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Blog - Page 2

  • La Sauterelle

     

    Vous ne savez pas comment commencer.

     

    Il y avait un chemin...

     

    Ou vous avez peur de commencer.

     

    Il y avait un chemin, au pied des montagnes...

     

    Une fois commencé, cela devient encore plus réel. Vous ne faites plus que seulement le penser. Vous l'inscrivez noir sur blanc. Vous y mettez des mots. Les mots ont un pouvoir.

     

    ...et sur ce chemin, en plein milieu, il y avait une sauterelle.

     

    Quand vous pensez à votre mère, vous pensez presque toujours à la sauterelle. Vous ne savez pas pourquoi, spécifiquement. Peut-être parce qu'il s'agit d'un des premiers souvenirs d'enfance qui vous vient clairement à l'esprit. Vous deviez avoir quoi, quatre ou cinq ans, pas beaucoup plus ? Vous avez généralement de la peine à vous souvenir de votre petite enfance, mais vous n'avez jamais oublié la sauterelle. Peut-être aussi parce que c'est une histoire que votre mère aimait souvent reraconter, du temps où elle se souvenait encore des histoires.

     

    Vous voyez clairement le chemin, qui menait du village à la base de la montagne, là où se trouvait l'une des stations de téléphériques de la vallée. Juste en-dehors de Saas-Fée, dans le Valais suisse-allemand. Là où vous êtes allés, votre mère et vous, chaque année depuis votre enfance jusqu'à vos dix-huit ans. Une semaine de vacances annuelles, organisée par le SPJ, alors le Service de Protection de la Jeunesse. (Les montagnes te manquent-elles, maman ? T'en rappelles-tu de temps en temps, quelque part dans les recoins de ton esprit qui se replient sur eux-même de plus en plus?)

     

    Le SPJ a toujours fait de son mieux. Vous vous rappelez de l'agent social qui s'occupait de votre cas avec une certaine tendresse. Pour vous, c'était normal, tout ce que vous aviez connu. Vous n'avez réalisé que bien plus tard à quelle point ça devait être difficile pour votre mère. De ne pas avoir pu vous élever elle-même. De vous voir confié, bébé, à une (super, il faut bien le dire) famille d'accueil. De vous avoir chez elle un week-end toutes les deux semaines jusqu'à votre majorité. Et, chaque année, la semaine à Saas-Fée. (Est-ce que tu te rappelles parfois le village, maman ? Les joueurs d'accordéons devant les bistros, les lanceurs de drapeaux?)

     

    Ce chemin, vous l'empruntiez souvent lors de ces vacances. Celui-ci menait à la station de télécabines qui montaient jusqu'au glacier, que vous aviez plusieurs fois exploré, tous les deux. Et cet été-là, sur le chemin, il y avait une sauterelle. Votre parrain était là aussi, c'était l'année où il était monté avec vous. Il a été le compagnon de votre mère à travers toutes les épreuves, jusqu'à sa mort il y a quelques années. Jusqu'au bout, il allait la voir à l’hôpital, puis à la maison de retraite. Vous n'avez jamais connu votre père biologique, mais entre votre parrain et votre père d'accueil, vous aurez eu deux pères fantastiques. (Est-ce que tu te rappelles, maman, quand mon parrain et moi nous brossions les dents le soir avant d'aller au lit, et les blagues qu'on faisait pour te faire rire?)

     

    Vous vous rappelez vous être arrêté, au milieu de ce chemin, parce que vous y aviez aperçu une sauterelle, d'un vert qui brillait presque sous le soleil. Elle restait plantée là, sur la route, sans donner le moindre indice qu'elle allait se mettre à bouger. Vous vous étiez penché au-dessus d'elle, faisant barrage de votre corps à tout obstacle potentiel. Avec l'obstination de l'enfance, vous l'aviez gentiment capturée au creux de vos mains pour aller la déposer dans l'herbe de la prairie, pendant que votre mère et votre parrain faisaient obstacle à tout marcheur éventuel qui n'aurait pas pris la peine de baisser la tête.

