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Ecriture - Page 12

  • La guerre des légumes

    Diantrefosse, sac à papier, sabre de bois! Une historiette! Sur ce blog! Bon sang, j'ai un blog! Bref, que dire de plus si ce n'est... bonne lecture! o/

     

    Est-ce qu'il y avait de la continuité dans ces historiettes? Qui était encore dedans? Il s'était passé quoi déjà? Heu... Bon, ben si y en a, celle-ci est la nouvelle. Hop. x)

     

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    Vous entrouvrez la porte de la cuisine, y glissant un nez prudent ; des fois que quelque chose déciderait de s'en prendre à vous, autant ne sacrifier que votre organe olfactif. Il ne vous est plus bon à grand chose, de toute façon. Ce que vous devez aux patates : vous aviez distraitement oublié que vous étiez allergiques aux pelures de pommes de terre. Oh, pas le légumineux en soi, juste la peau. Parce que évidemment, votre système immunitaire ne pouvait pas opter pour quelque chose de plus classiques. Du coup, vos mains brûlent un peu aussi, mais ce n'est pas trop grave ; de toute façon, cela fait bientôt un quart d'heure que vous ne sentez plus votre pouce gauche. Ce qui vous embête un peu, vous l'aimiez bien, votre pouce gauche. Certains ont une meilleure oreille, d'autres un meilleur œil, vous, vous avez un meilleur pouce. Ce qui, en soi, n'en permet pas une utilité si formidable, mais qui peut s'avérer pratique une manette dans les mains. Bref, vous pouvez faire une croix sur les jeux vidéos les prochains jours. Malheureusement, vous ne tapez pas avec les pouces, vous n'aurez donc guère d'excuse pour ne pas bosser sur votre roman. La page blanche est impitoyable, et la noirceur de son âme n'a pas d'égale. Voyant que votre nez n'a rien, et enhardi par votre succès, vous vous engouffrez plus en avant dans la pièce, clignant des yeux face à la lumière de l'ampoule qui grésille. Et pas pour l'effet dramatique. Vos yeux se plissent à cause des oignons, et l'ampoule grésille à cause du bout de carotte qui vient de s'y consumer. Les restes des victimes gisent sur le champ de bataille, et vous devez à un miracle le fait qu'aucune de vos phalange ne gisent entre deux cœurs de poivrons. Vous avancez un pied, et un sinistre craquement se fait entendre dès que vous le reposer. Ce qui rappelle le bruit sec et sinistre de la nuque d'un soldat qui se brise sous le talon d'acier de son adversaire impitoyable n'est autre qu'une demi-carotte (et tout le monde sait qu'il y a peu de légumes plus impitoyables qu'une carotte aux abois). Entre vos jambes, Petit Chat se faufile et s'en va renifler une pelure à l'air bien trop innocente pour être honnête. Vous n'osez la ramasser, de peur de tomber sur une patate sournoise ayant décidé de faire la morte pour vous tromper. Autour de vous, le carnage est total, mais la victoire certaine.

    Tout ça, c'est à cause du chou. Alors que vous faisiez vos courses, quelques jours plus tôt, vous êtes soudain tombé nez-à-nez avec un formidable spécimen de son espèce. Blanc comme les cimes de l'Himalaya au soleil, sphérique à la perfection telle un planétarium d'antan, et bombé comme...ben, comme un truc bombé. A court de métaphores, voilà à quoi vous avait réduit cette rencontre tout droit sortie d'un rêve ! L'emprise du légume était totale, sa volonté implacable ; vous n'aviez aucune chance de remporter un tel duel. A votre défense, vous étiez fatigué, votre écharpe vous grattait le cou, et une fois lâché dans supermarché vous devenez aussi influençable qu'un tas de pâte à modeler impressionnable (même si vous ne sentez pas aussi bon ; sérieusement, vous investiriez la moitié de votre fortune dans un kickstarter proposant de créer des shampooing odeur play-doh). Un enfant devant tous ces cadeaux de Noël se montrerait plus raisonnable que vous devant le rayon fromages et produits laitiers. Du coup, votre frigo déborde la plupart de temps de plus de parfums de yoghourts différents qu'il y a d'éléments sur la table périodique, des fois que vous risqueriez de rater une nouvelle expérience saisissante sur la nature du goût. Mais revenons-en au divin légume ! Ah, si vous aviez su qu'en vous en saisissant, vous prendre le chou n'aurait jamais été si bien employé... Que de terribles batailles auraient-elle pu être évitées avec le don de prescience, et comme il est vain de s'appesantir sur des espoirs impossibles ! Bref, le chou, donc. Autant dire qu'il a aussitôt fini dans votre chariot. Vous aviez alors repris votre route entre les rayons, sifflotant gaiement avec la satisfaction d'une prise réussie. A bien y réfléchir, une chose aurait pourtant dû vous mettre la puce à l'oreille : le chou, vous n'en raffolez pas tant que ça. Oh, vous n'avez rien contre, de la même manière que vous n'avez rien contre, disons, les napperons en dentelle ou les lampadaires. Disons que s'il y en a dans votre assiette pour une raison ou pour une autre, vous en manger sans avoir la moindre raison de vous plaindre (le chou donc ; si vous trouviez de la dentelle ou un lampadaire dans votre assiette, même dans votre fuite éperdue du conflit il y aurait des chances pour que vous vous laissez aller à une petite pointe de discussion polie.). Alors pourquoi acheter soudain un chou entier, vous qui ne courrez pas après (ça roule vite ces machins-là) et qui, surtout, n'en avez jamais cuisiné un, entier ou en kit. Peut-être aviez-vous été saisi par cet instant rare où l'on aperçoit soudain un élément constitué de l'essence même de l'élément qu'il représente. Comme si ce chou avait été le chou suprême, l'idéale platonicien de ses frères légumes, l'Elvis Presley aux feuilles aussi veloutées que la voix d'un crooner ! C'était une lubie, tout simplement. De célèbres et sanglants conflits avaient été déclarés pour moins que ça (du moins vous le supposez ; vous ferez des recherches plus tard.).

    Le fait est que si vous aviez su... Fou que vous étiez, ivre du sentiment de supériorité d'une jeunesse (oui, parfaitement, vous avec encore des restes!) prêt à tout et déchue du moindre sentiment de responsabilités, vous avez ramené la carcasse de la bête vaincue dans votre antre. Avec la ferme intention de la mitonner comme jamais elle avait été mitonnée (vous l'espérez en tout cas ; vous appréciez rarement acheter des légumes déjà cuisinés une fois par quelqu'un d'autre). L'élue de vos jeunes jours vieillissants (s'il faut vraiment se coller à la réalité) n'étant pas censée rentrer d'un séminaire impromptu avant tard ce soir, vous aviez tout le temps de vous y atteler ! Plus de temps que pour figurer ce qu'était exactement un séminaire impromptu. Vous avez demandé, mais vous n'avez pas compris. Elle non plus, ce qui devait expliquer son air un peu paniqué lorsqu'elle avait franchi la porte de l'appartement. Quant à Petit Chat, les seuls trucs impromptus auxquels ils daignent s'intéresser sont ceux qui se déversent dans sa gamelle. Au moins, pensiez-vous, avec un chou, pas de risque d'impromptu. Les choux sont beaucoup de choses, mais impromptus, il y a peu de risques. Ce qui est vrai. En réalité, les choux sont uniquement des meurtriers psychopathes voués au mal le plus sombre pour le simple plaisir de voir le monde brûler. Le monde étant constitué de vos trois plaques dont la capacités de chauffage oscille entre les pieds froids d'un cadavre et la fournaise du magma en fusion. Trois plaques, parce qu'à la place de là où une quatrième aurait dû se trouver, il n'y a qu'un cercle en métal surélevé sur lequel repose un couvercle décoré de coquelicots saisissants de réalismes (de ceux dont les yeux vous suivent à travers la pièce lorsque vous vous déplacez). L'étrange appareillage était déjà là lors de votre emménagement, tel une étrange idole de temps plus anciens que vous n'avez jamais osé désacraliser. C'est très pratique pour poser les plats à spaghetti.

