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Ecriture - Page 26

  • Lucie 61

    Mine de rien, ça continue!

     

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    -Est-ce que tu regrettes, parfois ?

    -Hein ?

    Le caporal Velázquez leva la tête du petit livre qu'il était en train de lire à la mince lueur du mini-projecteur qui faisait partie du paquetage militaire de l'escouade. L'engin était réglé au minimum afin d'économiser son énergie. Les deux soldats de veille étaient installés dans le petit espace entre le wagon des passagers et le suivant. Les portes fermées, ils pouvaient discuter sans craindre de réveiller les dormeurs, et rien ne risquait de leur échapper. Quiconque voulait rejoindre l'avant du train les trouverait sur son chemin. Ce qui n'enchantait pas particulièrement Velázquez lorsqu'il songeait aux intrus plutôt voraces qui rôdaient plus loin, mais il n'en était pas moins prêt à faire son devoir. Et puis il l'effectuait en bonne compagnie...

    -De t'être engagé, je veux dire. Est-ce que tu le regrettes ? reprit le caporal Samantha Jones.

    -L'uniforme est un peu vieillot, mais il conserve une certaine prestance.

    -Sérieusement, Monty.

    -Sérieusement ?

    André Ladislas Montauban Velázquez glissa un marque-page dans son livre, qu'il rangea soigneusement dans sa poche. Sa collègue était la seule dans leur petit groupe qui l'appelait par ce surnom qui, coïncidence étrange, était le même que lui donnait sa famille. Et c'est en songeant à cette dernière qu'il sut quelle serait sa réponse :

    -Non, pas vraiment. J'ai beaucoup de regrets, ça va de pair avec ma fascinante personnalité, mais je suis très content d'être là où je suis plutôt que d'être coincé au domaine Velázquez.

    -Tu en parles toujours comme si tu avais fait la guerre... Le fameux domaine Velázquez, ça ne pouvait pas être si terrible. Ça ne m'aurait pas dérangé, en tout cas.

    -Crois moi Sam, si tu avais été à ma place, tu aurais très vite compris qu'il s'agissait effectivement d'une sorte de guerre. Le conflit, c'est la seule chose que mes parents comprennent, comme leurs parents avant eux.

    -Je suis sûre que je m'en serais très bien tirée : je suis facile à vivre, moi.

    -Je veux bien admettre qu'il y a deux ou trois trucs qui me manquent, mais je ne reviendrais pas en arrière. Même perdu à la surface, dans un train qui prend de plus en plus les courants d'air. Non, vraiment, tu ne trouves pas qu'on se les gèle de plus en plus ?

    Velázquez s'emmitoufla plus profondément dans sa couverture, et décida de renfiler les gants qu'il avait ôtés pour lire.

    -Tu as toujours été frileux. Mais Grümman nous a dit que le train devait dériver de l'énergie pour rester fonctionnel. Le seul véritable chauffage qui reste est celui du wagon des passagers.

    -C'est une des choses pour lesquelles je ne regrette rien, tu sais. Protéger des gens comme eux.

    Si Samantha en fut surprise, elle ne le montra pas. Mais elle sourit ; elle ne dit rien, laissant l'autre caporal continuer sur sa lancée.

    -Je veux dire... Je sais bien que ce n'est pas comme si on était en plein conflit, mais s'il devait un jour se produire quelque chose de grave, c'est une bonne chose qu'il y ait des gens pour protéger ceux qui en ont besoin. Et je suis content de faire partie de ces gens-là. J'en suis fier. Je suis plus utile ici qu'au domaine de mes parents, et j'en suis plus fier de tout ce que j'ai pu faire par le passé. Alors non, pas de regrets. D'autant qu'aujourd'hui, on a vraiment besoin de nous.

    -Tu crois que ce sera le cas à Haven aussi ? Ou que cet accident n'est qu'un événement isolé ?

    -Je suis optimiste de nature, mais on sait que ce n'était pas un accident. Cela n'augure rien de bon, surtout si d'autres types aussi cinglés que Delgado s'en mêlent.

    -Tu crois que le major devrait parler aux autres de...tu sais quoi ?