     

    C'est un de ces souvenirs impérissable, un de ces moments qui semblent se cristalliser autour de quelque chose de particulièrement important, même lorsqu'on ne sait pas trop pourquoi. Et l'une des histoires favorites de votre mère. De celle qu'elle racontait volontiers à n'importe qui, avec la fierté sans limite d'une mère qui en faisait toujours trop parce qu'on lui avait laissé faire tellement qu'elle ne pouvait tout simplement pas s'empêcher de le faire autrement. Vous savez maintenant que votre mère a souffert toute votre vie, de ne pas pouvoir vous inclure dans la sienne comme elle en aurait tant voulu. Elle en a souffert en silence auprès de vous, parce qu'elle ne voulait pas vous inquiéter. Parce qu'elle a toujours voulu faire de son mieux, pour tout le monde. Elle pouvait se plier en quatre pour quelqu'un qu'elle venait de rencontrer. Quand on lui parlait, qui que l'on soit, elle écoutait vraiment comme si on était le centre du monde.

     

    Des années après la sauterelle, toujours à Saas-Fée, il y a eu l'épisode. Le premier épisode schizophrénique depuis des années et des années, et le premier -et le seul- auquel vous vous êtes confronté alors. Une perte de la réalité soudaine, brutale. Vous vous rappelez de l'ambulance arrivant au-bas de l’hôtel, dans ce village sans voiture. De votre mère d'accueil venu vous récupérer. Du couple propriétaire de l'hôtel, qui vous connaissaient de longue date et qui se sont montrer d'une profonde gentillesse. (Est-ce que tu te souviens, maman, que même dans ton délire, tu étais restée aussi calme que possible avec moi?).

     

    Et ensuite, pendant près de vingt ans, non pas un calme plat, mais un calme délicat, maintenu avec adresse. Sans nouvelles crises, sans nouveaux épisodes, du moins à votre connaissance. Vingt années tout de même plus difficiles qu'elles ne l'auraient dû. L'adolescence, la découverte de votre propre souffrance, l'arrivée du Vide, des difficultés à vous montrer patient, à vraiment comprendre tout ce qu'elle voulait vivre. Des rapports parfois délicat, un lien entre le fusionnel et l'écartement. Votre mère, qui faisait toujours tout ce qu'elle pouvait pour vous. Qui en faisait souvent beaucoup trop. Au point d'en devenir étouffant, parfois. Et vous qui ne saviez pas toujours comment gérer cette surdose d'amour, cette volonté désespérée comme si elle essayait sans cesse de se racheter pour la direction qu'avait pris vos vies. Vous comprenez mieux, maintenant. A quel point c'était difficile pour elle, de vous voir évoluer dans votre famille d'accueil, devenue il y a longtemps votre seconde famille. A quelle point elle aurait voulu suffire, vous donner plus.

     

    Alors qu'elle vous a toujours tant donné. Malgré les difficultés, malgré le lien parfois difficile, elle vous a tant offert. L'amour des bandes-dessinées, puis des livres. Du fantastique, surtout, pour lequel vous avez très vite partagé un attrait. L'amour profond que vous avez pour les histoires, c'est à elle que vous le devez. (Est-ce que tu te rappelles, maman, des heures que nous pouvions passer à parler de nos livres préférés ? A discuter des personnages qu'on aimait, des mondes qui nous fascinait ? C'était notre langage d'amour, les histoires. Maintenant, tu n'en lis plus. Tu regardes peut-être encore des images, mais il n'y a plus cette lumière dans tes yeux lorsqu'on mentionne tes récits préférés.)

     

    Il y avait les cinémas, aussi. Votre mère, qui tenait à aller voir chaque nouveau film de super-héros avec vous, car bien sûr qu'elle aimait aussi les comics ! (A chaque nouveau Marvel je pense à toi, maman. Je me demande lesquels tu aurais aimés. Ce n'est plus tout à fait pareil, sans toi.) Elle aimait tellement de choses. Vous vous souvenez des piles de bandes-dessinées et de livres qui entouraient son lit telles les fortification d'un château fort. Et puis les magazines, sur tout : sur les livres, sur les bds, sur la science, sur la musique, sur l'histoire, sur la psychologie... Tout l'intéressait, votre mère. Et peu de choses l'intéressaient plus que les gens. Il suffisait que quiconque mentionne aimer telle ou telle chose pour que, la prochaine fois, elle ait un journal, une bd, un livre à prêter sur le sujet. (Tu te souviens, maman, des articles de journaux que tu découpais pour moi des que cela ne faisait qu'effleurer un de mes centres d'intérêt? Il y avait aussi cette fois ou, te rappelant de ma période « Pirates des Caraïbes », tu étais une fois revenue avec l'un de ces blocs en verre dans lesquels on taillait des personnages au laser. Il s'agissait ici de Jack Sparrow. Je l'ai encore quelque part, bien sûr. Quelque part, c'était drôle, et puis surtout c'était gentil de ta part. Il est tellement lourd, que ça pourrait être l'arme du crime dans un épisode de série policière !)