    Les dix premières minutes, vous les avez passées à contempler le chou, qui reposait silencieusement sur une planche à découper. Vous aviez la désagréable impression qu'ils vous narguait, et vous commenciez sérieusement à vous sentir mal à l'aise. Vous étiez sur le point de mettre de la musique pour essayer d'endormir ses sens lorsque vous êtes finalement décidé à commencer par les oignons. Oui parce que dans un élan d'optimisme et d'énergie, puisque vous aviez décidé de vous attaquer à un chou, autant ne pas épargner les autres légumes du coin ! Votre riche idée constituait donc à trancher vifs toutes vos victimes sans distinctions de goûts ou de couleurs pour les mélanger dans une autre casserole. Le tout arrosé d'une sauce ou une autre, vous aviez encore le temps d'improviser un truc. Depuis quelques temps, vous essayer régulièrement de vous passer de viande pendant quelques jours, ce qui vous pousse à logiquement compenser via des solutions très simples, comme : plus de légumes. Vous avez même poussé l'effort jusqu'à acheter d'exotiques patates douces, votre esprit confus par le manque de protéines étant arrivé à la conclusion que leur consistance serait sans doute la plus proche d'un épais morceau de bœuf. Seulement, à rêver au dit exotisme des douces patates, on en oublie de faire attention avec les oignons, et on se retrouve des larmes plein les yeux. Ce qui ne fut pas arrangé par toutes les fois où vous avez distraitement essayé de les essuyer de vous doigts embaumés (votre sens pratique possède la capacité d'apprentissage d'un poisson rouge sous acides). Vous soupçonnez le chou d'avoir organisé une farouche résistance, envoyant les oignons subalternes au casse-pipe pour retarder l'échéance et handicaper vos sens fragiles. Il avait sans doute besoin de plus de temps pour ourdir son plan diabolique. Vous avez donc repassé de longues minutes à le fixer de vos yeux larmoyants, réfléchissant soigneusement à la suite de votre plan à vous. Toujours décidé à agrémenter le champ de bataille d'une victorieuse bande sonore pour vous donner du courage, vous avez enclenché la musique, les hauts-parleurs à fond, avant de vous rabattre sur les carottes. Si elles pensaient que vous le aviez oubliées, elles se trompaient lourdement ; elles n'échapperaient pas non plus à l'hécatombe. Que dites-vous, au génocide ! Alors vous avez rincé, pelé, tranché (et pas, forcément dans cette ordre, compte tenu de votre distraction légendaire), le tout dans un rythme endiablé ! Seulement, le rock des années huitante ne faisait pas la meilleure musique de guerre ; la débâcle des flans au caramel du printemps dernier aurait pourtant dû vous servir de leçon. Vous avez donc passé beaucoup de temps à récolter des bouts de carottes un peu partout dans la cuisine, et on n'a pas combattu tant qu'on a n'a pas dû décoller un morceau orange d'un joint de cuisine. Petit à petit, vous efforts furent récompensés, les légumes ne faisant pas le poids face à votre abnégation coutumière (à savoir : essaie, et si ça ne marche pas, essaie encore jusqu'à que l'un ou l'autre parti cède ou se lasse). Les oignons étaient hachés malgré les larmes, les carottes étaient plus ou moins toutes rassemblées, les pommes de terre et leur peau de dragon étaient vaincues, les sparadraps avaient été appliqués, les poivrons vidés et découpés... Quant aux patates douces, elles n'avaient de doux que leur nom. Plus encore que leurs cousines locales, elles s'étaient révélées être un adversaire aussi trompeur que sournois. En essayant d'y trancher dans le vif, vous avez failli vous casser le poignet, inconscient de la résistance offerte par ces petites bêtes. Ce n'est qu'à la sueur de votre front et au travail acharné de vos petits muscles épars que vous avez réussi à les émincer. Toutes, sauf une, qui avait réussi à emporter dans la tombe l'un de vos plus fidèles compagnons : elle reposait maintenant dans un coin, la lame d'un couteau fichée en son centrer, le manche gisant tristement quelques centimètres plus loin. En regardant bien, vous aviez encore presque l'impression de voir le métal vibrer.

    Ne restait donc que votre ennemi, votre némésis, le général d'une armée vaincu qui n'avait alors plus rien à perdre tandis qu'il vous restait encore presque tous vous doigts ! C'était le dernier duel, la guerre qui allait mettre fin à toutes les guerres, l'apogée d'une longue soirée de souffrances et de traîtrises dans les tranchées de votre cuisine (le sol de votre appartement étant étrangement inégal). Bref, c'était lui ou vous. Et malgré tous vous efforts, vous n'étiez pas sûr de pouvoir remporter le combat. Le chou n'avait encore affronté personne, tandis que vous aviez épuisé toutes vos tactiques, l'essentiel de vos ressources, et presque tout le mercurochrome. Tel Rambo pris au piège dans la jungle ennemie, il ne vous restait qu'à vous jeter sur l'infâme oppresseur, un couteau entre les dents. Enfin, non, pas entre les dents. Disons, prudemment tenu à bout de bras. Vous auriez bien fait cercle autour de lui d'un air dramatique, allant jusqu'à marcher au ralenti, mais la cuisine étaient bien trop petite, et vous aviez déjà failli glisser sur un demi poivron (ce qui aurait mis une fin abrupte au conflit ; ce sont les vainqueurs qui écrivent les histoires, et ils étaient heureux que les légumes ne sachent pas le faire). Vous ne pouviez plus reculer, maintenant. Le moment était venu. Vous aviez saisi la sphère d'une main aussi ferme que possible, faisant tout pour éviter de croiser le regard plein de défi du chou (ce qui n'est pas difficile que ça au fond, d'éviter le regard d'un chou). Vous aviez alors abattu votre lame de bourreau, décidé à lui accorder la dignité d'une fin rapide tout en sachant pertinemment que l'horrible adversaire ne se serait pas privé de vous faire longuement souffrir dans les pires tourments de l'enfer. Mais le scélérat n'avait pas dit son dernier mot (ni même de premier d'ailleurs) : la pointe avait rebondi sur la courbe parfaite, ricochant le long des feuilles pour manquer se planter dans la paume de votre autre main, ébahie de se faire assaillie ainsi par sa sœur de toujours. Car ce n'était pas dans la cuisson, mais dans la coupe que se livrait l'âpre bataille, diraient plus tard les nombreux et pertinents -bien qu'un brin dramatiques- livres d'histoire écrits sur le sujet. Il vous fallait revoir votre stratégie, ce n'était pas une vulgaire pomme que vous alliez devoir tailler en pièce, mais un vieux roublard qui avait vu ses armées mourir et qui n'allait certainement pas reculer maintenant, pas sans périr dans un vaillant baroud d'honneur.

    La lutte fut épique. Tellement épique vous ne trouvez plus de mots pour la décrire. Aucun n'aurait pu fait honneur à une si homérique bataille, et il est des choses qui se doivent de rester dans les cauchemars des souvenirs les plus sombres, ceux que les vétérans n'échangent qu'entre eux et à demi-mots avant d'emporter le reste dans leur tombe. Il suffit de dire que le chou tomba. Littéralement. Au moins trois fois. En plus d'être résistante, la chose était glissante. Mais l'eau lavait toutes les salissures, et les feuilles hachées rejoignirent bientôt les autres légumes mourants dans la grande casserole de l'au-delà, où bouillonnait déjà la sauce fumante. Une sauce piquante coréenne ramenée par votre chère et tendre suite à son séjour au pays du matin calme. Sauce un brin périmée, ce qui ne vous faisait pas peur car vous partez du principe qu'une sauce piquante ne se gâte pas mais gagne en caractère comme du bon vin. Le résultat en sera le récit d'autres batailles, le lendemain, sur lesquelles l'histoire aura la décence de garder le silence. Pourtant, vous aviez adouci le tout avec du miel. Rien n'adoucit un plat comme du miel. Et rien ne colle comme du miel. Des heures plus tard, vous aurez encore le sentiment d'avoir les mains poisseuses après vous les être lavées au moins douze fois. Vous n'apprendrez-donc jamais.