    -S'il ne l'a pas encore fait, c'est parce qu'il n'est pas encore sûr que c'est le bon moment pour renier le protocole. Mais on ne va pas pouvoir rester ici éternellement, voilà qui est certain. Toujours pas de secours, des bêtes aux crocs acérés partout autour de nous, une pauvre vieille femme morte et un cinglé saucissonné... Le moment va venir, on n'aura plus le choix.

    -Je ne dois pas dire que j'en m'en réjouis, quelque part.

    -Ouais, je vois ce que tu veux dire. Il fait un temps à rester dedans, hein ? Et toi Sam, pas de regrets ?

    -Non. Je ne serais pas arrivée à grand chose autrement qu'en m'engageant. Oh, je suis pleine de capacités étonnantes, on le sait, mais je n'avais pas vraiment le moyen de les faire fructifier. Ni beaucoup de monde d'où je viens.

    -Au moins, tu es tombé sur nous!fit Velázquez, son habituel sourire éclatant sur les lèvres.

    -Ouais, heureusement que Paul et Sungmin sont là pour remonter ton niveau.

    -Aïe.

    -Au fait, tu sais où es le major ?

    -Il est toujours un ou deux wagon plus loin, je crois que Martha voulait lui parler.

    -Tu crois que...

    -Elle et le major ? J'ai de la peine à imaginer Adams s'éprendre de qui que ce soit. Ou alors il cache bien son jeu.

    -Et tu es un expert lorsqu'il s'agit de cacher son jeu, hein ?

    -Ça, ma grande, tu le verras lors de notre prochaine partie de cartes, quand les autres seront réveillés.

    Avec un nouveau sourire, Velázquez se laissa aller en arrière sur son strapontin, sortant son livre de sa poche. Et par-dessus les pages, il jeta un nouveau coup d’œil à Sam Jones, et s'il n'avait pas menti sur les raisons qui l'empêchaient de regretter d'avoir un jour enfilé l'uniforme, il n'avait pas exprimé la plus importante. Et il se demandait si il y arriverait un jour...

     

  • Lucie 60

    Allez, j'essaie toujours de reprendre! Je ne promets toujours pas la même régularité qu'avant, mais je vais essayer de m'y remettre comme je peux. Parce que bon, après tout, ce serait bête de ne pas arriver à la fin, hein?

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    Ed Travers n'était pas l'homme le plus heureux du monde. A vrai dire, il se sentait prêt à récolter la palme de celui le plus malheureux, avec un extra dans la catégorie jute apitoiement. Non, il ne méritait pas ça, et l'injustice qui ne cessait de s'abattre sur lui depuis que le train avait pris le départ ressemblait à une mauvaise blague du destin qui ne le faisait certainement pas rire. En fait, si cela n'avait pas toujours été considéré comme une chimère dans sa famille, il aurait sans-doute reconnu là les germes d'une solide dépression. Mais Ed Travers n'était pas homme à se laisser aller ainsi. C'était bon pour ceux qui étaient pourvus d'une personnalité molle, et la sienne était vibrante d'énergie. C'était pour ça qu'il avait obtenu ce poste prestigieux, après tout ! Qu'on lui avait reconnu le droit de superviser tous ces voyages, remettant d'innombrables passagers ébahis entre ses mains expertes. Les passagers, en voilà d'autres qui n'en rataient décidément pas une. Il ne savait pas pourquoi le sort s'acharnait autant sur lui pendant ce voyage, mais il n'avait jamais eu autant de passagers difficiles. Exigeants, autoritaires, plein de questions et si sûrs d'eux, comme s'ils en savaient mieux que lui alors que Travers faisait ce trajet depuis longtemps qu'eux. Et il y avait les militaires bien sûr, avec leur major au foutu caractère. Ce n'était pas la première fois que le train transportait des soldats à Haven, mais ils ne s'étaient jamais mêlés aux civils avant. Et voilà que Canton Adams se pensait en charge comme si c'était son droit, et Grümman n'avait même pas essayé de le contredire, trop heureux de rejouer à nouveau le parfait petit soldat.