     

    Vous vous souvenez de son amour pour les librairies. La Fnac, ou Payot, elle finissait toujours par connaître le prénom de chaque vendeur, de chaque vendeuse, avec qui elle échangeait conseils et recommandations. A chaque fois que vous passez entre les rayonnages, vous ne pouvez vous empêcher de l'imaginer circuler entre les livres. C'est une des raisons qui vous pousse souvent à entrer dans une des librairies qu'elle fréquentait, juste pour avoir l'impression de cheminer quelques instants sur ses pas. (Tu te rappelles, maman, des goodies que les libraires te mettaient de côté ? Tu avais tant de mots gentils pour chacun.e d'entre elleux.)

     

    Vous vous souvenez des séries que vous regardiez ensemble. LOST, Heroes, Doctor Who... Vous vous rappelez du dernier épisode de Doctor Who que vous aviez vu tous.tes les deux, quand Peter Capaldi avait laissé place à Jodie Whittaker, et de la joie sur le visage de votre mère en voyant une femme enfin incarner ce rôle myhtique.

     

    Vous n'avez jamais vu la suite avec elle.

     

    Car juste après, il y a eu la dernière décompensation. Comme si son esprit avait été étiré plus que de raison, avant de céder sous le poids de son propre esprit. La catatonie, que vous aviez cru irréversible. Les mois, puis les années en hôpital psychiatrique. Et, enfin, l'emménagement définité en maison de retraite spécialisée (tu n'avais alors même pas soixante-cinq ans, maman). Devoir rendre -et vide-l'appartement. Vous avez récupéré toutes les bandes-dessinées que vous avez pu, parmi les milliers de sa collection. Il y a une part d'elle, chez vous. Comme il y a toujours une part d'elle dans les librairies de la ville. Toutes ces parts que vous n'arrivez plus à trouver chez elle, au fond.

     

    Il y a les visites, bien sûr, où vous accompagnez votre tante parce que vous ne savez pas si vous êtes assez fort pour la voir seul, dans cet état. Vous vous rappelez des fois où vous aviez essayé, où cela ne s'était pas bien passé, parfois jusqu'à une violence tellement non caractéristique de sa part que vous sentez votre âme se racornir à la seule évocation de ces souvenirs.

     

    Il y a les visites où elle n'est plus là : prostrée sur son lit, le regard dans le vide. Il y a les visites où l'humeur est difficile. Il y a les visites où elle se répète sans cesse, se lançant dans des histoires sans queue ni tête. Et puis il y a les visite où on pourrait presque croire que ça va mieux. Où elle participe à la conversation du mieux qu'elle peut. Mais la mémoire ne suit plus, même dans les meilleurs jours. Tant de souvenirs perdus, naufragés dans le maelstrom de la démence qui a pris ses marques. Parti, l'amour des histoires, des livres, des bds. Elle lit à peine, et ne s'en rappellerait pas. Elle s'y raccroche pourtant, comme au fantôme de quelque chose, ou comme par habitude.