    Et voilà pourquoi vous revenez maintenant sur le champ de bataille désert, pour jeter un œil prudent sur la mixture en train de gargoter joyeusement au fond de sa casserole. Voilà un bon moment que cela mijote. Une heure ? Un peu plus, un peu moins, vous avez perdu le compte. Vous humez le délicat fumet qui s'en échappe, ou plutôt son absence vu l'état de vos narines, sans doute à jamais éclopées par les horreur de la guerre. Alors vous tendez l'oreille, pour mieux saisir se fameux gargouillis. Ce fameux gargouillis, donc. Pourquoi n'y a-t-il rien qui gargouille dans votre cuisine ? Pourtant, quelque chose fume, c'est donc que cela cuit ! Et là, horreur : il y a bien quelque chose qui cuit, mais ce n'est pas la potée de légume. Il s'agit du manche en pastique du couteau brisé, qui commence à se souder à la plaque. La mauvaise plaque. Celle que vous avez allumée par erreur et que vous vous empressez d'éteindre dans un mouvement de panique, tandis que votre esprit affolé est persuadé d'entendre raisonner à vos oreilles le rire sépulcral issu de l'âme néfaste de tous ces légumes froids. Vous avez subitement envie de pleurer un chouïa, et plus à causes des oignons. Vous ne comptez plus le nombre d'années depuis que vous vivez dans cet appartement, et vous confondez toujours aussi bien les interrupteurs des plaques que les interrupteurs du salon. D'un œil morne et fatigué, un peu éteint, vous contemplez le plat froid et l'état désastreux de la cuisine. Votre ventre se décide à faire entendre les gargouilles qui manquaient, et votre désespoir n'a d'égal qu la déconvenue d'un Napoléon en exil. Vous songez à rendre les armes, découragé à l'idée de devoir attendre un temps fou avant de vous mettre à table, quand vous entendez tourner une clef dans la serrure.

    « Coucou ! » lance une voix aimée. « Alors, finalement, il s'avère qu'impromptu, ça a à voir avec... Qu'est-ce qui s'est passé ? »

    Elle vous fixe, interdite face à votre air misérable. Puis, soudain :

    « Pizza ? »

    Vous confirmez d'un air las. Petit Chat se met à ronronner : il adore les champignons, et vous n'aviez même pas eu le bon goût d'en prévoir pour la casserole. Les légumes attendront, ils ont bien mérité un peu de répit.

    Se décollant du plafond, une feuille de chou rescapée se met à tomber en tourbillonnant paresseusement ; en tendant bien l'oreille, on entend comme un frôlement de satsifaction.

  • Retour au bercail

    Une nouvelle historiette, pour une nouvelle humeur! ^^

     

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    Vous aviez le programme de cette fin de soirée en tête. Un bon film peut-être, confortablement installé dans le grand fauteuil en cuir du salon de vos parents. Un de ces films vus et revus, dont la familiarité vous enveloppe à chaque fois comme un cocon, stase temporelle de deux heures où vous savez que rien de pire que la fin du film ne peut vous arriver. Ou alors ouvrir un bon bouquin, parmi tous ceux que vous avez à lire, pour vous retrouver finalement plongé dans un roman lu cent fois, et dont la cent-unième lecture s'avère aussi poignante et exaltante que la première. Si ce n'est plus avec le recul ; il y a aussi du bon dans le fait de grandir, récoltant un brin de maturité en chemin. Les mots qui vous enthousiasmaient enfant vous faisaient soudain partir dans un tout autre voyage avec un peu de bouteille derrière soi. Allumer une console, vous perdre dans le monde fantastique d'un de vos chers jeux favoris, qui prenaient la poussière avant que vous ne retrouviez le temps de vous y mettre. Le temps. C'est étrange, comme concept. On ne le perçoit jamais de la même manière, et ce n'est pas tant qu'on en perd ; on l'oublie, plutôt.

     

    Le temps, vous le passez chez jours-ci dans le grand appartement de vos parents, à la campagne. Les immenses pièces de votre enfance semblent bien vides avec un seul occupant et pourtant, vous vous ne vous y sentez pas si seul que ça. Il y a les échos de toute une vie pour vous tenir compagnie ou, du moins ce qui vous semblait toute une vie quand vous y viviez encore. On a beau se jurer de ne plus jamais y remettre les pieds une fois libéré du carcan familial, ivre à l'idée de pouvoir voler de ses propres ailes (et croyez-moi, ce n'est pas très avisé de voler avec autant dans le nez). Y vivre à nouveau ? Quelle horreur ! Quel terrible coup du sort il faudrait affronter pour se résigner à aller ainsi à reculons ! Pourtant, quand un repas de famille vous y conjure, voilà que vous avez de la peine à quitter ces lieux le soir venu, quand les sœurs, les parents et les enfants se séparent et que l'espace d'un instant, personne ne sait plus qui il est vraiment parmi tout ça. Et il y a le retour chez vous, dans un petit appartement vide, encore dépourvu de cet écho confortable d'une vie entière (car ne vit-on pas plusieurs vies, l'envol du nid familial ne représentant que le début de la deuxième?).

     

    Cette fois-ci, vous avez accepté de garder la casa familiale lors des vacances de vos parents. La retraite aidant, ils ne cessent de voyager, de partir dès qu'ils en l'ont l'occasion. Maintenant qu'ils ne sont plus cloués à la base, et un brin décontenancés de ne plus se retrouver avec une affectation dans les pattes, ils profitent de leur dernière permission. La plus longue, et la plus méritée. Ou alors, parfois vous le soupçonnez, c'est qu'ils n'arrivent plus vraiment à vivre chez eux à plein temps. Car pour eux, comme pour beaucoup de monde, un chez-soi représentait l'endroit où l'on se retrouvait à l'abri, le soir, ensemble, une fois libérés des obligations diurnes du travail et des responsabilités. Et pendant longtemps, il y a les enfants, et on n'est plus jamais deux, plus vraiment. Et puis voilà qu'on ne travaille plus, que la maison qui contenait à peine quatre, cinq personnes ou plus devient soudain immense. Immense, et pourtant si étroite, quand on ne peut plus s'avancer au détour d'un couloir sans tomber sur l'autre. Alors peut-être que c'est plus facile ailleurs. Vous imaginez que ces échos n'ont pas forcément la même signification pour tout le monde...

     

    Pour votre part, vous êtes plutôt content d'être là. Loin de votre maison à vous, pour un temps du moins. Votre maison de plus en plus étriquée, alors qu'il n'y a jamais eu autant de place. La même rue sous vos fenêtres, les mêmes bruits des passants et des voitures, les mêmes murs, les mêmes plafonds... Lorsqu'on contemple trop longtemps à deux, même la chose anodine peut s'avérer difficile à voir encore et encore. C'est idiot, mais c'est comme ça. Et vous n'avez pas vraiment les moyens de refaire vos tapisseries (et encore moins les capacités, à moins qu'un voisin inquiet ne finisse par enfoncer la porte avant de vous retrouvé collé en un endroit improbable entre mur et plafond, à boire l'humidité gouttant de la salle de bain du dessus et vous nourrissant de mouche assez peu chanceuses pour avoir décidé de se poser dans ce piège involontaire). Alors passer une dizaine de jours dans votre ancien chez-vous vous a paru être une bonne idée. Vous aimez la tranquillité qui y règne. Pourtant, c'est tout aussi silencieux chez vous, en ville, mais nul silence n'est identique aux autres ; il y en a auxquels on s'habitue tellement qu'ils finissent par se transformer en un terrible vacarme sous votre crâne...

