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Ecriture - Page 10

  • La boîte à monstres

    Ma parole, une nouvelle historiette, cela faisait longtemps! J'en ponds rarement, mais j'aime bien quand ça arrive. C'est toujours chouette de se replonger dans cet univers. ^-^ (Petit rappel: ce qui est catégorisé comme historiette n'est pas ma vie, même si je m'en inspire.  Je ne ne suis pas auteur, je suis célibataire, et je n'ai pas de chat. MAIS il se peut que j'ai un peignoir vert. -->)
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    De toutes les tâches de votre (relativement) paisible vie quotidienne, peu vous confondent autant que celle qui consiste simplement à relever son courrier. Ce qui, chez vous, relève de la discipline olympique. Vous envisagez de vous doper histoire de récupérer votre courrier à temps, tellement cet acte anodin vous met dans tous vous états. Déjà, il vous faut mettre le nez hors de votre appartement ce qui, certains jours, n'est pas évident. Vous vous accrochez alors à votre manuscrit en cours/tasse de thé/brosse à dent comme une moule à son rocher (mais une moule avec des dents propres). Ce qui vous poussez à vous habiller les jours de bouclage, soit à passer votre vieux peignoir vert et à vous glisser dans les couloirs comme un fantôme pelucheux au mal de mer. En espérant que vous ne croiserez aucun voisin bien décidé à vous parler-du-temps-qu'il-fait alors que vous comptez bien ne pas vous exposer aux éléments de la journée. Et puis il y a l'ascenseur, dont la fréquence se montre plutôt aléatoire dans un immeuble de onze étages, mais qui a au moins le mérite de vous distraire(1). Une fois dans le hall, traînant des pieds comme un condamné aux galères, vous fouillez alors en marmonnant dans votre poche de peignoir, et réalisez une fois sur deux que vous avez oublié les clef. Puis il s'agit de trouver la bonne entre les porte-clefs (votre propension à collectionner les gadgets inutiles surpassant de loin celle, inexistante, que vous avez à collectionner les clefs, qui finissent par se sentir un peu seules). Et après tous ces efforts, vous voilà récompensé par deux factures, une pub pour la nouvelle pizzeria du quartier qui livre-à-des-tarifs-imbattables (il y a toujours une nouvelle pizzeria du quartier, au point que lorsque vous vous y promenez, vous êtes étonné de pouvoir faire plus de dix mètres sans tomber sur une pizzeria). La seule personne qui vous envoie des cartes postales, c'est votre mère (qui arriveront toujours après son retour, même lorsqu'elle s'évertue à les poster le premier jours de ses vacances en espérant défier les lois du multivers), et vous n'avez jamais reçu une seule lettre manuscrite, si on met de côté le roman épistolaire de treize (treize, bon sang!) pages qu'une ex avait cru bon de vous laisser dans votre boîte après non seulement avoir brisé votre cœur, mais couru encore sur les morceaux fumants avec la délicatesse d'un troupeau de buffles blindés d'amphétamines. Quand vous y repensez, vous auriez sûrement préféré sortir avec chaque buffle du troupeau.

     

    Les publicités balancées dans la poubelle du hall prévue à cet effet, les factures dans une main, déçu de ne pas avoir obtenu une nouvelle carte de visite d'un marabout local pour l'ajouter à votre collection (vous échangez un Mamadou Magnétiseur en parfaite condition contre un Maître Jean des Lumières première édition, quand il n'avait pas encore le petit dessin de Jésus aux yeux bavant), vous attendez que votre cœur impressionnable reprenne un rythme normal. Car vous êtes psychologiquement incapable d'attendre autre chose d'une courrier qu'une mauvaise nouvelle. C'est comme ça. Quelque chose qu'on envoie par la poste dans un monde informatisé ne peut être que Très Sérieux (tm), et donc abominablement apocalyptique. Pour vous, une lettre non identifiée, c'est un peu vous retrouver face au chat de Schrödinger, si le chat en question était potentiellement capable de saisir tous vos biens (y compris votre propre petit chat, qui s'accrocherait de toutes ses griffes à son fauteuil préféré avant d'être impitoyablement mis en fourrière, ou envoyé en chine afin d'être pressé jusqu'aux moustaches pour faire office de complément dans une pâte alimentaire), vous expulser, vous jeter à la rue, brûler tous vos livres et faire en sorte que votre nom devienne le synonyme d'une antique malédiction sur l'imprudence avant de venir cracher trois fois sur votre tombe (que vous n'aurez du coup même pas eu les moyens de payer ; vous tiendrez certainement compagnie à petit chat dans un tube). Toute votre vie défile (au moins trois fois, vous ne voua rappelez jamais très bien du début et avez la sensation désagréable de vous être endormis à des moments qui auraient dû être passionnants) devant vos yeux le temps de tourner la clef dans la boîte. Et puis il s'agit ensuite d'ouvrir la lettre, chose que vous avez rarement la patience d'attendre, quand il ne vous arrive tout simplement pas de balancer votre courrier héroïquement relevé dans le hall, comme si vous aviez sorti un dangereux crotale de votre casier. Alors vous vous retrouvez à quatre pattes et en peignoir, à ramasser toutes les missives dont celle qui va évidemment se glisser dans un coin difficile d'accès. Encore un point commun avec certains crotales, quoi que vous préféreriez presque les crotales ; avec eux au moins, on sait tout de suite à quoi s'en tenir. Il ne se cachent pas derrière un timbre et un peu de colle, quoi que cela vous amuserait d'imaginer quelqu'un coller un timbre sur un serpent avant de l'envoyer par la poste. L'avantage, c'est que les bestioles pourront difficilement saisir vos meubles.

