Vous êtes terrifié. Votre crâne résonne sans cesse, comme la sensation du vertige lorsqu'on ôte le vertige : vous ne vous cognez pas partout en manquant de tomber, mais la cloche invisible vibre sous vos cheveux. Une nouvelle constante qui vous a assailli progressivement, avant que vous ne remarquiez enfin que c'était là.
Mais ce n'est pas ce qui vous fait peur. Non, cette peur est primale, ancienne, universelle et, en ce moment totalement hors de contrôle. Vous avez peur de la fin. Sans raison palpable outre que son inéluctabilité. Tout à commencer il y a plus ou moins deux semaines où, perclus par vos soucis d'endormissements, vous avez repensé à cette maladie fort rare se traduisant à terme par un trouble de l'insomnie fatale. Vous aviez par hasard appris son existence quelque temps auparavant, la classant aussitôt sur la liste des choses terrifiantes dont vous auriez nettement préféré continuer d'ignorer l'existence (comme la sortie d'un nouvel album de ABBA ou l'existence des mars frits écossais). Et en y repensant, votre esprit a immédiatement cru bon d'en faire le point d'orgue de vos angoisses, les concentrant instantanément (comme des nouilles) sur la fatalité inexorable d'un tel diagnostic. Une angoisse irraisonnée, certes, mais n'est-ce pas là le sens des angoisses ? Et, plutôt que de s'arrêter là, cette fixation a ouvert la porte à cette ancienne peur que vous aviez réussi à mettre de côté depuis bien longtemps : la peur de la mort.
A l'âge de douze/treize ans, la soudaine prise de conscience de votre mortalité vous avait plongé dans la première dépression de votre vie, allant jusqu'à vous faire manquer une ou deux semaines d'école à son paroxysme. Les années passant, la peur s'était étiolée, nageant à une distance de sécurité de vos craintes jusqu'à devenir diffuse, lointaine.
Et voilà que vous replongez en plein dedans.
Ce n'est pas la peur de tomber raide mort là tout de suite, mais la peur de l'inévitabilité de la chose. Le fait de savoir que, quoi qu'il arrive, cela va bien vous arriver un jour. Cette réactualisation de cette crainte s'est cristallisée en vous au point de constamment parasiter vos pensée depuis une quinzaine de jours. La cessation de l'existence -et l'incompréhension que cela représente- vous paralyse, un gouffre constant s'agitant au creux de votre estomac. Vous n'arrivez pas à vous changer les idées. Films, jeux, séries, lectures ne vous offrent que quelques minutes de répit ici et là avant de replonger votre esprit dans la terreur. Et comme si cela ne suffisait pas, voilà que le tout s'accompagne de ce que vous qualifieriez de « crise de réalité ».
Il y a de ces gens qui s'extasient de l'infinité de l'univers et du miracle que notre existence représente. En ce moment, vous trouvez cela infiniment terrifiant plutôt que réconfortant. L'existence vous apparaît comme absurde. Pourquoi l'univers, pourquoi la Terre, pourquoi l'humanité, la vie, pourquoi vous ? Plus rien n'a de sens, au point que vous avez de la peine à vous concentrer sur le monde autour de vous. Vous pouvez vous mettre à contempler votre fourchette d'un air effaré, comme frappé de l'absurdité de son existence.
Vous avez beau essayé de vous rassurer -vous êtes, de ce que vous en savez, dans une santé physique décente, et à 36 ans vous pouvez encore vous considérer comme jeune- rien n'y fait. La peur est là, surgissant à tout moment au premier pan de votre esprit, vous figeant sur place, déversant en vous les affres de l'angoisse ; et le reste du temps, vous la sentez là, diffuse, tandis que tout vous paraît absurde, aléatoire, dépourvu de sens. Vous regrettez terriblement de ne pas croire en la moindre puissance supérieure. Vous n'arrivez pas non plus à en parler vraiment, vous sentant ridicule. Il y a des problèmes bien plus tangibles, actuels, qui taraudent le monde autour de vous. Vous n'êtes pas malade, vous n'êtes pas condamné, vous n'avez aucun raison d'être à ce point désespéré. Même si vous savez que les angoisses -et les crises qui vont avec- sont irrationnelles, vous en avez presque honte. Mais c'est en train de vous dévorer de plus en plus, aussi essayez-vous de l'exprimer à travers quelques mots tapés sur votre clavier. Essayer de faire un peu sortir tout ça, d'une manière ou d'une autre.
Il y a aussi la peur d'un futur possible, pas encore concret, qui ne se réalisera peut-être pas, mais qui vous pèse plus que vous ne le croyiez. Les antécédents de souffrance mentale et de sénilité dans votre famille maternelle, l'inconnu de ceux de votre famille paternelle. Avez-vous une voie toute tracée menant au brouillard cérébral, à la perte de vous-même avant la mort elle-même ?
Et vous ne savez pas comment arrêter de penser à tout. Comment ignorer ces peurs qui ont longtemps été tenues à distance. Comment vous concentrer sur le moment qui compte: l'instant présent. Et dans ces cas-là, vous vous sentez également dévoré par une solitude qui prend de plus en plus de place. Vous commencez à vous dire que le fait de vivre seul, sans présence régulière, commence à vous peser. L'absence d'une présence solide, de contacts affectifs, de contacts physiques (pas uniquement romantiques ; simplement la sensation de la peau de quelqu'un d'autre contre la vôtre, d'un bras autour de vos épaules, d'être pris dans les bras et de prendre dans les bras. De pouvoir vous abandonner à une intimité que vous n'arrivez pas à retrouver.) Vous ne savez plus quoi trouver pour vous sortir de cette angoisse existentielle actuellement permanente, quoi trouver pour vous rappeler qu'il s'agit avant tout de vivre sa vie dans le présent et d'en profiter au maximum, sans craindre sa fin en permanence.
Alors vous espérez que ça finira par passer. Que cet état ne sera pas constant, parce que vous ne sauriez pas comment le gérer. Vous espérez juste de pouvoir, enfin, retrouver la beauté de simplement se sentir en vie.
D'être, enfin, rangé au côté du miracle plutôt que de l'absurde.