    Ce silence ci vous détend, il est...rassérénant. De même que les meubles familiers, le carrelage froid sous vos pieds, les immenses plantes vertes plus vieilles que vous qui étalent leurs branches le long de certains murs...et une cuisine moderne récemment refaite, mais vous échangez avec plaisir la nostalgie de l'ancienne contre le côté pratique de la nouvelle. Et vous vénérez sa cuisinière à induction comme un idole païenne, bien loin des trois misérables plaques aussi imprévisibles qu'effrayante qui font régner la terreur dans la boîte à chaussures aux murs gras (la hotte, voilà une belle invention elle aussi!) qui vous sert de cuisine. Vous pourriez cuisiner des heures pour le simple plaisir d'enfin vous retrouver aux commandes d'un matériel de qualité ! Et puis le calme de la campagne vous replonge loin de celui de la ville, qui n'est pourtant guère plus agité dans votre petit et vieux quartier. Mais ici, il y a quelque chose dans l'air...

     

    Peut-être est-ce petit quelque chose dans l'air (vous espérez juste qu'il ne s'agira finalement pas d'un moustique, les sales bêtes sont nombreuses dans le coin ; voilà bien un truc qui ne vous manquait pas, tiens!) qui vous pousse finalement abandonner tous vos beaux projets en cette calme soirée de la fin du printemps. Vous lirez plus tard, vous jouerez plus tard, vous regarder films et séries plus tard. Vous avancerez sur votre livre plus tard aussi, ce qui se révélera plus problématique, mais la procrastination n'est jamais plus dangereuse que lorsqu'elle est dans l'air et qu'on essaie d'y résister. Dans ces cas-là, mieux vaut suivre le courant. Vous n'avez pas envie de rester enfermé malgré l'appartement chaleureux, mais d'aller prendre l'air de la nuit. D'autant qu'il fait déjà bien chaud malgré l'obscurité qui finit de s'étendre sur les environs. Un short et t-shirt suffiront. C'est la première fois de l'année que vous abandonnez le pantalon, et l'air de la nuit qui vient chatouiller vos mollets vous procure un délicieux sentiment libérateur. Vous descendez les escaliers pour arriver sur le trottoir, bien éclairé par les nombreux lampadaires. Presque au milieu du village, le vieil immeuble bucolique qu'habite vous parents surplombe la grande route qui traverse, et bien, la grande rue. On ne peut pas reprocher un manque de logique aux villages ; il faut vraiment être grand, pour que cette dernière ne suffise plus, de toute façon... Dans l'appartement, petit chat -que vous avez transporté avec vous, et dont le récit de la capture et du voyage remplirait à coup sûr une nouvelle chronique- doit dormir en ronflant dans une de vos vieilles pantoufles. Vous n'avez encore jamais essayé de l'amener dans le jardin familial : le connaissant, il resterait pétrifié et tremblant devant le premier brin d'herbe venu, se demandant dans quel monde effroyable il se retrouvait projeté, et ce qui allait le tuer le premier (ce tuyau d'arrosage avait l'air particulièrement vicieux!).

     

    C'est au hasard que vos pas vous guident, sans destination bien précise en tête. En voyant les bâtiments, pour la plupart inchangés, qui vous entourent, les flash-backs défilent sous votre crâne en une agréable sensation qui rappelle celle de glisser ses pieds dans de bonnes grosses chaussettes confortables, celles qu'on a depuis toujours et qu'on refusera toujours de jeter malgré les trous ici et là et le gros orteil droit qui commence à mettre son nez dehors. Et puis vous décidez soudain de traverser la route en profitant du nouveau passage piéton, qui a transformé la traversée de la mort de votre enfance en un nouveau chemin balisé et, surtout, sécurisé. Ce n'est pas plus mal. Vous vous dirigez machinalement vers la station-service, encore illuminée. Outre le pub et le restaurant, c'est le bâtiment qui reste ouvert le plus longtemps chaque soir, son magasin fermant ses portes à l'heure vénérable -pour une telle localité- de vingt-deux heures. D'ici une dizaine de minutes, remarquez vous en consultant distraitement l'heure. Comme mu par un automatisme, vous déambulez parmi les rayons, à la recherche d'un trésor bien précis : la glace de votre enfance, le parfum que vous preniez toujours à cette même station, quand vous parents vous envoyaient chercher des desserts un peu à la dernière minute après un bon souper, avant de pouvoir vous installer devant le film du soir. A farfouiller ainsi dans la station en pleine nuit, il vous suffit d'un peu d'imagination et vous voilà à nouveau en Corée, lors de votre dernier voyages, avec des amis. Vous êtes replongés dans les ambiances à la fois exotiques et familières de la mégalopole de Séoul, et il vous suffit de froncer un peu le nez pour presque réussir à en sortir les parfums. Séoul, la ville qui ne dort jamais, où les rues fréquentées sont pleines de monde, pleine de vie, de musiques, de nourriture et d'ambiance, tout simplement. Où vous pouviez sortir sur un coup de tête à passé deux heures du matin et vous trouvez une des petites épiceries qui pullulaient afin de vous trouver un bol de ramen bien chaud, un burger au micro onde délicieusement écœurant (ou l'inverse, vous n'avez jamais vraiment su), ou une boisson quelconque pour vous rafraîchir, à partager avec d'autres noctambules ou à garder pour vous, petit secret parmi des millions d'autres. L'espace d'une minute ou d'eux, dans votre petite station-service campagnarde, quelque part en Suisse, vous êtes de retour à Séoul. Puis la vague repart aussi soudainement qu'elle était venue, vous laissant frissonnant de nostalgie comme la personne à qui l'on retire d'un coup sa couette au petit matin. Vous vous retrouvez ici, où acheter n'importe quoi avant dix heures relève parfois de l'exploit, et où les prix vous redonnent une petite leçon en réalité.

     

    C'est avec votre trésor dans les mains -la précieuse glace existait encore, victoire ! Et avec le bon parfum en plus!- que vous sortez pour reprendre votre impromptue balade nocturne, des souvenirs de voyages plein la tête. Et des envies aussi. Des envies de repartir, comme si la maison de vos parents n'était qu'un début, et quelque chose vous attendait après. Quelque chose de plus loin, de plus différent...et de familier à la fois. Vous repartirez un jour, vous le savez. Et cette simple pensée vous met du baume au cœur et vous aider à traverser la nuit l'esprit serein. Jusqu'à la gare, où s'arrête le train de campagne toutes les heures. Et devant, le grand parc où vous jouiez, petit, sur les balançoire. Mais les balançoires sont trop petites pour vous, alors vous vous asseyez sur un muret et commencez à déguster paisiblement votre glace, vos écouteurs sur les oreilles, avec la musique qui participe de plus belle au sentiment de la balade. Il est étrange de constater comme vous pouvez parfois vous sentir soudainement et terriblement seul au sein d'un groupe d'ami où vous vous sentez pourtant accueilli, et ce sans la moindre explication, sans la moindre raison...et comment vous pouvez vous sentir comblé, en phase avec l'univers, alors que vous êtes seul sur un muret devant une gare déserte, à manger une glace. Satisfait de la solitude voulue, vous recherchez pourtant la compagnie, comme cela vous arrive parfois. Cette manie que vous avez tout à coup d'espérer voire apparaître un ami, ou un inconnu qui le deviendra. Ou une inconnue, même si ce n'est pas toujours l'amour qui se doit d'être le but premier. Après vous êtes brûlé au feu du dernier, vous pouvez attendre. Mais si quelqu'un... Bah, il s'agit toujours de si, après tout. Et quand ils se retrouvent en face de nous, ils ne tardent de toute façon pas à devenir bien plus qu'hypothétiques, qu'on le veuille ou non. Peut-être avez vous une vielle âme un peu idiote de grand romantique rêveur, ne croyant pas dur comme fer que la bonne personne sortira du prochain train pour se retrouver face à lui, mais ne pouvant s'empêcher de l'espérer quand même dans un coin de sa tête...