     

    En parlant d'ouvrir ces maudits machins (les enveloppes, pas les crotales), vous n'avez jamais vraiment attrapé le coup de main. Dans un coin de votre esprit qui n'a pas encore succombé à la pure terreur primaire résultant d'un atavisme opposant le rongeur au tyrannosaure, vous croyez savoir qu'on est censé utiliser un ouvre-lettres, ou quelque chose s'approchant. Ce que vous avez toujours considéré comme un truc d'adulte responsable, ce que explique sans doute pourquoi vous y avez toujours résisté de manière inconsciente, de la même manière que vous résistez aux porte-manteaux et classeurs à trous. Vos doigts fébriles essaient de déchirer soigneusement le papier, et finissent immanquablement par déchiqueter un petit morceau de la lettre à l'intérieur, ce qui vous fait le même effet qu'un couteau de combat plongé dans vos tripes et remués trois fois pour la bonne mesure : et si, par cette petite déchirure, vous veniez de sceller à jamais votre destin ? Si vous veniez de détruire le seul morceau de la page dont l'intégrité était absolument nécessaire ? C'est tout simplement impossible, mais le savoir ne vous aide pas. C'est pire : il y a toujours une exception à la règle, alors pourquoi pas vous ? Vous vous retrouvez alors avec un papier froissé, potentiellement déchiré, qui donne l'impression d'avoir été apporté par poney express un soir d'orage plutôt qu'acheminé via les merveilles de la technologie moderne (qui restent tout de même capables de perdre des paquets plus efficacement qu'un poney aveugle). Mais au moins, même lorsqu'il s'agit d'une facture (COMBIEN pour cette consultation médicale!?), vous êtes soulagé de savoir que vous allez encore pouvoir profiter de votre chez-vous plutôt que d'en être froidement arraché par des huissiers à la carrure d'armoire à glace dépourvue de la moindre trace d'humanité et d'humour (parfois, vous avez une bien piètre vision de vos compatriotes, mais ceux qui se destinent à une telle carrière ont rarement mangé du clown ; ou alors, après l'avoir dépecé eux-mêmes dans leur cave).

     

    Après, il vous arrive aussi de recevoir la régulière enveloppe de vote, ce qui a le mérite de complexer d'une autre manière votre pauvre cerveau peu enclin à se faire à certaines normes essentielles d'une vie responsable. Plein de bonne volonté, vous vous jurez de lire attentivement chaque proposition de loi dans ses moindres détails, décidé à voter en votre âme et conscience pour on contre quelque chose que vous avez réellement compris. Puis votre esprit civique se réduit comme un méniniste face au bon sens tandis qu'apparaissent les premières explications abstraites concernant la réfection budgétaire des dispenses d'autoroutes conformément à l'alinéa A38 du code pénal. Vous votez avec la conviction chevrotante de celui qui arrive après la bataille, et vous oubliez systématiquement de retourner votre enveloppe jusqu'à deux heures avant la limite finale, ce qui vous pousse à courir en ville déposer directement le tout dans l'urne la plus proche (dont, une fois, la boîte aux lettres de la boucherie juste à côté de l'hôtel de ville, qui ont dû être bien étonnés). Quelle que soit sa forme, le courrier ne vous réussit décidément pas. Il en va de même pour les colis. Votre tendance à craindre le pire vous faire toujours assumer qu'il s'agit soit d'une vaste blague, soit d'une erreur, soit d'une bombe (les trois n'étant pas mutuellement exclusifs). Même lorsque vous attendez un colis précis, vous craignez l'erreur judiciaire, et sursautez au moindre coup de sonnette (d'autant que comme le stipule une autre loi du multivers, le facteur apportant votre colis ne passera que lorsque vous serez sortis juste cinq minutes pour aller acheter quelque chose au magasin du coin. L'ironie aidant, ce sera sans doute des timbres). De plus, les facteurs vous font signer sur leurs tablettes à l'aide de stylets voire, dans certains cas, de vos doigts. Et comme vous êtes déjà incapable de garder la même signature au stylo sur du papier (il ne doit pas y en avoir deux pareilles), vous stressez d'autant plus et finissez par barbouiller ce qui ne ressemble à votre nom que de loin et en plissant les yeux, tandis que vous imaginez déjà d'horribles circonstances juridiques vous tombant sur le coin de la pomme lorsqu'il sera décidé que ça-ne-peut-pas-être-sa-signature-regardez-moi-ça !