     

    Cette femme qui débordait d'amour inconditionnel pour son prochain, qui débordait de curiosité pour tout et n'importe qui, qui débordait de savoir...et qui vous semble maintenant de plus en plus vide. Cet être vieilli si brutalement, devenue si petite, si ridée, si... étrangère. Et c'est terrible de votre part, de considérer votre mère ainsi. De ne plus arriver à voir la personne qu'elle était. La personne qu'elle ne pourra jamais redevenir. Vous ne savez plus quoi lui dire, vous ne savez plus comment réagir. L'amour est toujours là, ça au moins vous le sentez. Mais vous sentez aussi la tristesse, la solitude, la souffrance qui l'animent. Les moments où la lucidité est plus présente sont paradoxalement les moments les plus durs. C'est vous rappeler trop brièvement de la personne qu'elle était. Quelque part, c'est comme si la mère que vous connaissiez était morte, et qu'une étrangère prenait sa place. Une étrangère avec qui vous ne savez plus comment connecter.

     

    Il y a tout ce que vous réalisez maintenant, bien trop tard. Tout ce que vous ne pouvez plus lui dire. De la colère, aussi, que vous ne pouvez pas lui exprimer. Et de l'amour, surtout, que vous ne savez plus comment lui donner. Alors vous essayez de trouver comment rebâtir un chemin, comment l'atteindre à nouveau, comment construire quelques choses dans les ruines de son esprit dévasté, quelque chose d'assez solide pour vous deux, tant que c'est encore ne serait-ce que vaguement possible.

     

    Alors vous l'écrivez, pour essayer d'y voir plus clair. Pour admettre, noir sur blanc, cette nouvelle réalité. Parce que les mots ont un pouvoir même quand les souvenirs ne sont plus de la partie. Parce que vous l'aimez (je t'aime, maman, et ça, je sais que tu t'en rappelles.), même si vous ne savez pas encore comment le communique dans ce paradigme.

     

    Parce qu'il y a longtemps, il y avait un chemin dans la vallée, et sur chemin, il y avait une sauterelle.

  • Hors connexion

    Vous avez peur d'un certain nombre de choses. La mort. Les maladies. Que le groupe ABBA entre par effraction chez vous avant de vous chanter en boucle leurs plus grands tubes jusqu'à ce que votre cerveau fonde. Mais là, ce que vous fait le plus peur, vous le réalisez durement, c'est la solitude.

     

    Pourtant, vous avez longtemps pensé que c'était quelque chose qui vous convenait. Combien de fois avez-vous fait en sorte de vous confiner tranquillement chez vous, goûtant à la sérénité du calme qu'on ressent lorsqu'on est bien chez soi ? Seulement, vous ne vous sentez plus seul bien chez vous (pardon à votre plante verte). Ce chez-vous, vous le craignez, même. Vous repoussez le moment de rentrer lors de vos sorties en ville, quitte à errer sans but dans les rues. Au point de presque apprécier le contact vaguement humain d'un énième démarcheur pour une pétition/une inscription/un cd de groupe de métal à acheter. Chez vous, il n'y a rien. Juste des choses, qui vous apportaient une certaine joie auparavant, mais qui ne sont maintenant que des objets dépourvus de chaleur.

     

    Regarder vos séries, vos films, lires vos livres, jouez à vos jeux : autant d'activités solitaires qui vous paraissent de plus en plus dépourvues de but sans réelle opportunité de les partager, ne serait-ce qu'à l'occasion. Il n'y a rien qui vous attend, chez vous. Il n'y a rien qui vous attend dehors non plus. Et, depuis votre fenêtre, il y a toutes les autres fenêtres du quartier, celles illuminées dans la nuit, où vous devinez parfois les silhouettes de couples, de familles, d'amis vivant leur vie dans leur cuisine, riant sur leur balcon, des symboles d'une vie qui continue de vous échapper.

     

    Vous n'avez jamais autant eu envie d'être « normal », peu importe ce que « normal » veut dire. Un normal qui vous permettrait d'établir de nouvelles connexions avec aise, un normal qui vous permettrait d'avoir du monde autour de vous dès que vous en sentez le besoin, un normal qui ne serait pas impacté par la souffrance, la fatigue, la différence (même si cela devait impliquer de regarder des matchs de foots).

     

    Combien de fois avez-vous tenté d'effleurer la surface d'une normalité de contact ? Vous installez dans un bar, un café, sur une terrasse. Rien que pour avoir l'impression d'être en compagnie d'autrui sans pour autant arriver à participer, à rencontrer qui que ce soit. A regarder les gens autour, celles et ceux qui se retrouvent régulièrement pour boire des verres, pour se retrouver, pour être ensemble au milieu de la grande cacophonie.