     

    La glace fini, vous jetez soigneusement l'emballage dans la poubelle non loin, et poussez même le vice à vous emparer des quelques détritus que vous apercevez dans l'herbe pour leur faire suivre le même chemin. L'air vaguement satisfait du devoir vaguement civique vaguement accompli, vous reprenez votre route. Ce sera peut-être un autre train, un autre jour, un autre ailleurs... Bah, là tout de suite, ça n'a pas d'importance, pas vraiment. Ou si, mais vous bénéficiez d'un de ces petits moments trop important pour s'en rendre compte. Vous marchez quelques minutes encore, les mains dans les poches, des chansons de circonstance défilant dans vos oreilles. Il fait bon, les lumières du village sont agréable aux yeux, et il y a ce quelque chose dans l'air... Vous frappez, et manquez votre cible : cette fois-ci, il s'agissait bien d'un de ces fichus moustiques.

     

    Avec votre content de vadrouille dans la tête aussi bien que dans les pieds, vous prenez le chemin de ce qui a été votre maison plus longtemps que n'importe quelle autre. La nuit est encore belle, la nuit est encore longue. Ce bouquin aura peut-être un nouveau chapitre au matin, qui sait...

  • Où ce n'est pas une promesse, mais au moins un début

     

     

    Thème: How Far We've Come - Matchbox Twenty


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    Jorgen Haz se servit une tasse de café bien chaud, comme il le faisait tous les matins depuis bientôt quarante ans. C'était pour lui un rituel immuable, plus sacré encore que le contrôle des générateurs ; il était convaincu qu'il mourrait bien plus rapidement d'un manque de caféine que d'un manque d'électricité. Et puis s'il y avait une panne, qu'elle survienne aujourd'hui comme demain ou dans trois semaines, il se voyait mal y remédier sans l'immanquable breuvage coulant dans ses veines. Et c'était pareil pour tous les autres habitants de la ferme jugés assez grand pour prétendre avoir droit à la source de vie : tous ou presque préférerait affronter trois jours et trois nuits plongés dans le froid et le noir plutôt que de se priver de café. Si l'on pouvait encore appeler café le liquide noirâtre qu'ils ingurgitaient tous dès qu'ils en avaient l'occasion. Il s'agissait plus d'un flegme poisseux que leur corps métabolisait et se mêlait à leur sang en un mélange impie et coagulé qui lui permettait de se répandre doucement dans les veines plutôt que d'y couler. Au bout de quelques minutes, la magie du produit faisait invariablement son effet, lorsque la douce -bien qu'un peu visqueuse- sensation de chaleur s'écoulait jusqu'aux extrémités encore engourdie par le sommeil et le manque de mouvement. Jusqu'à ce qu'enfin, la caféine remonte péniblement le long du corps pour venir atteindre le cerveau, qui affichait jusque là toutes ses lumières plus ou moins éteintes et la clef sous le paillasson. Le goût était infect, l'odeur rappelait plutôt celle du pneu en caoutchouc brûlé que du grain torréfié, mais rien au monde n'était aussi délicieux de Jorgen, même si la vapeur qui s'en dégageait les piquait un peu. Il essuya une larme distraitement de ses gros doigts, comme il le faisait là aussi chaque matin depuis quarante ans. Non, il n'aurait pas voulu commencer la journée avec quoi que ce soit d'autre, même les stimulants qu'ils conservaient dans un une grosse mallette à l'infirmerie. Ils les conservaient pour les cas d'urgence de toute façon, et Jorgen aurait vu leur utilisation comme de la triche, et le procédé lui répugnait. Au point de lui avoir fait perdre une de ses deux chemises préférées lors de la dernière partie de cartes au mess, la veille au soir. Bah, il finirait bien par la récupérer d'une façon ou d'une autre, Jonas savait se montrer raisonnable.

    Mu par un automatisme issu de décennies d'habitudes, il alla vider le fond de sa tasse dans le fond de la machine a café. Certains aimaient mâcher le marc informe qui se déposait invariablement au fond des mugs comme on chiquait du tabac, mais pour Jorgen c'était là du beau gâchis. Tous les restes ainsi récupérés finiraient par passer à travers le processus de filtrage et de recyclage pour faire office de café pour le chanceux suivant. En riant, Anne disait souvent que tous les habitants de la ferme se partageait en réalité la même tasse de kawa depuis au moins trente ans, quand les derniers stocks d'origine avaient été écoulé. En disant cela, elle était sans doute bien plus proche de la réalité que de la blague, et tous devaient bien le réaliser, mais on ne plaisantait pas avec le café. C'était une de ces nombreuses lois tacites et non-écrites qui régissaient vraiment chaque petite communauté depuis la nuit des temps. Des lois du genre qui vous poussait à rester civil avec votre voisin même lorsqu'il était affublé d'un travers agaçant comme, disons, celui de tricher de temps en temps en carte pour vous piquer vos chemises préférées ; on ne sait jamais, ce même gars pourrait vous sauver la vie le jour où vous vous retrouvez avec le bras écrasé par la porte du sas. C'était une multitude de petits accords de ce genre et de preuves de bonne volonté qui avaient maintenu aussi serrés les liens du groupe. Après tout, tout le monde se connaissait à la ferme, et si certains caractères pouvaient parfois s'avérer un peu difficile, cela ne valait pas la peine de se mettre qui que ce soit à dos. Non pas qu'ils aient de véritables problèmes à gérer de ce côté-là ; au fond, ils s'entendaient tous plutôt bien, ou toléraient sans faire d'affaires ceux avec qui les atomes crochus étaient plus rares. Dans l'ensemble, se disait Jorgen, il formait une petite bande plutôt homogène. Et puis dans ce monde, on se serrait les coudes ou on finissait rapidement par ne plus rien avoir à se serrer du tout.

    Toujours sans y penser, Jorgen apporta sa tasse dans le petit évier du sas, où il la nettoya avec application en sifflotant distraitement quelques notes éparses. Il avait une chanson dans la tête depuis son coucher hier au soir, et il essayait désespérément de la faire sortir prendre un tour. Lorsqu'il estima sa tâche accomplie au mieux, à savoir lorsqu'il n'arrivait plus à graver le marc dorénavant incrustant dans le fond du mug à force de quarante ans d'usage répété, il alla la sécher soigneusement avant de la ranger à sa place. Jorgen était de ces hommes consciencieux à l'extrême qui croyaient aux vertus d'un travail bien fait. Sinon, à quoi bon le faire tout court ! Ce genre d'amateurisme ne vous amenait pas loin à la ferme. Tous l'avaient compris, même s'ils avaient aussi leur part de gens plus pressés que soigneux. Mais pas de paresseux ; tout le monde comprenait vite que ce n'était pas une option. Le travail était dur, il ne me manquait pas, et il était nécessaire que tout le monde fasse sa part. Leur vie était délicatement mais efficacement ordonnée pour être la plus agréable possible. Et par agréable, ils entendaient surtout celle qui leur permettait de survivre un jour de plus une fois une nouvelle journée de dur labeur terminé. Ils n'en demandaient pas plus ; Il faut dire qu'ils n'avaient pas vraiment les moyens... Solomon essayait régulièrement de les exhorter à repenser leur système, et à non seulement demander plus, mais à aller le prendre d'eux mêmes. Les plus raisonnables, souvent ceux qui avaient le plus de bouteille à la ferme, se contentaient de l'écouter patiemment en secouant la tête, et même les derniers arrivés et les plus jeunes n'étaient que moyennement transporté par ses sermons. Et puis tout le monde reprenait le travail comme si de rien n'était, parce que ça marchait, et que marcher signifiait vivre. Solomon n'insistait alors pas trop pendant quelque temps, avant de retenter le coup lors d'une soirée qu'il jugeait propice. Pas un mauvais bougre, le Solomon, songea Jorgen. Mais trop d'idées dans la tête, quand la tête se devait surtout d'être pleine des connaissances pratiques qui maintenaient la ferme en l'état depuis tout ce temps. Ils ne savaient pas comment ils faisaient dans les autres exploitations -les communications n'étaient que rarement dans le domaine du possible- et Jorgen doutait que les compagnons aient plus de succès ailleurs. Quand un système marchait, la plupart des gens s''en accommodaient sans rêver à plus. Rêver, c'était pour le sommeil, et encore ; les travailleurs à la ferme préféraient les lourds sommeils sans rêves, où ils avaient alors vraiment l'impression que leur corps profitait de tout le repos qu'il avait besoin pour fonctionner.