     

    Quant à envoyer du courrier, cela ne vous repose pas beaucoup plus. Encore aujourd'hui, il vous arrive de demander à votre moitié s'il faut coller le timbre à droite ou à gauche, ce qui ne manque jamais de lui faire écarquiller les yeux d'incrédulité. Vous avez au moins avalé des dizaines de timbres par mégarde, et votre écriture manuscrite pourrait faire tourner de l’œil un médecin, ce qui vous pousse à prendre jusqu'à dix minutes pour être sûr d'avoir écrit l'adresse lisiblement. Avant de réaliser, distrait comme vous êtes que vous l'avez écrite du mauvais côté, ou que vous vous êtes trompé dans une lettre ou un chiffre. Depuis, l'amour de votre vie se charge généralement de ce genre de formalité, même si cela ne change rien au fait qu'il n'y a plus un stylo de fonctionnel dans tout l'appartement lorsqu'il est urgent d'aller poster ce recommandé. Vous songez parfois à élever des pigeons voyageurs, ce qui a le mérite de vous semblé moins compliqué, et qui amuserait sûrement petit chat.

     

    Du coup, lorsque vous allez relever votre boîte aux lettres et que vous la découvrez vide, le soulagement est tel que vous vous retrouvez généralement à danser une gigue solitaire et impromptue, au grand étonnement de certains voisins. Les jours fériés, il vous arrive même d'ouvrir le casier en passant rien que pour profiter d'un tel sentiment de liberté. Pour vous, peu de choses sont aussi belles en ce monde qu'une boîte aux lettres vide. C'est un peu votre paradis, même si une fois vous y avez trouvé une araignée, ce qui vous a éloigné d'un tel dispositif pendant trois moins (et un certain nombre de rappels). Il va de soi que vous avez un sérieux problème, mais ce n'est pas nouveau. Vous vous y êtes fait, voilà tout. Vous n'avez pas vraiment eu le choix. Et voilà que vous n'y êtes pas encore allé aujourd'hui, que votre compagne ne rentrera pas avant demain, et que le sort de votre vie entière en dépend peut-être. Grommelant, vous attrapez votre peignoir, sous le regard intrigué de petit chat qui vous observe du fond de la pantoufle où il s'est réfugié. Vous vous traînez jusqu'à l'ascenseur, de plus en plus anxieux tandis que la cabine de fer vous rapproche de votre inexorable destin. Puis, enfin, la terrible boîte. Et ça ne manque pas.

     

    Vous avez encore oublié vos clefs.

     

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    (1) Voilà bien une semaine que votre compagne et vous suivez avec passion ce que vous avez appelé pour les livres d'histoire « La Guerre des Paillassons ». Tout a commencé avec l'apparition d'un petit mot scotché dans la cabine, demandant la restitution d'un tapis de porte disparu. Le soir-même, un post-it avait été collé en-dessous, clamant qu'il ne s'agissait pas de la première victime. Puis quelqu'un crut bon de répondre en signalant que si les gens ne voulaient pas voir leurs paillassons vendus au cirque, il valait mieux éviter de les laisser traîner sans surveillance dans les couloirs, comme les enfants (vous suspectez le vieux voisin ronchon du dessus). Depuis, une à deux fois par jours, de nouvelles notes décorent les cloisons de l'ascenseur, formant petit à petit une véritable mosaïque de post-it colorés qui dénoncerait certainement de manière incompréhensible un défaut de la société dans un musée d'art moderne, mais qui a le mérite de vous faire beaucoup rire. Lorsque votre chère et tendre rentre de ses cours chaque soir, son premier réflexe est de se précipiter vous raconter que l'écriture ronde des post-it roses a répondu vertement à celle, toute serrée, des notes à carreaux, et que cela menaçait de dégénérer sur les pots de fleurs qui garnissaient certains balcons de manière inopportune. Quant à savoir ce qu'un pot de fleurs pouvait avoir d'inopportun, vous attendez la suite avec impatience.

     

     

  • Conversation II, ou la Dialectique de la Crêpe

    Second exercice de dialogue improvisé. A éventuellement été basé sur une histoire de crêpes véritables. x)

     

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    -Tiens, tu ne réponds plus à ta porte ? J'ai passé deux minutes à trouver les clefs.

    -Trop de clefs ?

    -Trop de porte-clefs.

    -Logique.

    -Dis, qu'est-ce que ça fouette dans ton ascenseur ! C'est indescriptible.

    -Encore ?

    -On dirait que quelqu'un a suer l'équivalent de trois bouteilles de vin avant de se frotter sur chaque centimètre carré de la cabine. J'avais peur de toucher aux boutons.

    -Je croyais que c'était indescriptible.

    -Je ne sais pas ce que font tes voisins, mais ils y mettent beaucoup de cœur.

    -L'autre jour, j'ai eu droit à bouquet assez improbable qui évoquait le mariage de la cacahuète avec le détergent.

    -Quelle sorte de détergent ?

    -Disons qu'il ne sentait pas le sapin.

    -C'est à se demander comment ils en sont arrivés là.

    -On m'a dit un jour que derrière chaque mauvaise odeur il y avait une histoire.

    -Du moment qu'on en fait pas un film. En parlant d'odeur, ça sent...

    -Bon ?

    -Je ne dirais pas ça, mais ça ne pue pas non plus. Ça sent une odeur intéressante, chez toi.

    -J'ai fait des crêpes.

    -Tu as fait des crêpes ?

    -Ton air d'incrédulité me blesserait presque.