    Plus personne n'écoutait Ed, de toute façon. C'était comme si l'accident avait été de sa faute, mais il n'était pas responsable pour le moindre fichu imprévu ! Tous l'évitaient comme une sorte de pestiféré, et il ne comptait plus les fois où ce prétentieux d'Adams lui avait dit de la fermer. L'officier avait une lueur dans le regard lorsqu'il fixait Travers qui donnait froid dans le dos à ce dernier. Une lueur de tueur, il l'aurait parié. Puisque c'était comme ça, qu'ils ne comptent plus sur lui ; Ed allait se contenter de s'occuper de lui-même. Qu'ils se débrouillent tous seuls, ces maudits passagers. De toute façon, après tous ces événements, la promotion à laquelle rêvait Travers au départ ne l'attendait plus à Haven. Si ça se trouve, il n'y avait plus rien qui les attendait à Haven, mais il n'aimait pas y penser. Pas plus qu'il n'aimait penser au corps de la vieille femme qui reposait sous ses couvertures de l'autre côté de wagon, ou à l'homme attaché sur son siège. Ed avait croisé le regard de Delgado en retournant s'asseoir, et il n'avait jamais rien vu d'aussi froid et d'aussi... profond. Il essayait de ne plus y penser. Il essayait de ne plus penser à rien, et se contentait de rester dans son coin, loin des autres qui se préparaient pour la nuit, et surtout sans avoir à écouter leurs bêtises. Pour ce faire, il avait enfoncé sa paire d'écouteurs dans les oreilles et réglé au maximum le volume de son petit appareil musical. Ils étaient rares dans l'Hégémonie, et celui-ci lui avait coûté un nombre conséquents de salaires. Non pas que le gouvernement ait quelque chose contre la musique, et chaque foyer pouvait facilement disposer de sa radio, mais les usines avaient d'autre priorités que de répandre les lecteurs portables. Et cette musique qui sonnait à ses oreilles, c'était maintenant la seule chose à laquelle il pouvait se raccrocher. Il savait qu'il devait l'économiser, et il ne disposait que de quelques chansons, mais c'était tout ce qui lui restait. C'était de bonnes chansons, au moins. De très vieilles chansons, qui étaient déjà dans les banques de données des vaisseaux colonisateurs de l'Hégémonie lors de leur arrivée sur Éclat. Des notes et des paroles qui pouvaient remonter au berceau de l'humanité, Travers aimait à se le répéter.

    Il sentit qu'on tirait sur son pantalon, au niveau du genou, et il tourna la tête, irrité d'être ainsi dérangé. Il finit par baisser les yeux et vit que c'était la gamine, Lucie Robbins, qui voulait ainsi attirer son attention. Il voulut d'abord lui dire de ficher le camp, mais il n'en eut pas le cœur. Elle se comportait peut-être de manière trop futée pour son âge, mais Ed réalisait à quel point il commençait à se sentir seul, ainsi mis à l'écart. Il sortit un écouteur d'une oreille :

    -Qu'est-ce que tu veux ?

    -Personne ne vous parle beaucoup, alors je me suis dit que je pouvais m'en charger, répondit la fillette, qui n'était nullement démontée par l'attitude de Travers. Elle ne comprenait pas bien pourquoi les autres tenaient autant à le tenir à l'écart. D'accord, il était agaçant, mais même le gamin agaçant qu'on gardait de l'autre côté de la cour de récréation avait besoin de parler aux gens de temps en temps. Et puis elle était particulièrement intriguée par l'appareil qu'il tenait. Elle pouvait entendre le rythme de la musique à travers les écouteurs. Qu'est-ce que c'est ? De la musique ?

    -Ouais, c'est ça. De la musique portable, fit Travers en étouffant un grognement. Elle n'était peut-être pas si futée que ça, pour poser une question aussi idiote. Mais malgré son âge, Lucie était simplement très au fait des convenances, voilà tout. Elle sourit, nullement impressionnée par le comportement de l'adulte. Elle connaissait des enfants qui faisaient pareil, qui se montraient désagréables dans le seul but d'attirer l'attention. Il faut croire que ces enfants grandissaient, eux aussi.

    -Super ! On avait une radio, avec maman, mais avec les programmes du complexe. Mais ils passaient plein de musiques différentes, alors ça va. J'aimais beaucoup la vieille musique, celle qui venait d'avant.

