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  • Lucie 5

    Allez, ça continue!^^

     

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    Vêtu d'un manteau usé trop grand pour lui enfilé sur une chemise boutonnée de travers, il était d'un physique si commun qu'on ne l'aurait sans-doute jamais remarqué dans une foule s'il n'avait pas été aussi agité. Des cheveux châtain foncé, un visage peut-être un peu rond mais sans signes distinctifs, un vague début de barbe, des lunettes qui tressautaient sur nez au rythme de sa course un peu pataude typique de quelqu'un guère accoutumé à l'exercice physique. Il avait une vieillie sacoche de cuir coincée sous le bras, et les roues de la valise derrière lui semblaient animées d'une vie propre, rebondissant sur chacune des aspérités qui croisaient leur chemin. En fait, il donna aussitôt à Martha l'impression d'être le type même de l'homme destiné à se prendre les pieds dans toutes les ornières disséminées sur sa route. Il finit par arriver au guichet, hors d'haleine, après avoir manqué trébucher plus d'une fois dans sa course. Lâchant la poignée de sa valise, il s'accroupit brusquement, plié en deux alors qu'il essayait de reprendre son souffle, serrant sa sacoche contre sa poitrine.

    -Ça va aller mon gars? lui demanda le guichetier, qui s'était penché au-dessus de son comptoir, observant le dernier arrivé avec un amusement teinté de curiosité. Le train n'est pas encore parti, vous n'allez pas le rater. Vous avez vos papiers ?

    -Hein? L'homme leva un regard intrigué sur le fonctionnaire, comme s'il n'avait aucune idée de ce dont il pouvait bien parler.

    -Vos papiers. Ceux qui attestent de votre droit à embarquer pour Haven.

    -Mes... ? Quoi ? Ah, oui, mes papiers. Bien sûr, pardon, ça m'était sortir de la tête... Je dois les avoir quelque part...

    L'homme aux lunettes se releva avec un sourire d'excuse, qui se mua rapidement en grimace paniquée tandis qu'il fouillait une à une les poches de son manteau. Puis de ses pantalons. Il vérifia le tout plusieurs fois. Un son qui ressemblait à un petit râle de panique s'échappa d'entre ses lèvres et il se laissa retomber sur le sol, où il s'assit en tailleurs, sa sacoche ouverte devant lui. Il en examinait l'intérieur avec une énergie proche du désespoir, ses doigts passant fiévreusement entre les chemises remplies de feuilles de papier.

    -Non, c'est pas vrai ! Dites moi que c'est pas vrai ! Il recommença son examen, sans plus de succès, et finit par abandonner, la tête dans les mains.

    -Excusez moi...

    -Non ! Pourquoi est-ce qu'il faut toujours qu'il m'arrive ce genre de trucs ?

    -Monsieur...

    -Hein ?

    Éberlué, il sentit qu'on tirait sur sa manche et il ouvrit un œil pour voir Lucie qui lui présentait une petite liasse de documents froissés.

    -Ils sont tombés de votre manteau quand vous êtes arrivé...

    -De quoi ? Il cligna plusieurs fois des yeux derrière ses lunettes, éberlué. Puis l'information fit son chemin et dispersa le désespoir dont il était saisi. Mes papiers ! Oui, c'est bien ça !

    Il se releva à nouveau, se frotta les cuisses puis les pans de son manteau qui avaient traînés sur le sol, et il prit les documents que lui tendait la fillette avant de les tendre au guichetier qui s'en saisit sans commentaires, l'air de celui qui en avait vu d'autres. Et pendant qu'ils les compulsait, l'homme aux lunettes se pencha pour serrer vigoureusement Lucie dans ses bras :

    -Je ne sais pas qui tu es, mais merci ! Tu me sauves la vie !

    -Lucie! Fit-elle d'une voix étouffée, le visage enfoncé dans le manteau trop grand de l'homme.

    -Hey, dites donc, vous ! s'exclama Martha. A ces mots, l'homme relâcha son étreinte et se fendit d'un sourire gêné :

    -Oh, pardon. Mais cette jeune fille vient de me sauver la vie !

    -Vous ne seriez pas porté sur l'exagération des fois ?

    -C'est tout moi, on me le reproche souvent. Arthur Kent.

    -Martha.

    -C'est votre fille ?

    -Oui.

    -Vous allez à Haven vous aussi ?

    -D'après vous ?

    -Ah. Oui. C'est évident.

