter à bout de bras- qui s'écroule, victime de fondations de plus en plus négligées. Et évidemment, vous avez l'impression que votre environnement est devenu le miroir de votre état global, car vous pouvez sentir la vague écrasante que vous avez de plus en plus de peine à contenir. Le vide étouffant, menaçant de prendre le contrôle, de faire de vous une coquille vide à peine capable d'interagir avec la vie de tous les jours. La solitude, qui revient comme un poids écrasant même au milieu des gens. Les larmes qui coulent sans que vous ne soyez foutus d'en remonter la source. Franchement, vous ne savez pas comment vous allez dormir ce soir, au milieu des cafards (bien entendu, vous ne pouvez imaginer autre chose qu'une armée de ces saloperies grouillant dans tous les recoins, derrière tous les meubles, et la moindre sensation de mouvement du coin de l’œil vous fait sursauter), mais quelque part ce n'est pas nouveau. Vous n'avez jamais vraiment trop su comment dormir, pas depuis plus de dix ans au moins.

     

    Vous ne pouvez plus le nier : vous avez des cafards chez vous. Et vous en avez aussi dans la tête. Seulement, eux, ils n'ont jamais su comment sortir.

  • War. War never ends.

    Cela faisait longtemps hein?

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    Les nerfs aux aguets, vous faites les cents pas dans la cabine d'ascenseur bringuebalante, ce qui n'est pas facile : vous passez votre temps à vous cogner l'épaule contre une cloison, et vous êtes gêné par le manche de la batte de base-ball accrochée à votre ceinture. Levant le nez, vous contrôlez le décompte : plus que deux étages maintenant. Votre reflet dans le miroir vous renvoie l'air d'un type qui s'attend à voir l'enfer mais qui sait que c'est nécessaire. Barbe et cheveux fraîchement raccourcis pour éviter les prises trop faciles -et puis ils auront le temps de repousser là en-bas-, lunettes renforcées par un scotch épais, casque de vélo et protections de rollers aux bras et aux genoux. Vous avez hésitez à descendre en chaussures de ski, mais la puissance n'aurait pas équilibré la perte de mobilité, cette dernière s'avérant cruciale. Et puis vous ne possédez pas de chaussures de ski, peu enthousiaste à l'idée de posséder un objet de plus capable de signer votre arrêt de mort à l'aide d'un sapin habilement placé sur la piste (1). Un bâton aurait pu servir ; bien aiguisé, le bout pointu peut faire des dégâts, et la dragonne rendrait plus difficile la possibilité d'un désarmement. Mais la batte de base-ball achetée aux puces fera l'affaire, faute de mieux. On ne peut pas dire que vous croulez sous les armes à la maison, pour la même raison qu'on n'y trouve pas de chaussures de ski.

     

    Ding, vous y êtes. Difficile d'aller plus bas, et vous avez laissé l'enfer quelques étages au-dessus. Bon sang, ce que vous pouvez détester ce jour fatidique... Toutes les deux semaines, voilà qu'il revient avec la pérennité implacable d'un contrôleur des impôts, la profonde humanité en moins. Déjà, quelque chose en l'air est différent lorsque les portes s'ouvrent sur un couloir sombre, chichement éclairé d'une ampoule rougeoyante qui clignote en grésillant. Et il ne s'agit pas de l'air si propre à la cave, entre le moisi léger, le vieux bois et la poussière, qui fait remonter en vous toutes les madeleines de Proust de l'enfance (2). Non, c'est l'air vicié de la mort, dans lequel stagne la terreur, qui s'infiltre dans vos narines comme si du wasabi décidait d'y forcer le passage pour remonter jusqu'à votre cerveau et faire se redresser sur votre tête chacun de vos cheveux dans un réflexe primal. Vos bras ont d'ailleurs doublés de volume sous l'effet de la chair de poule, et vous luttez contre une forte envie de vous déplacer accroupi en poussant des « Hou hou » à la recherche de quelque chose à épouiller. Vous étiez bien mieux en haut, à l'abri de votre appartement, où ce genre de choses n'arrive jamais (ce qui ne vous empêche pas de manquer y passer par maladresse au moins trois fois par semaine ; si vous deviez y passer un jour, voilà qui devrait donner l'apparence d'une étonnante scène de crime pour des policiers confondus).

     

    Les portes de l'ascenseur se referment presque, avant de repartir dans l'autre sens et de se mettre à ce petit mouvement perpétuel de la cabine en mauvaise état alors qu'elle avait très bien fonctionné pour les six étages précédents. Comme si quelque chose dans « la zone » perturbait tout outil technologique dépassant mille huit cents. Vous sortez votre téléphone, qui ne vous sera utile que pour sa lampe de poche -du moins si elle se décide à marcher- et sa musique, des fois que vous ayez envie d'une bande-son à propos. Mais le silence est votre ami, pour mieux y repérer les dangers ; on reconnaît souvent les débutants à leurs écouteurs, qu'on retrouve en train de se traîner hagards dans les couloirs des jours plus tard (3). Vous frissonnez comme la proie ancestrale dans la jungle millénaire, du genre de celle qui s'attend à voir débouler un prédateur plein de dents et plein de pattes de derrière le moindre rocher. Ce qui explique votre méfiance vis-à-vis des araignées : beaucoup trop de pattes pour être honnêtes. Mais vous préféreriez être plongé dans un terrarium de mygales plutôt que d'affronter ce rituel bimensuel. On qualifie les âges anciens de barbares, mais l'époque actuelle n'est pas sans son lot d'épreuves sanglantes dignes de figurer dans la dernière série de romans dystopiques pour jeunes lecteurs à la mode.