    -Oh, tu as du goût !

    -J'sais pas trop si j'ai du goût. La musique, c'est pas comme le fromage.

    -Je mangerais bien fromage, là, se surprit à répondre Travers, rêveur.

    -Fondant, sur du pain !

    -Je crois qu'il reste des sandwichs au fromage dans les réserves...

    -Ils ne sont pas dégueus.

    -Non, ils ne sont pas dégueus...

    Travers se surprit à sourire, et pour une fois il ne s'agissait pas de sourire large et forcé de commercial. C'était agréable d'avoir une conversation sans que personne ne lui crie dessus, pour une fois. Ce qui était moins agréable, c'était de se dire que les provisions n'allaient pas leur durer éternellement. Mais ils n'allaient pas rester ici beaucoup plus longtemps, l'Hégémonie allait bien finir par faire quelque chose. Et il pourrait alors promettre à cette gamine tous les sandwichs au fromage qu'elle voulait. Le fromage n'était pas la denrée la plus pratique à produire au sein du complexe, à cause du faible nombre d'animaux qui y étaient élevés, mais c'était un luxe qu'on ne refuserait certainement pas à des survivants comme eux.

    -Qu'est-ce que vous écoutez ?

    La voix de Lucie le ramena à la réalité, une réalité qui ne comportait pas beaucoup plus de fromage, malheureusement.

    -Attends, tu vas voir... Il se saisit de l'écouteur qu'il avait ôté, le frotta contre sa manche et le présenta à Lucie, dont le visage s'éclaira. Elle le poussa maladroitement dans son oreille, guère habituée. Il tomba plus d'une fois et elle finit par le maintenir avec un doigt, avant de faire la grimace :

    -Houla, c'est un peu fort !

    -Ho, oui, pardon.

    Travers baissa le volume, et tous deux purent partager une chanson, chacun avec un écouteur.

    -C'est très joli. Ça donne... ça me donne de l'énergie.

    -Lucie !

    De plus loin, la voix de Martha Robbins essayait d'attirer l'attention de sa fille :

    -Lucie, on va éteindre, il est temps d'aller se coucher.

    -Merci, monsieur le responsable Travers.

    La gamine rendit son écouteur à Ed, qui trouvait plutôt agréable qu'un passager l'appelle encore par son titre. Il repoussa la main de Lucie quand elle voulut lui rendre l'écouteur, ôta celui qu'il avait gardé dans son oreille et tendit le tout à l'enfant :

    -De la musique, pour passer cette nuit.

    -Mais...et vous ?

    -Bah, je suis le responsable du train, je vais me débrouiller.

    -Merci beaucoup !

    Lucie serra l'homme contre elle et courut montrer à sa mère sa nouvelle trouvaille. Martha Robbins contempla un instant Travers avec un haussement de sourcil étonné, mais celui-ci n'en avait cure. Pour la première fois depuis le début de ce maudit voyage, Ed Travers se sentait à nouveau prêt à garder le contrôle. La nuit pouvait venir, demain allait être un autre jour. Un jour meilleur, il fallait l'espérer ; un jour avec plus de fromage.

     

  • Lucie 59

    Ca fait longtemps, je sais. Et non, je ne promets rien.

     

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    « Journal de Lucie Robbins, deuxième jour

     

