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Les lacets c'est lassant

Vous avez un rapport particulier avec vos vêtements. Bon, d'accord, dit comme ça, probablement que tout le monde en a un, et que le vôtre n'est certainement pas près de renverser la vision qu'on peut avoir de la mode (1). A bien y penser, sans doute qu'une quantité astronomique de gens ont plus ou moins le même que le vôtre, mais c'est le propre de tout à chacun ou presque que d s'imaginer qu'on est le seul à vivre exactement ainsi cette chose banale du quotidien. C'est probablement une technique pour se l'approprier un peu, ce quotidien. Des milliards de gens arrosent sans doute leurs plantes tous les jours, mais il ne tient qu'à vous que de le faire en vieille pantoufles tout en chantonnant du Bach. Ce qui n'est pas votre cas, déjà parce que vous ne connaissez pas vraiment Bach, et puis parce que Pamela (votre fidèle plante verte) ne s'entretient qu'une fois par semaine (Pamela étant du coup un peu comme une vieille rentière).

 

Vous parliez de vêtements, donc. Tout un monde rempli de merveilles insoupçonnables et de terreurs innommables, quand les deux ne se confondent pas dans un déluge de forme et de couleurs qui auraient fait pleurer des cubistes, peut-être même jusqu'à leur donner l'envie d'aller se peindre une coupe de fruits toute simple, histoire de reprendre un peu pied avec une réalité qui s'enfile rarement comme une bonne paire de chaussures. Les chaussures étant le point où vous vouliez vraiment en venir. Le reste de votre garde-robe se déclinant en plus ou moins deux catégories distinctes : la pile de t-shirts et de chemises que vos parents achetaient régulièrement avant que vous ne déménagiez pour votre premier appartement il y a quelques années, et qui représentent un florilège aussi sobre que mettable...et la pile de t-shirts que vous avez vous-même amassée par la suite ou que des proches vous ont offerts à différentes occasions, le tout généralement un hommage à quelque chose de geek (ce qui promulgue souvent un excellent bouclier sur lequel faire dériver les conversations avec les inconnus plutôt de se contenter de hocher vaguement la tête en espérant ne faire qu'un avec le mur, qu'ils nous oublient le temps d'aller chercher des chips). Oh, et deux paire de jeans. Tout ceci devrait vous simplifier la vie le matin, et si vous ne passez guère de temps à vous demander quoi mettre aujourd'hui, vous n'êtes jamais vraiment sûr du résultat non plus, vous sentant toujours vaguement mal à l'aise quelle que soit la configuration des habits choisis. Vous enviez terriblement les gens qui ont le sens du style -et vous n'entendez pas forcément par-là celui de la mode, mais au moins le sens de son propre style, celui qui nous convient quoi qu'il arrive- et qui pourraient se rouler comme une loutre au milieu de leur logement pour se retrouver parfaitement drapé de ce qui se sera retrouvé sur le chemin (et qui seraient capables d'en imposer dans leur ensemble couverture en tweed-brique de lait vide-petits pois tout sec oublié sous un recoin du canapé).

 

Vous, vous vous contentez de ce qui vous vient sous la main, mêlant le tout dans un ensemble bien plus dédié à la pudeur de circonstances qu'un réel éclat vestimentaire. Vous avez tendance à repérer ce qui vous plaît, à espérer très fort que cela ne rend pas aussi mal que vous en avez l'impression, et à porter les mêmes choses encore et encore. Et à ce sujet, cela ne pourrait être plus vrai qu'avec votre vieille veste de cuir-qui-commence-à-avoir-des-petits-trous...et vos chaussures. Les chaussures, c'est bien le pire. Elles représentent un monde qui vous est tellement peu familier que vous avez tendance à y trébucher comme un myope ne retrouvant plus où il a posé ses lunettes (la réponse étant généralement sur votre nez (2)). Chausser vos pieds a toujours représenté pour vous un défi certain : vous ne savez jamais quelle taille vous faites, ça change d'une chaussure à l'autre, ils n'ont pas tout à la fait la même taille (ce qui perturbe grandement votre esprit symétrique), ils ont des soucis de communications et ont tendance à se cogner les uns dans les autres sans même faire de constat, ce qui témoigne en plus d'un manque flagrant d'esprit de civisme.