    -Tu as fait des crêpes ?

    -J'ai essayé de faire des crêpes.

    -Ça me paraît déjà plus logique. Malgré ton aversion pour tout ce qui touche de près ou de loin à la pâtisserie ?

    -Je n'irai pas jusque là...

    -Tu n'as aucune patience, et la précision d'un joueur de boules bourrés au pastis.

    -J'avais envie de crêpes.

    -Je me doutais bien de la genèse.

    -J'en ai rêvé cette nuit.

    -Ça explique tout. La nuit d'avant, j'ai rêvé de Patrick Bruel, mais je ne l'ai pas cuisiné.

    -Tu rêves de Patrick Bruel ?

    -Sans doute un complexe d’œdipe.

    -Du coup, j'ai dû sortir acheter des œufs.

    -Ma parole !

    -Si.

    -Au magasin au bas de chez toi ?

    -Attends, il a fallu que je m'habille. Que je trouve mon porte-monnaie. Que je sorte dans le couloir. Que je retourne chez moi parce que si j'avais trouvé mon porte-monnaie, je ne l'avais pas pris pour autant. Et puis il fait froid dehors. Au moins, l'ascenseur était relativement neutre.

    -Veinard. Et ?

    -Et ?

    -Ces œufs ? Tu les as trouvés ?

    -Comment j'aurais fait mes crêpes, sinon ?

    -Ahah.

    -J'ai tourné dix minutes dans le plus petit centre commercial du monde, mais j'ai fini par les trouver.

    -Indiana Jones serait fier.

    -Il y a toujours une ambiance particulière, dans un grand magasin, quand c'est le soir et que c'est proche de la fermeture.

    -Surtout en hiver.

    -Les néons qui prennent une teinte étrange, presque personne, un employé qui passe le balai en marmonnant tout seul.

    -Je comprends mieux pour les œufs.

    -Je n'ai pas osé le déranger ; pour ce que j'en sais, il invoquait Satan.

    -Tu aurais pu lui demander où étaient les œufs.

    -Bref, je suis rentré...

    -Avec Satan ?

    -Avec les œufs.

    -Ça aurait pu expliquer l'ascenseur.

    -Sauf que là, je réalise qu'il faut que je pèse deux cent cinquante grammes de farines, et que je n'ai pas de balance.

    -Classique.

    -Alors bon, je fouille un peu partout dans les placards, et je trouve un doseur vert fluo qui dose en cups. Jusqu'à une cup et demi.

    -Ça fait quoi déjà ça ? Trois cent, trois cent cinquante grammes de farine ?

    -Sur internet, je trouve quatre cent dix grammes de farine pour trois cups. Je n'ai pas regardé plus loin, personne n'est jamais d'accord. Alors je fais des maths, j'abandonne les maths, et je me dis qu'une cupe et demi fera l'affaire.

    -A dieu va !

    -Après évidemment, il a fallu cassé les œufs...

    -Tu disposes d'un talent naturel pour ce genre de chose.

    -Pas quand il faut faire exprès. Mais ça s'est bien passé. Alors je les ajoute au reste, avec la farine, le sucre, le lait, le beurre fondu que j'ai bien sûr réussi à brunir, et je mélange.

    -Palpitant.

    -Et là : des grumeaux ! Des grumeaux partout !

    -Partout ?

    -Partout, je te dis !

    -Tu n'est as obligé de me secouer comme si tu revivais un flashback du Vietnam.

    -Pardon. Ce sont les grumeaux, ça me rend tout chose. Bref, je fais de mon mieux, je travaille mon poignet...

    -Tu...

    -Je t'arrête tout de suite, c'est déjà bien assez douloureux comme ça !

    -... !

    -Okay, dis comme ça, réalise que ça ne sort pas comme j'avais voulu.

    -. . . .

    -Tais toi.

    -Ah mais moi j'ai rien dit, c'est toi qui sors des trucs !

    -Bref, la pâte est vaguement homogène, si on excepte le brun du beurre qui ressort, et je me dis qu'il est temps de passer au vif du sujet. Et de la poêle.

    -Je peux revenir demain, hein.

    -J'allume la plaque. Rien ne se passe. Je finis par réaliser que c'est la mauvaise plaque, je recommence. Une louche et hop, première victime !

    -Ah mince.

    -Si j'avais été vétérinaire et qu'on me l'aurait apportée, je serais allé chercher le fusil pour l'abattre sur place.

    -En même temps, si t'es vétérinaire et qu'on t'amène une crêpe, je ne sais plus qui il faut abattre.

    -C'était les crêpes les moins rondes que j'ai jamais vues.

    -Elle ne tourne pas rond, ton histoire.

    -...

    -Pardon, j'ai eu une longue journée.

    -Alors j'en fait une autre, et encore une autre, et encore une autre, tandis que les empile sur une assiette. Et au bout d'un moment, je commence à me dire que c'est pas possible, il a pas de fin ce saladier !

    -Comme les théières allongées dans les restaurants asiatiques.

    -De quoi ?

    -Elles sont insondables. Elles ont l'air minuscules, et pourtant t'en es encore à te remplir des tasses au dessert. J'ai jamais compris.