    Madame Delgado est morte. C'est ce que maman m'a dit tout à l'heure, quand elle est venue me chercher pour me parler. J'étais en train de réfléchir à ce que j'allais écrire dans le cahier que m'a donné monsieur Kent. Arthur. Je crois qu'il n'aime pas beaucoup quand je l'appelle monsieur Kent, il dit que ça fait trop sérieux. J'avais commencé avec des mots qui me venaient à l'esprit, je voulais raconter mes rêves. Mais si j'arrive à en parler, dès qu'il faut les écrire, c'est plus dur. Plus dur que le plus difficile des devoirs, quand j'avais encore des devoirs. Et puis maman m'a dit que madame Delgado était morte, et je me suis dit que les rêves n'étaient pas aussi importants. Je n'ai jamais vu quelqu'un mourir, avant. Je ne connaissais même personne qui soit mort, à part un des client qui venait souvent au bistrot, mais il était déjà très vieux et un jour il n'est plus venu. Maman avait essayé de m'expliquer, comme elle le faisait toujours, mais cette fois-ci elle avait eu de la peine. Je crois qu'elle avait peur que je comprenne. Mais je ne suis pas idiote, je sais ce qui se passe quand quelqu'un meurt. Seulement, le voir n'est pas la même chose que le savoir. Maman avait des larmes dans les yeux quand elle m'a dit, ce qui ne lui arrive presque jamais. Elle est toujours forte. Mais je crois qu'elle aimait bien madame Delgado. Moi aussi je pense, même si je ne lui ai pas vraiment parlé. C'était une dame, et elle était vieille, c'est tout ce que je sais. J'espère que ce n'est pas tout ce qui reste quand on pense à elle. Elle avait l'air gentille en tout cas. Et très malade depuis l'accident. Maman ne m'a pas laissé voir ce qu'elle avait, mais je sais que ça inquiète tout le monde. Maman n'arrête pas de me regarder sous toutes les coutures, elle a peur que la bosse sur ma tête se transforme en quelque chose d'autre je crois. Elle n'est pas souvent inquiète non plus, mais je la connais bien, même quand elle essaie d'être aussi forte que d'habitude. Elle demande sans arrêt au docteur Jung de m'examiner. Il est gentil, il ne s'énerve jamais, même s'il dit à chaque fois que je vais bien.

    Ils sont tous en train de parler de madame Miguel. Je crois qu'ils décident de ce qu'ils vont faire avec elle. Ils l'ont couverte avec une grande couverture, comme si elle avait froid et qu'elle devait dormir. C'est peut-être ce dont on a besoin quand on est mort. On doit avoir froid, en tout cas. Je me demande pourquoi ça fait aussi peur aux adultes. Le froid ne m'a jamais fait peur. C'est facile de se réchauffer. Et puis je connais le froid, j'en rêve. Je me demande si je verrai madame Miguel, dans mes rêves. Je pourrai lui dire que tout va bien, et qu'il ne faut pas s'inquiéter. Qu'elle peut aller vers le bleu. Les grands discutent beaucoup, toujours maintenant. Le père Horst n'arrête pas de parler doucement à monsieur Miguel, qui n'arrête pas de pleurer. J'ai l'impression d'entendre craquer ses épaules à chaque fois qu'elles sursautes. Il est vieux lui aussi, comme sa femme, et je me demande s'il a peur du froid aussi. Le major aimerait qu'on déplace madame Miguel, je l'ai entendu. Il y en a qui ne sont pas à l'aise avec elle. Je ne vois pas pourquoi, c'est toujours madame Miguel. Je crois que je devrais avoir peur moi aussi, ou que je devrais être triste. Mais je n'ai pas peur. Comme maman. Et je ne suis pas triste... Je ne sais pas vraiment pourquoi je ne suis pas triste. Peut-être que je ne suis pas normale. On me l'a déjà dit. J'essaie de comprendre alors j'écris, comme monsieur... Comme Arthur me l'a proposé. Il est gentil. De temps en temps, il me regarde et il me sourit, je crois qu'il est content que j'ai décidé d'écrire dans son cahier. Ça m'occupe, en tout cas. Je préfère ça que de rester toute seule dans mon coin à penser. Des fois, je regarde aussi le père Delgado, qu'ils ont attaché et installé à l'écart. Il ne dit rien, je me demande à quoi il pense. Et pourquoi il a essayé d'attaquer madame Miguel. Il a parlé du bleu. Il fait des rêves lui aussi, je le sais. Des rêves comme moi. J'aimerais bien lui parler, mais maman ne voudrait pas. Et il y a toujours un des soldats pour le surveiller. A moi, il ne me fait pas peur. Je crois surtout que c'est lui qui a eu peur. Peut-être qu'il ne comprend pas comme moi. J'aimerais... Maman arrive. Les adultes ont dû décidé ce qu'ils voulaient faire, et elle vient sûrement pour me l'expliquer. Elle ne pleure plus en tout cas. Elle est forte, ma maman. Et je dois l'être moi aussi. »