    -Tout est en ordre, mon gars, les interrompit le guichetier en rendant à Arthur ses papiers. Ce dernier le remercia et les fourra quelque part dans son manteau, distraitement.

    -Maman, on y va !

    Lucie tapait du pied sur le sol, devant la grande porte. Elle pensait qu'ils avaient suffisamment attendu comme cela, et elle était impatiente de voir le train. Martha poussa le chariot contre le mur, près d'autres engins du même type, et entreprit de le débarrasser des deux valises.

    -Attendez, laissez moi vous aider ! s'exclama Arthur. Martha le contempla en haussant un sourcil, dubitative : il avait sa valise à roulettes dans une main, sa sacoche sous l'autre bras, et il semblait déjà dépassé. Mais il y avait une telle envie de bien faire dessinée sur son visage honnête qu'elle n'eut pas le cœur de décliner son offre. Il ne l'aurait sans-doute pas laissée faire de toute façon, et il s'avançait déjà vers le chariot, se contorsionnant maladroitement pour essayer de saisir un bagage de sa main libre sans pour autant laisser s'échapper les siens. Encore une fois ce fut Lucie qui vint à son secours, bien décidée à ne pas perdre plus de temps là-dessus.

    -Monsieur Kent peut porter ma valise, qui est plus petite, et moi je peux porter sa sacoche, elle n'a pas l'air lourde du tout !

    -Ma sacoche ? C'est-à-dire... Instinctivement, Arthur resserra son emprise sur son précieux bagage, en proie à un dilemme soudain. Puis il poussa un petit soupir avant de sourire à la fillette : Bah, j'imagine qu'elle ne risque rien avec une fille aussi dégourdie que toi. Faisons ça ! Mais fais-y très attention, je tiens beaucoup à ce qu'elle contient !

    Acquiesçant, Lucie s'empara précautionneusement de l'objet, dont elle put glisser la petite courroie autour de son épaule, comme une besace. De son côté, Arthur Kent saisit la valise de la fillette de sa main libre et, avec Martha, ils purent enfin tous trois franchir la grande porte automatique, qui s'ouvrit sans un bruit devant eux. La fillette dut se retenir pour ne pas courir tandis qu'ils traversaient un long couloir étroit, qui déboucha sur une porte semblable à la première. Et au-delà, ils débouchèrent enfin sur le quai du secteur un de la Grande Gare, le quai du seul train qui bravait l'extérieur et qui allait les conduire à Haven. Les lieux étaient encore mieux entretenus que le reste de la gare, et les murs et le plafond blanc étaient baignés dans une vive lumière brillante qui aurait fait plisser les yeux à Lucie si elle n'avait pas été aussi occupe à dévorer du regard la fantastique apparition qui captivait toute son attention : le train. Elle resta là, bouche bée, à le contempler en compagnie de sa mère et d'Arthur ; même les deux adultes étaient impressionnés, et il en fallait pourtant beaucoup pour impressionner une femme comme Martha Jones.

    -C'est stupéfiant ! Quel engin ! fut le commentaire d'Arthur Kent.

    Et de fait, le train était le véhicule le plus massif, le plus spectaculaire de toute l'Hégémonie depuis que les vaisseaux colonisateurs avaient été démantelés en usines plusieurs siècles auparavant. Et pour les futurs passagers, l'engin était plus impressionnant encore ; il n'avait plus rien à voir avec le métro qui circulait sous la surface du complexe. Il était comme un géant massif d'acier et d'alliages plus résistants encore, robuste silhouette grise et noire qui se découpait dans la blancheur du quai. L'esthétique n'était de loin pas sa fonction première : il était constitué de longs wagons aux lignes grossières et à l'air pataud, et la voiture de tête au front bombé lui donnait l'air d'un puissant et redoutable mastodonte de métal. Et aux yeux de Lucie, c'était la chose la plus incroyable qu'elle avait jamais vue. Rien qu'à imaginer que dans quelques minutes seulement elle allait entrer à l'intérieur de ce monstre, elle avait l'impression de rêver. Elle suivait du regard, captivée, les trois bandes de peinture écaillée qui parcouraient le flanc de l'engin : rouge, bleu et or, les couleurs de l'Hégémonie. Sur les toits des wagons, plusieurs gros nodules étaient disposés à intervalles réguliers, et une batterie d'engins compliqués semblables à de grosses et solides antennes était visible plus ou moins au milieu du convoi. Au niveau des rails, une épaisse vapeur s'échappait des systèmes des roues et venait se disperser en épais nuages de brume blanche sur le quai. Lucie voulut s'approcher du bord pour mieux voir mais Martha la retint solidement par la main.