    -Voilà. Et je réalise que la recette que j'ai prise était pour quatre personnes.

    -Ah ouais quand même.

    -Alors les crêpes, tout ça, je me suis dit que c'était un peu une métaphore de ma vie.

    -Houla.

    -Je veux trop en faire, je ne sais pas comment m'y prendre, tout déborde, et ça m'angoisse.

    -Ça t'angoisse ?

    -Les grumeaux m'angoissent. J'ai beau fouetter, ça s'amoncelle. Ma vie est pleine de grumeaux.

    -Hey !

    -Tu sais ce que je veux dire.

    -Non, pas vraiment. J'ai horreur de cette expression, pourquoi est-ce qu'on...

    -On ne va pas repartir là-dessus.

    -Donc, des grumeaux ?

    -J'ai beau me débattre, bouger, je tourne en rond. Et je deviens comme de la pâte, qui se laisse couler. Et après, je n'arrive plus à la mettre en forme.

    -Peut-être qu'il te manque un ingrédient.

    -Si c'était aussi simple...

    -Tu sais, parfois il suffit de peu de choses. Et puis même si c'est moche, c'est pas forcément mauvais !

    -Euh... Merci ? Je crois...

    -Ce que je voulais dire, c'est : elles étaient bonnes, ces crêpes ?

    -Hein ? Ah, oui. Enfin, elles avaient un goût de crêpes. Un peu farineuse, j'ai dû me gourer dans cette histoire de cups.

    -C'est ce que Maria a dit quand elle s'est acheté son dernier soutien-gorge.

    -Comment elle va, d'ailleurs ?

    -Aucune idée, on ne se parle plus trop depuis hier. C'est pour ça que je suis passé.

    -Ah mince... Qu'est-ce qui se passe ?

    -Aucune idée. Et je crois qu'elle ne sait pas trop non plus. Ce sont peut-être des grumeaux qui s'accumulent.

    -Vous faut peut-être un coup de fouet ?

    -Ahah. Enfin, tu plaisantes, mais on a essayé.

    -Le fouet ?

    -Oui, enfin non. Ce que je veux dire, c'est qu'on a essayé de bouger un peu, mais... J'sais pas.

    -Il reste des crêpes, si tu veux. Elles sont froides, par contre.

    -Et ça aussi, c'est une métaphore de la vie ?

    -Pour quatre personnes, bon sang !

    -Ce serait une vie trop agitée pour moi. Et tu n'as même pas tout mangé ?

    -J'ai des limites.

    -Et y a quoi pour mettre dessus ?

    -Ben, j'ai acheté du Nutella.

    -Parfait !

    -Je n'achète jamais de Nutella, d'habitude. J'aime pas trop ça. Sauf sur les crêpes, je réalise. Du coup, je vais me retrouver avec un pot de Nutella à peine entamé, et je ne saurai pas quoi en faire.

    -Le drame.

    -C'est tout moi ça : il suffit que je m'intéresse à une histoire de crêpe, et je m'emballe avec le Nutella.

    -On parle toujours des crêpes, ou on est repassé aux métaphores de la vie ? Dis, elle a un goût bizarre, cette crêpe...

    -Oh, c'est normal. De temps en temps, pendant qu'elles cuisaient, je faisais un peu de vaisselle. J'ai horreur de laisser traîner la vaisselle sale, ça m'angoisse.

    -Est-ce qu'il y a des choses qui ne t'angoissent pas ?

    -On ne plaisante pas avec l’œuf crû.

    -J'ai toujours remarqué qu'ils n'avaient pas beaucoup d'humour. Et donc ?

    -Alors parfois, je devais me précipiter pour retourner une crêpe. J'ai du projeter un peu de liquide vaisselle.

    -Charmant. Et ces petits bouts bruns ?

    -Le beurre, je t'ai dit.

    -Tu sais, parfois je suis époustouflé de voir que tu as survécu jusqu'à aujourd'hui.

    -Et encore, tu n'as pas vu la cuisine.

    -Je croyais que tu avais fait la vaisselle ?

    -Non, c'est qu'après, j'ai voulu me faire un chocolat, et j'ai éternué en ouvrant le pot de cacao.

    -Je ne sais pas si tes métaphores de la vie sont justes, mais elles ne manquent pas d'un certain humour potache.

    -Moque toi.

    -Absolument. Thé ?

    -Thé. Et après, tu me raconteras.

    -C'est pas comme une crêpe : quand tu retournes le tout, ça ne va pas forcément mieux...

    -Une métaphore de la vie, j'te dis.

     

  • Conversation

    Quand on improvise sur le thème de la conversation, voilà ce que ça donne. x)

     

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    -Je crois que mon problème, c'est que j'ai la nostalgie facile.

    -Ah bon ? Rien que ça ?

    -Tu dis ça comme si ce n'était pas vraiment un problème.

    -Tu me connais bien : ce n'est pas vraiment un problème. Enfin, pas un problème grave en soi. Ce n'est pas comme si tu étais en train de me dire que tu avais chopé la peste bubonique.

    -Où...où est-ce que j'aurais chopé la peste bubonique ?

    -J'en sais rien. Suffit de traîner dans des endroits bizarres et pas très propres, genre des égouts, ou...ou...un truc avec des rats, quoi.