     

    Il y a des gens autour de vous, dans votre vie, pourtant. Votre famille, que vous êtes terrifié de perdre, avec qui vous ne savez pas toujours comment vous connecter. Vos amis -votre autre famille, au fond- que vous adorez. Qui sont toujours là pour vous quand vous en avez vraiment besoin. Mais que, au-delà de ça, vous voyez peu même lorsqu'iels sont proches. Ce n'est la faute de personne : les emplois du temps chargés, le boulot, et encore une fois ces satanées fatigues, ces santés qui dictent une vie à laquelle on ne peut pas couper. Vous donneriez n'importe quoi pour changer ça.

     

    Pendant longtemps, vous avez imaginé être simplement solitaire. Introverti, atteint d'anxiété sociale, à l'aise chez vous, au milieu des histoires que vous consommez à travers tous ces médias. Mais plus le temps passe, et plus vous avez faim de contact, de présence. Plus vous en avez besoin. Le vide qui vous dévore, vous lui donnez enfin un nom : la solitude, celle que vous n'arrivez pas à gérer. Et malgré l'introversion, l'anxiété sociale et la timidité, vous avez ce besoin d'être auprès des gens, de vous ruez dans le bruit, de sentir des bras autour de vous, d'atteindre quelque chose de tangible, au-delà de l'écrit et des pensées.

     

    Il y a la solitude amoureuse, aussi. Qui vous ronge parfois de l'intérieur, juste quand vous pensiez que cela ne vous manquait pas tant que cela. Il y a un manque affectif auquel vous avez de plus en plus de mal à faire face. Un désir de connexion, de partage, de contact que vous recherchez sans cesse, et que vous trouvez si rarement. L'exaltation de rencontrer une nouvelle personne, de sentir quelque chose cliquer à un niveau indéfinissable. Le manque du pur contact physique, et vous ne parlez pas du sexe, mais de quelque chose à la fois de plus simple et de plus fort : une main dans la vôtre, être dans les bras de quelqu'un et prendre quelqu'un dans ses bras. Une présence contre laquelle vous pouvez vous laissez aller, dépasser vos agaçantes barrières, et une présence que vous pouvez offrir en retour. D'en être privé, vous avez l'impression de perdre quelque chose de fondamental. De vous racornir, faut de liens. Et des liens de toutes sortes, vous en avez besoin bien plus que vous ne le croyiez un temps. Vous ne savez juste pas comment vous y prendre. Comment refaire face à la vie.

     

    Il est si rare pour vous d'approcher ne serait-ce qu'une telle opportunité, et vous ne savez pas comment les trouver. Vous ne rencontrez pas beaucoup de nouvelles personnes -de moins en moins, il vous semble parfois- et vous ne sauriez pas trop comment vous y prendre. Il y a les applications de rencontres, auxquelles vous vous essayez, mais des heures passées à scroller n'apportent pas de réels résultats. Il y a des choses que vous n'arrivez pas à trouver -ni même à simplement imaginer- avec juste quelques photos et une vague description (et puis il faut bien dire que la grande majorité des gens là-dessus ne parlent que de faire le tour du monde en ski après avoir grimpé l'Everest juste avant le petit-déjeuner et après le dernier grand voyage. C'est épuisant. En plus, vous seriez prêt à parier qu'il y en a qui aiment Abba.)

     

    Une fois de plus, vous vous sentez inadéquat. Vous avez peur de le devenir de plus en plus, de vous éloigner malgré vous de celles et ceux qui vous aiment -et que vous aimer- de finir un jour par les perdre, et de vous retrouvez vraiment et définitivement seul. Vous avez peur de ne plus rencontrer qui que ce soit, d'être à jamais perdu dans la masse, au milieu de personnes que vous ne savez plus comment atteindre, comment trouve.

     

    Et pour vous, vous savez maintenant qu'il n'y a rien de plus vide que d'être seul.