    Bah, d'autres esprits que celui de Jorgen Haz étaient mieux à même de penser à ce genre de chose. Il laissait volontiers la réflexion à Solomon et ses semblables, tant qu'ils accomplissaient leur travail comme tout le monde. Et celui de Jorgen était sur le point de commencer : il avait été de garde dans le sas cette nuit, ce qui signifiait que la première sortie du matin lui était réservée. Il n'en était pas plus ravi qu'il n'en était déçu : pour lui, c'était une tâche comme une autre. Il n'avait jamais vu l'intérêt de se perdre en lamentations pour quelque raison que ce soit, et il n'allait pas commencer maintenant. Il espérait juste qu'il ne ferait pas trop froid dehors, avant de dissiper même cette pensée de l'équivalent d'un haussement d'épaules mental. Après tout, il ne pouvait rien autant, alors il n'allait pas gaspiller de l'énergie à s'en plaindre. Il n'avait jamais compris ceux qui avaient élever les grommellement indignés au rang d'art, et se disait tout bêtement que chacun avait son propre système pour continuer d'avancer.

    La mélodie toujours rivée sous son crâne, il alla fouiller dans son sac jusqu'à trouver le baladeur. Le rôle du gardien de sas étant de par sa nature solitaire, on transmettait d'un commun accord l'appareil à celui qui était de piquet. Il l'avait laissé charger pendant la nuit, mais il vérifia néanmoins le niveau d'énergie, et le débrancha dans les règles. On l'avait déjà dit : Jorgen Haz ézait un homme consciencieux. Il vérifia que la bonne cassette était insérée, puis il accrocha l'engin à sa ceinture avant de se planter les écouteurs dans les oreilles. Il appuya sur un bouton, et la musique se déversa aussitôt, familière et énergique. Ils n'avaient pas beaucoup de choix à la ferme, aussi Jorgen se contentait-il de plus ou moins n'importe quel morceau. Celui-ci l'accompagnait depuis, et bien, non pas quarante ans mais vingt-trois, quand le père de Jonas avait amené la cassette le jour où il était venu frapper à la porte de la ferme, Jonas le bébé dans ses bras. Autant dire que Jorgen la connaissait par cœur, et qu'elle lui paraissait appropriée à sa philosophie vie qui se résumait très simplement en « un jour de plus ? Et ben tant mieux, on va tâcher de recommencer demain ! Et si c'est pas le cas, ben au moins on aura fait c'qu'on a pu. Aller, j'vais me reprendre un kawa tiens, ces vieux os vont pas s'réchauffer tout seul ! ». Hochant la tête en rythme, sans un souci dans le monde, il entreprit de se vêtir pour la sortie. Les sous-vêtements thermiques quittaient rarement sa personne, de même que la combinaison de base que portait tout le monde à la ferme. Il enfila les épais pantalons d'extérieur de fabrique militaire, puis les deux anoraks du même tonneaux et, enfin, la grande veste polaire. Une fois habillé ainsi, il donnait l'impression d'avoir doubler de volume, mais c'était là le dernier détail auquel il aurait apporté de l'importance. Il prit soin de vérifier une à une les fermetures selon le règlement de survie du manuel, puis entreprit de mettre ses chaussures d'extérieur. Vu la taille et la complexité des systèmes de verrouillage des monstres, comme on les appelait, il en eut pour cinq ou six bonnes minutes, et il vérifia le tout deux fois. Personne ne voulait sortir de la ferme avec de mauvaise chaussure. Il ne lui restait que l'écharpe râpeuse qu'Anne lui avait tricotée il y a dix ans de cela, puis la cagoule, les cache-oreilles qui contenait l'émetteur à courte portée, le bonnet, et le capuchon doublé de fourrure synthétique à abattre par-dessus de le tout. Quand il eut enfilé les épaisses lunettes de protection dotées d'un affichage électronique rudimentaire mais néanmoins efficace pour ce qu'il avait à faire, il n'y avait guère que sa bouche qui restait exposée à l'air libre, et quelques poils d'une épaisse moustache poivre-et-sel qui finiraient très certainement pas vite geler. Les gants enfilés et raccordés au manches de l'anorak -il vérifia là aussi par deux fois que c'était bien le cas- et son sac de survie accroché dans le dos, il estima être enfin prêt. Il avait déjà consciencieusement noté tout l'équipement qu'il emporté avec lui sur la feuille de sortie ; il ne lui resta qu'à noter l'heure de son départ. Une fois cette dernière formalité accomplie, il contempla une dernière fois l'ensemble du sas du regard satisfait de celui qui savait avoir fait son boulot bien et correctement. Du moins sa première partie, car il ne faisait en réalité que commencer, et la journée serait longue... D'un pas assuré par quarante ans d'habitude, Jorgen Haz se dirigea vers la sortie.

     

    * * *

     

    Le vrombissement de la grosse motoneige paraissait presque étouffé dans l'immensité silencieuse du paysage, mais faisait toujours de bruit au goût de Jorgen. Il y avait des oreilles dont personne qui sortait au-dehors des limites de la ferme n'avait envie d'attirer l'attention. Mais les engins étaient leur seule possibilité de se déplacement vraiment rapidement, et il aurait été bien trop difficile pour eux de s'en priver. Même avec les chiards attelés aux traîneaux, les engins à chenilles étaient le moyen de transport le plus sûr qu'ils avaient à disposition. La ferme possédait trois de ces engins, et tous avaient connu des jours meilleurs. Aussi, leur entretien n'avait à envier son importance qu'au rituel du café. L'un d'entre eux était coincé indéfiniment au garage, le temps que Jonas et son équipe arrivent à le remettre sur pied ; ou plutôt, sur chenille. Deux véhicules fonctionnels suffisaient à la bonne marche de la communauté, mais Jorgen serait nettement plus rassuré le jour où les génies de Jonas auraient enfin réussi à remettre le troisième en marche. On ne savait jamais besoin qu'on allait avoir d'un besoin d'un moyen d'évacuation supplémentaire... Jorgen était conscient qu'il pêchait par excès d'alarmisme, mais c'était dans sa nature : il aimait être paré à toute éventualité comme il aimait que tout soit en ordre. Bah, il ne voyait tout de même pas le besoin de s'inquiéter de ça, du moins pour l'instant. Et il avait confiance en Jonas et ses gars : comme la ferme n'avait pas vraiment les moyens de se faire livre des pièces détachées de remplacement, ils avaient appris à faire des miracles avec ce qu'ils avaient sous la main. Au fond, cela valait bien une chemise.