    .Ou un village de l'âge sombre, me semble que c'est éradiqué dans le coin, non ? Et puis, est-ce que j'ai une tête à traîner dans les égouts ?

    -Ça dépend, c'est un égout nostalgique ?

    -C'est ça, moque toi de ma condition. Ce n'est pas toi qui dois vivre avec !

    -Et qui te dis que je ne suis pas nostalgique ?

    -Je crois que tu es totalement incapable d'éprouver de la nostalgie avec assez d'intensité pour que ça te dérange. Quand on se remémore des bons souvenirs avec les potes, c'est à peine si tu as l'air de te rappeler de quoi il s'agit.

    -Il y a des photos pour ça. Et puis je suis quelqu'un d'occupé, je vis dans le présent, voilà tout.

    -Tu ne peux donc pas comprendre les tourments de mon âme. Et si tu es sur le point de t'exclamer « Quelle âme ? », je t'envoie ce coussin à la tête.

    -Pas mon genre, voyons.

    -Tant mieux, j'aime bien ce coussin.

    -D'ailleurs, depuis quand t'as des coussins, toi ? Sur le canapé, j'entends.

    -Ils datent de machine. Elle trouvait que c'était important, sur un canapé.

    -Et t'as gardé les coussins ?

    -Ben, elle est jamais venue les récupérer, et puis on s'habitue.

    -Je suis étonné que tu ne les aies pas lardé de coups de couteaux.

    -Pourquoi je ferais ça ? Ce sont de très bons coussins, et ils n'ont rien fait.

    -Leur simple vision ne te replonge pas dans les tréfonds de ta nostalgie ?

    -Je serais plus nostalgique de la peste bubonique.

    -Oui, il paraît que ça laisse moins de traces.

    -Par contre, j'ai brûlé deux trois-souvenirs sur le balcon, c'était très cathartique.

    -C'est une des vertus d'un bon feu de joie. Je suis étonné que l'immeuble n'ait pas brûlé.

    -Je sais me servir d'une allumette !

    -Il t'en a fallu combien pour arriver à tout faire partie en fumée ?

    -Cinq. Mais c'est parce qu'elles étaient fragiles. Et puis on s'égare : je te parlais de mon très sérieux problème, celui qui est un poids sur les épaules de mon existence, et toi tu fais des quolibets.

    -Ah oui ? Ah oui. Bon, l'âme nostalgique, tu disais ?

    -Ouais, je réalise que quelles que soient les choses qui se passent dans ma vie, j'en reviens toujours à me lamenter sur quelque chose qui n'est plu.

    -Ça fait beaucoup de choses.

    -Ce que je veux dire, c'est que j'ai aucune raison que ça n'aille pas. Enfin, c'est pas comme si je vivais des trucs extraordinaires, mais j'ai pas à me plaindre non plus. J'ai un toit, de quoi manger, plein de trucs inutiles donc parfaitement indispensables, je suis pas malade, j'ai rien de cassé, et je n'irai certainement pas jusqu'à dire que je suis sain d'esprit, mais je suis capable de traverser la route tout seul, si tu vois ce que je veux dire.

    -Pas du tout, non.

    -C'est pas une expression, le truc de la route ?

    -Pas que je sache mais je t'en prie, continue, un jour j'en ferai un bouquin.

    -Tout ça pour dire que malgré tout, je passe mon temps à regretter le passé, où à espérer quelque chose que je n'ai pas. Et dès que je l'ai, je sais pas, j'ai l'impression...que ça ne m'intéresse plus.

    -Tu n'as donc plus besoin de cet ordinateur presque neuf ? J'avoue que le miens est un peu lent, et...

    -Nan, mais on se comprend, quoi...

    -J'aimerais que les gens arrêtent de dire ça.

    -De quoi ?

    -Qu'on se comprend sans rien y ajouter, comme si ça rendait aussitôt le truc universel. J'ai déjà de la peine à me comprendre moi-même, alors je suis loin d'avoir la compréhension innée d'autrui.

    -Je...vois ce que tu veux dire. C'est effectivement assez idiot, au fond.

    -Enfin bon, toi, je te comprends, mais c'est normal. Et, du coup, absolument terrifiant.

    -On remonte à loi, c'est pour ça.

    -Ah bon ? Je ne me souviens pas, il paraît que je suis incapable de me souvenir de ce genre de trucs.

    -C'est pas tout à fait ce que j'ai dit non plus.

    -Et bien on ne se comprend pas, finalement.

    -Tu vas continuer comme ça encore longtemps ?

    -Tu te sens toujours nostalgique ?

    -Je crois que le mot serait plutôt « irrité ».

    -Mais tu n'es plus nostalgique.

    -Je suis toujours nostalgique, j'ai...j'ai l'âme nostalgique, voilà ! Je poursuis des chimères, pour réaliser qu'elles ne sont pas ce qu'elles sont, et puis je regrette ce que j'avais avant. Ou alors, je ne vois que l'éphémère, je suis incapable de faire dans la durée.

    -C'est ce que je me dis à chaque fois que je te vois manger : on dirait que tu essaies de tout dévorer avant qu'on te prenne sur le fait.

    -Je mâche vite, c'est tout.