     

  • De l'infinité des librairies

     

    Vous aimez les librairies. Ce qui ne devrait pas être une surprise pour quiconque vous connaissant un tant soit peu. La lecture, ça fait partie de vous à un point tel que dès la petite enfance, vous en êtes devenu indissociable. (1) Et où trouve-t-on des livres ? Dans les librairies, pardi ! Et dans les bibliothèques, bien entendu, mais vous êtes moins attiré par ces dernières. Vous y allez rarement, tout simplement parce que vous oubliez que vous en avez l'opportunité la plupart du temps, et que quand vous en ressortez, c'est presque toujours sans rien avoir trouvé. Il y a quelque chose dans l'ambiance de bibliothèque -du moins celle de votre ville- qui ne vous happe pas autant que vous n'auriez cru. Vous ne savez pas pourquoi. Vous aimeriez bien être un capybara (le meilleur rongeur) de bibliothèque.

     

    Vous vous sentez tout de suite plus chez vous en libraire. Notamment la grande librairie de la ville, où vous effectuez la grande majorité de vos commandes et achats livresques. Vous vous y sentez toujours bien, il y règne une activité bourdonnante mais agréable, et vous vous sentez un peu lié aux client.es qui arpentent ses rayons, toustes uni.es dans la recherche du bon bouquin pour le bon moment (il ne faut jamais sous-estimer la force du bon moment, qui peut faire et défaire les livres les plus formidables comme les plus inattendus). Même lorsque vous n'avez aucun objectif en tête, si vous êtes en ville et que vous passez à côté, vous allez y rentrer. Aussitôt à l'intérieur, c'est comme de faire escale dans une jolie gare sur le trajet en train de votre vie (ou quelque chose dans ce goût-là). Du moment que vous êtes en librairie, le monde au-dehors s'arrête ou, du moins, ralentit un peu. Du moment que vous êtes en librairie, tout est possible. Du moment que vous êtes en librairie, le multivers vous tend les bras.

     

    Récemment, la chouette (2) libraire du rayon anglais vous a recommandé un roman de science-fiction touchant justement à la théorie des mondes parallèles, ici mise en pratique dans un récit d'une diabolique efficacité ! Il s'agit de « Dark Matter », de Blake Crouch. Un livre que vous avez dévoré en deux séances au cours de la même journée, ce qui n'était pas forcément partie gagnée ! Mais suite à un début plutôt terre-à-terre, l'intrigue a su vous captiver, mettant en scène les mondes parallèles à l'aide d'une imagerie puissante et d'un scénario finement maîtrisé ! Mais, plus que tout, vous pensez qu'on mesure un livre à l'impact qu'il continue d'avoir sur nous, et celui-ci vous trotte encore dans la tête des jours après, et vous y repenserez sûrement ici et là tout au long de votre futur.

     

    Tout ceci vous amène au thème des décisions prises, des issues évitées, des actes manqués et des rêves inassouvis, réalisés ou qui se sont vu changés suite à une cascade de décisions semblant au préalable sans importance. Et cela vous fait réfléchir. A ce que votre vie serait, si ces variables étaient rentrées en jeu à des moments charnière. Si vous aviez fait ceci à la place de cela. Si vous aviez osé. Peut-être seriez-vous alors quelqu'un de totalement différent, aujourd'hui. Peut-être que ces possibilités -cette infinie variations de vous- vous auraient propulsés sur des routes qui vous sembleraient aujourd'hui totalement impossibles, inimaginables, voir farfelues ! (3)

     

    C'est le genre de questionnement qui vous anime, depuis quelques mois. Une soudaine reprise de conscience de votre mortalité, de la vie qui défile à vitesse grand v telle un vol d'oies aux becs ouverts sur une remise en question de leur existence et oh purée est-ce qu'on n'est pas en train de foncer sur cet avion et qui se rappelle du cheminohseigneurnonpitié... ! Et se dire que la mort arrive, si ce n'est pas facile à avaler (même avec une cuillère de miel), c'est aussi se rappeler qu'avant, il y a la vie. Et franchement, être en vie, vous trouvez ça plutôt chouette. Malgré toutes les difficultés que ça représente. C'est banal, on vous dira, mais les banalités ont leur importance, surtout lorsqu'il s'agit de continuer à faire un pas derrière l'autre. Sans les banalités, on n'en serait pas là.