     

    Lentement, un pas après l'autre, votre nez frémissant comme celui d'une souris qui sait que la mort aux rats n'est pas loin, vous vous mettez à progresser. Vos mains suintent terriblement, mais vous avez pensé à mettre des gants, qui en ont plus l'avantage de ne pas laisser d'empreintes. Bien que la police ne se risque habituellement jamais ici ; il y a des querelles qui sont trop terribles pour être résolues autrement que par le peuple, et il en va ainsi des querelles de voisinage. On ne verrait pas un officier mettre les pieds ici, à moins que ce cela ne soit pour les mêmes raisons que tout le monde ; et dans ce cas, un badge ne lui servirait à rien, et un port d'arme ne serait qu'un léger avantage. Vous, vous avez confiance en la batte. Vous l'avez appelée Thérèse, parce que vous avez cru comprendre que les guerrières nommaient leurs outils de prédilection. On disait même qu'ils dormait avec, ce que vous ne trouviez guère pratique. Thérèse vous avait bien servi jusqu'ici, et vous espériez qu'elle continuerait de le faire encore longtemps. Il y avait encore la dent de madame Glauss plantée dans le bois : impossible de l'enlever.

     

    La première attaque vint du flanc. Attiré par une silhouette plus loin en avant, vous aviez ralenti votre allure pour mettre un genou à terre et sortir la sarbacane de votre poche, du genre de celles qu'on trouvait dans les bombes explosives à Nouvel An. Mais à la place des boules en papier, vous avez opté par des punaises trempées dans du curare. C'est risqué, les avaler par mégarde s'avérerait fatal, mais une bonne arme à distance peut faire la différence entre la vie et la mort lorsque l'effet de surprise est avec vous. Plissant un œil dans la moitié de jumelle scotché sur la sarbacane, vous prenez soigneusement le temps de mettre votre victime dans la ligne de mire. Pas de sommation : vous avez appris le premier jour que c'était inutile. Ici, c'était tué ou être tué : l'enjeu était trop précieux. Mais cela ne vous empêcha pas de manquer y passer : concentré sur ce que vous pensiez être une proie inconsciente de votre présence (sans doute une vieille séparée de son troupeau à joggings fluo, permanentes et bâtons de marches, ou un vieux qui avait égaré sa canne), vous n'avez pas vu venir la véritable menace, et madame Decker du cinquième se jeta sur vous en crachotant entre ses dents. Elle s'était caché eentre deux compteurs sur les côtés, et travaillait sans doute de concert avec l'autre ; de telles alliances avaient parfois lieu, lorsqu'il fallait trouver assez de viande pour survivre jusqu'à la semaine suivante.

     

    « Petit futée... » grommelez-vous entre vos lèvres Heureusement, ses dents se plantèrent dans votre protection de poignet, et une torsion suffit à lui arracher son dentier. Sans lui laisser le temps de se reprendre, vous abattez Thérèse une fois, puis deux, puis trois. Enfin, lorsque qu'il devient impossible de différencier son visage d'un dégâts des eaux usées sur le mur, vous arrêtez. Il est inutile de vous acharner, conserver ses forces est important. Vous avalez une rasade de la bouteille d'eau que vous apportez toujours dans ces expéditions, de même que des vivres pour au moins cinq jours et trois gros bouquins (qui peuvent servir de projectiles dans les cas les plus désespérés, voire servir à faire un feu pour se réchauffer la nuit dans un réduit isolé). Le ou la comparse de votre prédatrice manquée s'est enfui sans demander sans reste en poussant des hurlement de déments. Et tandis que vous tendez l'oreille, c'est tout le taudis qui résonne des grognements, des appels à l'aide étouffés, des gros mots et des dernières paroles ; parfois, il ne s'agit plus que du « scritch scritch » d'une mine sur un post-it, occupée à rédiger un dernier message haineux avec au moins deux fautes d'orthographe.

     

    C'est d'ailleurs ce qui vous a amené ici, aujourd'hui. Le petit mot dans l'ascenseur. Celui qui a tout commencé, une fois de plus. Monsieur Decker avait encore pris les clefs de madame Denis, ce qui bousculait tout le planning. Alors aujourd'hui, tout le monde se lançait dans la curée ; le lendemain, on se saluerait de nouveau devant les boîtes aux lettres, l'air de rien, en attendant que les nouveaux locataires emménagent. C'était le cruel cycle de la vie, nécessaire lorsqu'il s'agissait de faire peau neuve. Et vous ne pouviez pas attendre une phase de plus, pas avec le panier qui débordait chez vous au point que vous songiez à balancer ni vu ni connu une chaussette dans les toilettes de temps en temps. Non, on n'échappait pas à son destin. Il vous fallait ces clefs, coûte que coûte.

     

    C'était le jour de la lessive.

     

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    1) Beaucoup s'imaginent que le suisse standard naît avec des skis aux pieds, une montre au poignait et un goût certain pour la fondue, mais il n'en est rien. Vous arrivez systématiquement en avance, vous vous méfiez du fromage fondu et, du temps des camps de ski de votre enfance, les élèves étaient séparés en quatre groupes : celui des forts, celui des intermédiaires, celui des débutants et celui rien que pour vous avec un moniteur que l'étendue de vos talents finissait systématiquement par déprimer avant de le pousser à noyer sa souffrance dans une tasse de chocolat chaud (probablement accompagnée d'un petit remontant).

    2) Enfin, toutes celles qui concernaient la cave et ce qu'on vous y envoyait y chercher. Des patates de Proust, plutôt.

    3) Les écouteurs, pas les gens. On ne retrouvait jamais les gens.