    -Parce que tu mâches ?

    -Au moins, ce n'est pas quand je me souviendrai de cette conversation que je me sentirai nostalgique. Pour en revenir à ça, c'est comme de naturellement préférer les chansons tristes, tu vois.

    -J'entends, plutôt.

    -Ou de vouloir s'éclaire à la bougie, histoire de rester un peu dans le noir plutôt que d'allumer la lumière. Comme si c'était plus rassurant comme ça : ce que tu ne vois pas te fait peur, mais au moins, tu peux te dire que ça peut être n'importe quoi. Tu ne sais pas à côté de quoi tu passes, ça rend les choses plus faciles.

    -C'est assez mélancolique, non ?

    -En fait, je crois qu'il n'y pas vraiment de bon mot. Ce n'est pas tout à fait de la nostalgie, ni de la mélancolie. Ou alors, ce sont les deux à la fois.

    -Une sorte de...mélancostalgie ?

    -Voilà !

    -Je savais que mes longues études finiraient par payer.

    -D'ailleurs, où tu en es, avec cette histoire de thèse ?

    -J'ai l'impression de vivre dedans et, au rythme où ça va, je vais probablement finir par y mourir. J'aurais dû finir boucher, comme mon père.

    -Ton père est assureur.

    -Je sais, mais ça fonctionne moins.

    -Mais tu t'en sors, ça va ?

    -Oh, je fais avec, ce serait plus juste de le dire comme ça. Je fais comme d'habitude : je gère au fur et à mesure.

    -Le fameux fait de vivre dans l'instant.

    -Ce qui est plutôt pénible avec l'instant, c'est qu'il est un peu toujours là, et que j'ai pas l'impression que le boulot diminue. Mais qu'il croit de manière exponentielle : plus je me rapproche de la fin, plus il y en a, alors que logiquement, ça devrait être l'inverse.

    -Si tu avais voulu faire dans la logique, tu n'aurais pas continué tes études de lettres.

    -Non, j'aurais fait dans la boucherie. C'est logique, la boucherie : tu découpes, tu tranches, tu sépares, tu...

    -...est à court de synonymes ?

    -Je n'ai pas tenu longtemps, c'est à pleurer. Mais sinon, je m'en sors. Je me dis que ça va aller, comme tout le monde.

    -Et ça marche ?

    -Demande à tout le monde.

    -Tu vas t'en sortir.

    -C'est marrant, parce que vous me dites tous ça, mais je suis loin d'avoir votre confiance.

    -T'as toujours su gérer, ça va pas s'arrêter maintenant.

    -Cet un air que je me donne. Je crois que je suis trop doué.

    -Et modeste, avec ça.

    -Toujours. Oh, rien à voir, mais je repense à cette histoire de coussin, et...

    -Quoi encore ? J'ai pas le droit d'avoir des coussins ? Si ça se trouve, je vais même finir par me prendre un plaid.

    -Je...ne sais pas quoi répondre à ça. Ce que je voulais dire, c'est... Personne d'autre n'a amené ses coussins ?

    -Hein ?

    -Depuis machine, je veux dire.

    -Oh. Ben, non. Tu le saurais, si c'était le cas.

    -On ne sait jamais, on peut parfois se sentir d'humeur cachottière.

    -Je n'ai rien à cacher, et c'est un peu ça le problème.

    -Le poids de la solitude ?

    -Je ne sais pas si c'est vraiment le poids de la solitude, ou juste l'envie de ne pas être seul.

    -Différence subtile, mais pertinente.

    -Honnêtement, la plupart du temps, ça va. Ou j'ai l'impression que ça va. Ma vie est bien remplie, j'ai de quoi faire, je ne suis pas défini par mon statut relationnel...

    -Tu es une créature moderne !

    -C'est bateau dit comme ça, je sais.

    -Pourquoi bateau ? C'est aussi une question que je me demande, à propos des expression. Qu'est-ce qu'il y a dans le bateau qui traduit aussi bien ce qu'on veut dire par là ? Pourquoi pas l'avion, ou...ou la brouette ?

    -J'avoue. Je dirais même que ça prête à réflexion. Enfin bref. Je me dis que ça va et puis tout à coup, ça va plus. Je me sens seul, ça devient terrible, et j'ai l'impression que je vais finir seul dévoré par mes plantes vertes.

    -Il faudra déjà qu'elles te trouvent sous tous les coussins. Et le plaid.

    -Un jour, je vois des gens se tenir la main ou s'embrasser dans la rue, ça va me faire sourire, genre la vie est belle, tant mieux pour eux, et celui d'après, je vais avoir envie de les saisir par l'arrière du crâne pour les cogner l'un contre l'autre, genre s'ils s'aiment tant, autant qu'ils se rapprochent un peu plus, quoi.

    -Ahlala, ces gens qui ont l'impudence de s'aimer devant les autres.

    -Je ne dis pas que je suis rationnel, hein.

    -Mon grand, je crois que dans ce cas, personne ne l'est jamais vraiment. Sinon, ce serait beaucoup plus simple.

    -La simplicité, voilà qui simplifierait bien les choses.

    -C'est beau quand tu parles.

    -Ta gueule.