    La musique émanant toujours des écouteurs se mêlait au bruit du moteur en la cacophonie rassurante de l'habitude, à laquelle Jorgen pouvait ajouter les jappement occasionnels de Shien-Li. Le chiard était installé sa place habituelle derrière le conducteur, maintenu en place par un harnais de fortune bricolé par Jonas. Les chiards pouvaient courir vite, et sur de longues distances, mais il était inutile de les fatiguer quand on pouvait employer les motoneiges à la place des traîneaux, même si certains s'amusaient à faire la course avec les engins motorisés lorsque l'humeur les en prenait. Ils avaient mis du temps pour s'habituer aux moto. En fait, ils avaient mis du temps pour s'habituer à tout ce qui avait de près ou de loin avoir avec la ferme, ses machines et ses habitants. Leur prudence naturelle et leur tendance à détaler au moindre signe de danger potentiel ne leur avait pas valu le surnom de chiard pour rien. Une dénomination qui avait en plus l'avantage de présenter une contraction aussi adéquate qu'un brin humoristique des termes « chien » et « renard ». Car les grands animaux ressemblaient à un mélange étonnant de ces deux créatures canines : fin et élancés, ils devenaient plus massifs au niveau des épaules, où se concentrait une quantité impressionnante de fourrure qui prenait l'apparence d'une crête hérissée lorsqu'ils étaient à l'affût ou menacés. Leurs longues queues touffues se terminait en un panache élégant, et leurs grosses pattes -dotées de griffes impressionnantes, leur permettait de franchir de grandes distances en peu de temps. Leur museau allongé, doté de moustaches tombantes et épaisses, était surmonté par une paire d'yeux vifs et rusés, et leurs oreilles généralement tombante leur donnait un air pataud qui jurait avec le reste de leur élégance. Il ne les dressait que rarement, et ce n'était que rarement considéré comme un bon signe. Leur pelage isolant allait généralement d'un blanc plus pur encore que la neige à un bleu qui devenait presque électrique le long de leur collerette de fourrure dorsale. Certains des habitants avaient appris à la dure qu'ils s'y dissimulaient des poils acérés comme des aiguilles qui provoquaient des démangeaisons très désagréables. Mais dans l'ensemble, depuis qu'ils avaient appris, à force de patience, à cohabiter avec eux, les chiards faisaient des compagnons loyaux. Ils n'étaient pas à proprement dressés ; ils donnaient plutôt l'impression de volontiers donner un coup de main à ces deux-pattes maladroits, surtout quand ces derniers partageaient la viande et les épis de maïs qu'ils cultivaient dans les serres de la ferme. Bizarrement, les mais étaient devenus un pêché mignon pour les chiards, qui se régalaient de ses grains qui se coinçaient entre leurs dents. Les deux communauté vivaient en bonne entente, et Jorgen était persuadé que les bestioles comprenaient encore mieux qu'elles ne voulaient le laisser entendre les paroles et les ordres des humains. Il y avait une intelligence redoutable derrière leurs yeux bleus, et plus d'une fois les habitants de la ferme s'étaient lancés dans des débats enflammés sur le niveau d'éveil de leur conscience. Là aussi, Jorgen laissait le débat aux autres : il n'avait pas besoin d'en savoir plus pour estimer leurs compagnons à quatre pattes, et il appréciait leur compagnie. Il y avait quelque chose de rassurant à se dire qu'on n'était pas le seul groupe à survivre ainsi à la surface d'un monde hostile. Et si ça se trouve, Shien-Li et ses congénères pensaient la même chose...

    Au moins, il n'y avait pas besoin de longues discussions pour conclure qu'en ce qui concernait les rocasses, l'intelligence telle qu'on la percevait en tant qu'humain n'était pas vraiment de mise : plutôt une obstination bornée qui pouvait déborder sur la ruse et, généralement, des éclats de caractères soudain qui devaient bien amusé les grandes bêtes cornues et faisaient à chaque fois japper les chiards présents comme s'ils étaient en train de rire à n'en plus finir ; ce qui était peut-être le cas... Mais les rocasses avaient l'avantage de rester assez dociles une fois qu'on avait appris à les mâter, et les grands cerfs laineux étaient une source appréciable d'élevage, que ce soit pour leur viande, leurs bois, leur cuir ou leur fourrure. Tous ces éléments faisaient partie des fondamentaux qui permettaient d'améliorer le quotidien des habitants de la ferme, et s'assurer de l'état du troupeau de rocasses au matin revenait au gardien du sas. Jorgen avait accompli sa tâche avec diligence, même lorsque l'une des grandes bêtes donna l'impression de lui marcher volontairement sur le pied. Et vu la taille des sabots et la force de l'animal, même les monstres aux pieds de l'humain ne pouvaient encaisser le choc sans broncher. Shien-Li, qui accompagnait Jorgen, s'était aussitôt mis à japper comme un fou, dissipant le moindre doute qui aurait encore pu se terrer sous le crâne de Jorgen : le chiard se payait sa tête, c'était un fait. Loin de se laisser démonter par un incident aussi trivial, Jorgen continua sa tournée jusqu'à juger l'état du troupeau satisfait avant de se dirger vers le garage et la motoneige, suivi d'un chiard hilare.

    Cela faisait une heure maintenant qu'il roulait, et plutôt vite ; en fait, il avait déjà dépassé la limite habituelle du périmètre de reconnaissance de quelques kilomètres. Il ne savait pas trop pourquoi, mais il avait ressenti l'envie de pousser un peu les moteurs ce matin, et de bouleverser un brin ses habitudes. Ce qui, en quarante ans de bons et loyaux services à la ferme, n'arrivait pour ainsi pas souvent à quelqu'un comme Jorgen Haz. Mais il avait fait un rêve cette nuit, et la nuit précédente, et celle d'avant. Et ce qu'il aimait encore moins que bouleverser ses habitudes, c'était de voir son précieux sommeil réparateur ainsi perturbé. Et puis quelque chose d'autre retenait l'attention de leur petite communauté depuis quelques jours : les appareils de détection longue portée avaient perçu des relevés...inhabituels. Des signaux dont la nature n'était pas certaine, parce que leur équipement n'était pas de la première jeunesse, et ne marchait que parce que le bric et de broc qui le constituait continuait de survivre tant bien que mal au fil des modifications de Jonas. Ce n'était pas la première fois qu'ils auraient été perturbé pour rien, victimes de glitchs dans le système, mais Jorgen avait la curieuse impression que cette fois-ci, il s'agissait de quelque chose d'autre... Quelque chose...d'important, il n'aurait pas su dire pourquoi. Et il n'était pas le seul à le penser, à la ferme, et quelques regards soucieux avaient été échangés ces derniers jours ou, du moins, plus de regards soucieux que d'habitudes. Il y avait quelque chose dans l'air, comme qui dirait. La brume il y a quelques jours de cela n'avait rien arrangé non plus : le phénomène était rare, et toujours angoissant. Annonciateur de mauvaises nouvelles, disaient les impressionnables et les crédules, et Jorgen n'étaient pas de ceux là. Mais même lui ne pouvait ignorer cet étrange picotement presque électrique qui dansait le long de sa nuque...

    Alors aujourd'hui, au diable les habitudes, il avait décidé de pousser la reconnaissance plus loin que prévu dans la direction des relevés. Il pouvait voir la montagne qui s'élevait au loin, glacier anguleux se découpant sur un ciel bleu dépourvu du moindre nuage. Il ne neigeait pas aujourd'huil ce qui rendait la sortie plus agréable, mais Jorgen ne s'inquiétait pas vraiment qu'il se mette à tomber des flocons. Il neigeait rarement, finalement, et la neige qui était déjà tombée manifestait simplement une capacité étonnante à rester en place quoi qu'il arrive. Rien ne fondait, ici. L'éclat du ciel qui luisant dans la neige blanche uniforme aurait pu sérieusement endommagé les yeux de Jorgen s'il n'avait porté ses lunettes ; il se demandait comment Shien-Li ou les rocasses faisaient, mais les deux espèces semblaient nullement incommodées. Les merveilles de l'évolution, sans doute, se disait Jorgen, puis il arrêtait d'y penser. Son regard se fixa une fois de plus sur le sommet au loin ; certains disaient l'avoir entendu grondé il y a peu, mais là encore, difficile de séparer les données véritables des impressions des gens. Quand on passait autant de temps dans un endroit isolé comme la ferme, on se persuadait parfois de drôles de choses... Bah, ce n'était sans doute rien, se répéta Jorgen tandis que la chanson faisait de même dans son casque. Il ferait quelques kilomètres de plus, et puis il rebrousserait chemin, un peu honteux d'avoir gaspiller du kérosène quand ce dernier était si précieux pour la ferme. Non, décidément, cela ne lui ressemblait pas, il.. Derrière lui, Shien-Li se mit soudainement à aboyer, et il put sentir l'animal se tendre dans son dos. Jorgen coupa aussitôt le contact, et le moteur se tut progressivement dans une successions de crachotements de plus en plus faible. Il détacha sa sangle, sauta à terre et fit de même pour Shien-Li. Le chiard bondit avec grâce dans la neige, ses pattes s'y enfonçant à peine malgré son poids. Il se mit à trottiner en cercles autour d'un véhicules, des cercles de plus en plus grands jusqu'à ce qu'il s'arrête tout à coup, la truffe plantée vers le sol, la fourrure hérissée et plus bleutée que jamais dans son dos.