 

Et plus encore que le reste de vos vêtements, c'est bien pour ça que vous avez la fâcheuse tendance à porter une paire de souliers qui vous convient autant que faire sur peu jusqu'à ce qu'ils commencent littéralement à se désagréger sous vos yeux. Ce qui commence fâcheusement (à entendre par-là : ça fait au moins deux ans que le processus s'est enclenché) à arriver à vos baskets, à savoir l'une des trois paires que vous possédez actuellement (l'une d'elles étant les fameuses chaussures de sports qui représentent plus le concept de faire du sport un jour que le sport en lui-même. C'est très important.). Vous savez que -et ce que quel quoi leur sexe- il y a es gens pour qui se contenter de trois paires seulement constituerait un affront sauvage et impardonnable non pas tant au bon goût qu'au simple confort raisonnable. Vous n'avez aucune intention de juger les gens qui en ont des placards entiers, même s'ils ne les utilisent pas toutes. Après tout, vous collectionnez bien les bouteilles en verre intéressantes, et vous n'y rebuvez pas. Sans parler des bibelots en plastique qui s'amoncellent un peu partout chez vous, à tel point que vous songez à vous faire enterrer avec tel un pharaon dans son mausolée. Alors franchement, collectionner les chaussures, c'est quand même bien plus pratique, et puis on dit toujours que l'important c'est de se faire plaisir (du moment qu'on essaye de poignarder personne avec les objets de sa collection, ce qui à titre purement hypothétique serait quand même plus facile avec des talons qu'avec des couvercles de crèmes à café).

 

Tout ça pour dire que vous baskets sont en train de mourir autour de vos petons, révélant à travers un petit trou ici ou une fente là vos chaussettes colorées et apposées de logos divers et variés (vous vous facilitez grandement la vie depuis que vous ne vous contentez plus que de chaussettes noires, ce qui vous donnait l'impression d'être un chercheur d'or en train de tamiser ses pépites lorsqu'il s'agissait de remettre les bonnes ensemble après chaque lessive). Un peu plus, et tel l'un de vos personnages favoris dans les romans de Terry Pratchett, et vous serez capables de reconnaître la rue où vous vous trouvez rien qu'à la texture du pavé sous vos semelles quasi inexistantes (ce qui, vu votre sens d'observation légendaire (3), pourrait devenir un atout, qui sait?). Vous auriez votre permis de conduire et une voiture, vous feriez sûrement la même chose, ne consentant à changer de modèle que le jour où vous vous retrouverez assis dans la ru avec les lambeaux du siège sous les fesses et un volant dans les mains (avec une roue tournoyant quelques mètres plus loin dans la rue, parce que si vous n'avez aucune notion réelle de conduite, vous en avez une plus poussée de ce qui constitue un impératif narratif).

 

Ce qui vous embête le plus dans tout ça, c'est surtout que cet hiver,vous avez déjà dû, de guerre lasse, changer l'autre paire que vous mettez régulièrement à cette saison, à savoir celle qui est censée offrir une certaine résistance aux intempéries et vous éviter de vous donner l'impression de vous balader avec chaque pied dans un bain public. Vous n'aviez tout simplement pas le choix : c'était ça, ou colmater avec du carton. Fort heureusement, vous n'en aviez pas à disposition, ce qui en dit long sur votre flemme étrange et vos préoccupations pratiques. Vous avez donc bravé le seuil d'un de ces endroits si peu visités : les magasins de chaussures. A noter que quand vous étiez petit -probablement dès l'âge de la marche jusqu'à une douzaine d'années- l'épreuve du magasin de chaussures était pour vous une véritable torture. Pour vos parents, vos sœurs ou toute personne assez innocente pour vous y accompagner, c'était tout autant d'odyssées infernales. Encore aujourd'hui, vous êtes incapables de comprendre pourquoi il y avait en vous un tel dégoût inné, une telle haine primordiale des magasins de chaussure. Les autres vêtements ne vous amusaient pas beaucoup non plus, et rien ne vous ennuyait plus que d'essayer habit après habit dans une cabine d'essayage, mais tout palissant en comparaison de vos réactions au milieu des boîtes en carton renferment tout ces potentialités pédestres. Vous hurliez tandis qu'un adulte à bout vous traînait entre les rayons, passant par toutes les étapes allant de la colère à la supplication en passant par la haine et les menaces (le tout deux ou trois fois dans une série de montagnes russes émotionnelles généralement réservées au montage de meubles suédois), refusant de faciliter la moindre demande. Chaque nouvelle paire à essayer était comme une torture, on aurait cru de vous un condamné à l'inquisition, les grands sur le point de vous passer aux pieds de ces étranges outils barbares à base de leviers et de grosses visses. Et qu'on vous fasse essayer trois paires qui pour vous se ressemblaient toutes, et qu'on vous demande de marcher dans les allées pour voir (encore aujourd'hui, vous avez l'impression d'être un pingouin très emprunté lorsque vous vous dandinez pour le fameux test), et que ça hurle dans tous les sens et que, de guerre lasse, les deux partis finissent par abandonner à la paire qui donne ne serait-ce que vaguement une bonne impression. C'était bien le genre d'événement dont personne ne se réjouissait à la maison, et une telle sortie était alors toujours envisagée comme le fait d'aller à la guerre plutôt que de sortir faire des courses.