    -Non, sérieusement, ces mots mis bout à bout, c'est...mon dieu, je sens des picotements rien que d'y penser...serait-ce...serait-ce déjà de la nostalgie, précoce je te l'accorde ?

    -Crétin. Non, quand je dis plus facile... Ce serait quand même pratique si on savait tout de suite si on plaisait à telle ou telle personne. Comme ça, pas de longue agonie à se demander si oui, si non, pas de mauvais interprétation des signaux, pas de quiproquo, pas d'humiliation...

    -Ce serait drôlement pratique, en effet. Faudrait un genre de signal.

    -Hein dis ?

    -Genre, une personne te plaît, tu vois, et si tu lui plais aussi...pouf, elle se met à clignoter en bleu ! Et si elle ne te kiffe pas, qu'il n'y a aucune chance, et que l'enfer gèlera avant qu'elle ne songe à toi de cette façon, hop, ça clignote rouge !

    -Je ne sais pas ce qui serait le plus déprimant, mais au moins on serait fixé.

    -Déprimant ? Dans quel sens ?

    -C'est... Tu vas encore me trouver débile, mais...

    -Toujours.

    -Connard. Non, mais je crois que l'idée de trouver quelqu'un qui me plaît, et la simple possibilité que ça aille dans les deux sens...ben, ça me terrifie encore plus que s'il n'y avait plus jamais rien.

    -J'avoue que tu m'as perdu. Tu restes débile, ça c'est sûr, mais si tu pouvais développer.

    -Imagine que t'aimes bien quelqu'un. Et bien si au final, c'est pas réciproque, ben tant pis. C'est pas agréable, mais tu sais à quoi t'en tenir, tu passes à autre chose.

    -Tu écoutes de la musique triste pendant trois jours enfermés dans le noir.

    -C'était une fois. Enfin bref, donc... Je disais quoi ? Ah oui ! Voilà ! Ben, si quelqu'un devait tout à coup me dire que oui, je lui plais aussi, je suis censé faire quoi, moi ?

    -Tu veux que je te fasses un dessin ?

    -Tu dessines comme un tabouret manchot. Non mais du coup, je suis bien embêté, parce que j'avais jamais prévu que ça irait jusque là. Et ça me fout la trouille. Une trouille bleue, même ! Je suis terrifié de vraiment trouver quelqu'un avec qui ça pourrait marcher, parce que j'aurais bien trop peur de tout gâcher ! Elle me plaît, je lui plais, c'est super, mais après ? On a plus seize ans, j'ai l'impression que passé un certain âge, on s'attend tout de suite à ce que ce soit sérieux.

    -Et...tu n'en as pas envie ?

    -Le problème, c'est que je n'en sais rien. Le problème, c'est que ça me fout la trouille parce que j'aurais l'impression de ne pas pouvoir en faire assez. Dans le fond, ça se résume à ça : qu'est-ce que je pourrais apporter à qui que ce soit ? Qu'est-ce que je pourrais offrir ?

    -Et bien déjà, tu viens avec tes propres coussins.

    -Je suis sérieux mec !

    -Moi aussi. Ce que je veux dire...c'est que tu te mets la pression avant même de te retrouver devant le fait accompli. Tu te fous les boules pour une histoire hypothétique.

    -Alors je suis bien parti pour une vraie, tiens...

    -Ne déforme pas ce que je veux dire non plus. Ça fait combien de temps, depuis l'autre, là ?

    -J'en sais rien. Trois, quatre ans ?

    -Okay. Mais ça ne veut rien dire. Et il faut que tu arrêtes de stresser pour ce que tu ne peux pas contrôler. Ce qui doit arriver arrivera.

    -C'est qu'on t'a appris à l'uni ?

    -Crois moi, on y apprend beaucoup plus de choses qu'on ne le croit, et pas toujours en cours. Ce que je veux dire, c'est...on s'en fout ! Ce que t'as à apporter ? Ben, attends de savoir quoi avant de t'avouer vaincu. Si quelqu'un finit par clignoter en bleu, c'est bien qu'il y a... Attends, je viens de réaliser. Trois ou quatre ans déjà ?

    -Yep.

    -Et trois ou quatre sans...carrément...on se comprend ?

    -Je croyais que tu n'aimais pas cette expression. Et ne remue pas le couteau dans la plaie.

    -Pardon, je vais le ranger dans le tiroir. Comme ton...

    -Ça suffit.

    -Non, mais t'as raison, je propose qu'on fasse comme on l'a toujours fait à ce sujet.

    -On évite d'en parler entre nous de quelque manière que ce soit parce que nous sommes des adultes parfaitement matures et responsables et que ça ne nous rend pas du tout inconfortables ?

    -Exactement.

    -Où en était, déjà ?

    -Que ce serait bien si les gens clignotaient de la bonne couleur, et on a inventé un nouveau mot.

    -Une conversation bien remplie, en somme.

    -Et qui ne manquera pas de m'évoquer une profonde mélancostalgie quand j'y repenserai plus tard.

    -T'es con.

    -J'espère bien, sinon, à quoi bon ?

    -Ah, je crois que les autres arrivent...

    -Oui, mais est-ce qu'ils ont amené leurs coussins ?

    -T'es vraiment con, en fait.