    -Qu'est-ce que tu as trouvé, mon grand ? lui demanda Jorgen tandis qu'il le rejoignait en une succession d'enjambées pénibles. Il n'était pas doté de la grâce naturelle d'un natif de ce monde, lui, et chacun de ses pas s'enfonçait profondément dans la neige. Mais il arriva à bon port rapidement, et s'accroupit pour mieux voir.

    -Qu'est-ce que tu nous a déniché mon vieux ? Il ne serait venu à l'esprit d'aucun habitant de la ferme d'appeler Shien-Li ou n'importe lequel de ses semblables « mon chien ». D'abord, Jorgen ne vit rien de spécial, et se demanda si ce que le chiard avait perçu était enterré sous les flocons. Puis il les repéra. Des traces, ou du moins des marques qui ressemblaient à des traces de pas. Comme il n'avait pas neigé depuis quelques temps, ce n'étais pas anormal que des traces restent ainsi préservées. Il faudrait au moins quelques jours pour que celles de la motoneige disparaissent totalement, par exemple. Les empreintes étaient petites, et les formes régulières indiquaient plus volontiers des chaussures que des pattes d'animaux. Vue leur taille, elles faisaient tout de suite penser à un enfant, ce qui saisit Jorgen d'un frisson glacé à l'idée que n'importe quel gamin puisse être perdu ainsi au milieu de nulle part.

    « Bon sang... » grommela-t-il entre ses dents ce qui, pour Jorgen Haz, était le summum d'un mouvement d'humeur qui ne lui était pas coutumier. Mû par l'instinct, il commença à suivre les traces, qui allaient approximativement en direction de la ferme ou, du moins, d'où venaient Jorgen et Shien-Li. Après une vingtaine de mètres, ce qui revenait à une marche plutôt pénible, ce fut en soufflant qu'il stoppa tout à coup, stupéfait : les traces s'arrêtaient net. Incrédule, il avança encore un peu, balayant la neige devant lui de ses yeux cachés derrières les lunettes, mais elles ne reprenaient pas plus loin. Il revint en arrière, interdit, ne sachant que faire ni que penser. Il se demanda un instant s'il allait retrouver un petit corps enterré dans la neige mais ça ne tenait pas debout : rien n'était tombé ces derniers jours pour le recouvrir. Il ne voyait plus qu'une chose à faire : il changea la fréquence des émetteurs dans ses cache-oreilles tandis qu'il retournait à la moto.

    -Base, ici Jorgen. Je suis en sortie de reconnaissance, un poil plus loin que les limites habituelles, à ... Il plissa les yeux pour mieux lire l'affichage intégré dans ses lumières de protection, puis énonça les coordonnées.

    -Il y a un truc bizarre. Pas de danger visible, mais ça vaut la peine que j'aille jeter un œil. On a peut-être quelqu'un dans la nature. Dites à Anne de se tenir prête au cas où, terminé.

    -Reçu Jorgen, crachota une voix à travers les parasites : leur équipement de communication était aussi âge et capricieux que le reste. Fais gaffe à toi mec, et tiens nous au courant ! Base, terminé !

    Jorgen hocha la tête dans la vide, puis rebascula sur la chansons tandis qu'il installait Shien-Li sur la motoneige. Il y monta a à son tour et la fit démarrer avant de suivre à vitesse minimal les traces dans l'autre sens, espérant remonter jusqu'à leur origine. Après environ deux heures et deux nouveaux rapports pour rassurant son contact à la ferme, il arrivait au bout de son périple. Cette fois-ci, après être descendu, il se saisit du vieux fusil accroché le long du véhicule. Il espérait ne pas en avoir besoin, et doutait d'en arriver là, mais il préférait jouer la sécurité. A ses côtés, Shien-Li humait l'air et semblait lui aussi jouer sur la carte de la prudence. Puis il s'élança d'un bond vers la forme couchées dans la neige, à une dizaine de mètres de là, d'où venaient les traces. Jorgen n'avait pas eu besoin de s'approcher beaucoup de l'anomalie, à défaut d'autre nom, pour se faire une idée plutôt précise de ce dont il s'agissait.

    -Ben merde... lâcha-t-il sombrement. Pauvre gars.

    Car il s'agissait bien d'un corps : un jeune homme, sans doute pas plus de trente ans, c'était dur à dire avec ses traits gelés par le froid. Il était habillé chaudement, mais pas chaudement assez. Et ici, à la surface, ça faisait toute la différence, et le pauvre bougre avait payé son erreur de sa vie. Il était allongé, comme s'il dormait, les bras croisés sur la poitrine. D'une manière qui laissait à penser que quelqu'un l'avait fait pour lui, peut-être l'enfant responsable des mystérieuses traces disparues... Il savait ce qu'il allait découvrir un peu plus loin mais alla vérifier par acquis de conscience : deux paires d'empreintes menaient bel et bien jusqu'ici, des petites et des grandes. Ils avaient dû s'arrêter pour se reposer, et le jeune gars ne s'était jamais réveillé. Coup classique. Shien-Li gémissait doucement, tournant autour du corps, sa truffe à la recherches d'odeurs et d'histoires que lui seul pouvait déchiffrer...

    -Qu'est-ce que tu as là, mon gars ?

    Intrigué, Jorgen s'appuya sur son fusil pour mieux s'accroupir et observer ce qui avait attiré son regard. Sous ses mains croisées, l'homme semblait tenir un carnet dans la mort. Délicatement, alors que la musique qu'il n'avait pas songé à éteindre continuait de cogner dans ses oreilles, les images d'un rêve oublié derrière les yeux, comme hypnotisé, il essaya de dégagé l'objet. Il avait peur que le gel l'en empêche mais, curieusement, il n'en fut rien, et il pu s'en saisir sans causer dommages au livre comme au corps. Plus curieusement encore, le carnet ne semblait pas froid : il put l'ouvrir et tourner quelques pages, couvertes d'une écriture à la fois appliquée et maladroite qui ne pouvait appartenir qu'à un gosse. Il n'était pas beaucoup rempli, seulement quelques pages, aussi Jorgen chercha-t-il la première, des fois qu'il y trouvera un indice. Ce fut le cas : à voix basse, comme pour se convaincre de la réalité de cette trouvaille incongrue et de l'état de ce journal qui aurait dû se briser entres ses doigts, il lu :

    -Journal de Lucie Robbins.

    Lucie. Le nom ne lui disait rien, et pourtant il avait l'impression de se rappeler de quelque chose à l'arrière de son crâne. Il se souvint d'un rêve de bleu, encore un de ceux qui l'avaient empêché de bien dormir ces dernières nuits. La bouche sèche, il eut soudain peur de tourner les pages, peur de ce qu'elles allaient révéler, et pourtant il ne pouvait s'en empêcher. Il allait continuer sa lecture quand un aboiement soudain de Shien-Li l'arracha de sa contemplation. Le chiard se tenait en position de défi, la fourrure hérissées et pointues, d'un bleu si électrique qu'il crépitait presque.

    Cette fois, Jorgen Haz n'eut pas de mot pour accompagner le choc de ce qu'il voyait.

     

    * * *

     

    Tout avait été noir. Un noir rassurant, chaleureux, doux. Chaud. Surtout chaud, enfin. Et puis il y avait eu le bleu. Un bleu éclatant, pendant une seconde, pendant un siècle, pendant mille ans. Rien d'autre que le bleu, si ce n'était le néant. Et puis tout à coup une truffe chaude, des voix si lointaines qu'elles auraient pu venir de l'autre côté du monde, et une sensation bien connue, atroce, terrible, de froid. D'un froid horrible qui l'arrachait au bleu, qui le replongeai dans un univers de lames de couteaux et de souffrance, et de neige, et de vent.

     

    Arthur Kent ouvrit les yeux.