     

    C'est banal, aussi, de se demander comment sa vie aurait tourné si des décisions différentes avaient été prises. Si on était allé jusqu'au bout de tel rêve, de telle idée, de telle lubie. On si on avait évité ceci, cela, si on n'avait pas engagé la conversation avec cette personne, ou si on avait osé parlé à celle-ci. Est-ce que le sens de la vie se trouve dissimulé derrière l'une de ces portes, tel un chat Schrödinger (la réponse étant que peu importe l'état du chat, ce dont est sûr c'est qu'il sera peu jouasse à l'ouverture) ?

     

    Dans une autre vie, peut-être que vous auriez échappé aux tares qui vous poursuivent. Peut-être que vous seriez « un élément productif de la société ». Peut-être que vous seriez dans un corps plus sain, un esprit plus sain, une vie moins douloureuses. Peut-être que vous seriez de ces gens qui, plutôt que de lire des livres, se content de quelques décorations froide et blanches dans un appartement artistiquement vidé. Peut-être que vous auriez DEUX plantes vertes (ce qui ferait de la compagnie à Pamela, la plante grimpante qui vous suit depuis plus ou moins dix ans, fidèle constante végétale de votre vie hors du nid parental). Peut-être que vous seriez devenu paléontologue, suivant votre rêve d'enfant jusqu'au bout (trop de poussière et de genoux par-terre, le dos tout plié). Peut-être que vous seriez écrivain, à la suite d'un autre rêve lointain.

     

    Dans une autre vie, peut-être que vous auriez une famille. Non pas parce que c'est ce que la société aurait voulu, mais parce que vous auriez eu envie de la fonder, cette famille. Avec la bonne personne (qui, comme les bons livres, dépendent souvent du bon moment). Vous y pensez souvent, dernièrement. Non pas que vous regrettiez tant que ça que cela ne soit pas le cas, mais parce que cette vie vous semble tant aux antipodes de celle que vous vivez actuellement, qu'elle en devient souvent curieuse. Connaître ce que cela implique d'avoir des enfants, des êtres issus en partie de vous, avec lesquels existe un lien qu'on ne peut comprendre autrement. Qu'on ne peut qu'imaginer. Parfois, vous vous demandez si par vos choix, vous vous êtes coupé de quelque chose d'important, d'unique, du cosmique pur à l'échelle humaine. Mais cela n'est pas pour vous, une vie comme ceci. Vous n'êtes probablement pas équipé pour. C'est le regret de la curiosité qui vous saisit parfois, ou du moins est-ce ainsi que vous le vivez. Parce qu'il serait probablement trop dur de faire autrement.

     

    Peut-être qu'il y a une vie où vous auriez parlé à cette personne. Peut-être qu'il y a une vie qui vous attend, quelque part dans les recoins du multivers comme dans les recoins de la libraire où chaque livre s'ouvre sur un nouveau monde.

     

    Peut-être... Il y a quelque chose dans un bon « peut-être », ou du moins un « peut-être » radicalement différent, qui se trouve être plutôt séduisant, souvent triste, parfois difficile. Peut-être que vous pourriez être quelqu'un de profondément différent, si les dés étaient tombés différemment, si vous aviez agi différemment, si vous aviez osé différemment...ou peut-être qu'au finale, vous seriez juste vous, à nouveau. Et quoi qu'il arrive.

     

    Qui que vous seriez alors, vous espérez juste que dans l'infinité des réalités possibles, il y aura pour vous toujours une librairie.

     

     

     

    1. Tout ça grâce aux dinosaures. Vous avez appris à lire en recopiant des nom de dinosaure de mémoire, avant même vos premiers jours d'école. Les dinosaures, c'est chouette. Voilà. Vous aviez juste envie de cette petite précision qui a sans doute changé votre vie.

    2. Vous aimez les livres, et vous aimez les mots. Une suite logique, on vous dira, ce qui ne la rend pas moins...chouette ! Chouette étant votre mot favori lorsqu'il vous vient en tête de dire du bien de qui ou quoi que ce soit. Il y a juste quelque chose de profondément joyeux et sincère dans ce mot qui peut tout aussi bien devenir une expression sincère qui, pour vous, veut dire beaucoup !

    3. Surtout celle avec la chèvre jaune !