 

Avec le temps, cette angoisse enfantine mâtinée de caprice qui l'était tout autant s'est plus ou moins résorbée. Vous ne vous sentez plus comme un démon dans une église quand la nécessité vous pousse à retrouver le chemin d'un magasin de chaussures. Aujourd'hui, vous vous y sentez plutôt décontenancé (à vrai dire votre état naturel dès votre seuil franchi), intimidé par les rayonnages qui se succèdent sur des piles et des piles de cartons, la musique en fond typique de ce genre de magasin, le côté aseptisé qui vous paraît presque hospitaliers, et les souvenirs tenaces de votre enfance qui persistent tout de même dans un recoin de votre crâne. Vous errez alors de chaussures en chaussures, terrifiés à l'idée qu'un vendeur ou une vendeuse vous demande si vous avez besoin d'aide (vos capacités d'interactions sociales avoisinant également celle du pingouin moyen dans de telles circonstances), essayant sans trop y croire une paire, puis deux. Dans les moins chères possibles bien sûr ; vous êtes capable de vous transformer en véritable harpagon dès qu'il s'agit de quelque chose du genre, transformant mentalement le prix de telle paire de chaussures ou même d'une nouvelle veste dont vous auriez bien besoin en autant de livres et de bons repas. Plutôt que de vous sentir parfaitement à l'aise dans vos baskets (ah ah), vous finissez inévitablement par vous rabattre sur la première paire où le dandinement donne le moindre résultat probant, tout en sachant pertinemment qu'un pied ne s'y sentira pas aussi à l'aise que l'autre, et que les lacets finiront par se découdre trois jours après (ce genre d'événement n'étant pas exclusif aux chaussures : quoi que vous achetiez, vous avez un talent certain pour que trois jours plus tard, l'objet donne l'impression de se léguer dans la famille depuis au moins trois générations. C'est hélas particulièrement vrai à propos de vos livres dès qu'ils sont plongés puis ressortis la première fois de votre sac).

 

D'ailleurs, les lacets de cette paire de bottines achetée cet hiver, voilà que la semaine qui suivait leur achat ils se retrouvaient déjà pelé d'une couche sur le soulier droit, ce que vous aviez alors constaté avec l'acceptation résignée de celui qui a depuis longtemps réalisé que tout ce qu'il touchait finissait rapidement par se dégrader d'une manière aussi inévitable que la couche glaciaire. Alors maintenant, l'idée de tout recommencer pour aller changer de baskets, voilà qui vous enthousiaste fort moyennement. D'autant que vous les aimez bien, vos baskets ! Elles ont survécu à votre deuxième déménagement, ont plus d'année que doigts sur une main et en sont venus à mouler tellement parfaitement vos pieds (non pas à travers la qualité de leur marque et de leur confection, mais à travers la force brute de les porter quoi qu'il arrive et on verra bien ce que ça donne) que vous pouvez les y glisser comme les en ôter aussi facilement qu'on cligne des yeux ! Mais d'un autre côté, il va bien falloir que vous entendiez raison : il y a un stade où tout ça, ce n'est plus sérieux. Et puis vous ne seriez pas contre éviter ce qui s'était passé avec les baskets précédentes il y a bien des années : à savoir perdre le fond d'une chaussure là, au milieu du trottoir, le pauvre s'étant décollé dans un dernier sursaut d'agonie, ce qui avait rendu le retour relativement peu confortable.

 

Alors il va bien falloir que vous preniez la décision, que vous fassiez quelque chose, que vous trouviez littéralement chaussure à votre pied, errant entres les rayonnages de la même façon qu'entre les comptes Tinder, espérant vaguement trouver quelque chose qui aille. Jusqu'à la prochaine fois. Et puis vous recomptez en livres, vous vous dites qu'il y a ce restau sympa à tester, et puis bon, ça peut bien attendre un peu, non ? Quand quelque chose va, autant le porter jusqu'au bout du bout, ce serait dommage de le jeter avant. Parfaitement. Voilà. C'en est même plein de bon sens. Vous y repenserez le jour où vous baisserez les yeux pour apercevoir vos orteils entre le rayon des produits laitiers et des surgelés dans le supermarché du coin.

 

Et vous avez bien un trou à votre veste...

 

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  1. Vous ne verriez pas la mode même si elle se dressait soudain face à vous pour vous asséner des coups de sac sur la tête.

  2. Ainsi qu'à une étrange occurrence, dans le frigo.

  3. Légendaire au sens propre : on en parle beaucoup mais il n'existe pas.

 

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