    -Ah, vous êtes les derniers ! lança une voix joyeuse au timbre clair.

    S'extirpant du wagon le plus proche, un homme à l'air affable sauta sur le quai et vint à la rencontre du trio en agitant la main, un large sourire révélant ses dents sous sa moustache rousse. Il portait une casquette bleue et un uniforme de la même couleur fendu de deux bandes rouges et or sur les côtés, et des lunettes teintées en bleu complétaient la tenue.

    -Je suis Ed Travers, votre responsable de bord ! Les autres sont déjà montés, on n'attend plus que vous.

    Il avait l'air sympathique, et il dégageait tellement d'énergie qu'on s'attendait presque à ce que son corps se mette à vibrer d'enthousiasme. Martha s'en méfia aussitôt, le classant d'office dans la catégorie des bout-en-train forcés, dépourvus de réelle personnalité. Mais au moins, cela ferait sûrement de lui quelqu'un d'accommodant.

    -Allez, venez ! Vous verrez, vous vous plairez à bord de cette merveille ! On a même des jeux très bien, tu ne verras pas le temps passer ! annonça-t-il triomphalement à l'adresse de Lucie, persuadé de l'impressionner. Mais cette dernière ne lui accorda pas plus d'attention que cela et le dépassa en courant pour monter d'une traite les quelques marches qui menaient à l'intérieur.

    -Et bien, voilà une véritable voyageuse enthousiaste où je ne m'y connais pas ! Brièvement décontenancé, Ed Travers afficha un nouveau sourire et invita Martha et Arthur à suivre la fillette. Les deux adultes s'exécutèrent, hissant leurs bagages, tandis que Ed Travers fermait la marche, lançant d'une voix qui se voulait pleine d'emphase :

    -Bienvenue à bord du train pour Haven !

     

     

     

  • Lucie 4

    Lentement, mais sûrement, je continue d'avancer! Ca n'a peut-être pas l'air de grand chose, mais ça faisait longtemps que je n'avais pas tenu un rythme aussi régulier dans l'écriture d'une histoire (en général, ces dernières années j'avais tendance à m'emballer et à écrire quelques pages en deux jours et ensuite ça me lassait et j'abandonnais le truc)! Bon sang, si ça se trouve, je vais même réussir à la finir! En tout cas, je m'amuse bien à voir comment elle se développe, quand je réalise que je ne suis même pas encore entré dans le vif du sujet de mon idée de base... Bref, le morceau du jour, donc!

     

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    Haven, la terre promise. Le seul autre complexe de l'Hégémonie sur Éclat, situé à plusieurs centaines de kilomètres de celui où Lucie et sa mère avaient toujours vécu, qu'on ne pouvait atteindre qu'avec l'unique transport qui parcourait la surface : le train qui partait de la Grande Gare. La voie ferrée avait été construite en priorité lors de l'arrivée des colons afin de relier les deux points d'atterrissage des vaisseaux coloniaux. Avant que les hommes n'aient plus d'autre choix que de se réfugier sous terre, avant que le froid et le bleu ne deviennent aussi redoutables qu'ils l'étaient aujourd'hui. Un nombre conséquents d'ingénieurs, de soldats et d'ouvriers étaient morts de la construction, et le registre de leurs pertes était encore régulièrement consulté, comme un ultime hommage rendu à ces hommes et ces femmes qui avaient bravé les éléments pour la sauvegarde de l'Hégémonie. Et Haven représentait depuis lors l'espoir d'une vie meilleure. Construit au bord d'un immense océan presque entièrement recouvert de glace, Haven avait été choisi comme l'un des deux points de ralliement des colons, et il avait été conçu comme la ville qui s'élèverait au-dessus de la surface, quand l'humanité pensait encore pouvoir y vivre. Le rêve avait tourné court, mais des dômes de verre spécial défiaient aujourd'hui encore les conditions difficiles, et on disait qu'à Haven, on pouvait parfois marcher tout en regardant le ciel. C'était à Haven que l'on trouvait également les stations de recherche les plus expérimentales, qui présentaient le complexe comme l'avenir de l'Hégémonie. Un avenir dont elle avait réellement besoin : si les conditions de vie n'étaient pas horribles dans les souterrains bétonnés, la population ne cessait d'augmenter, l'espace diminuait et, très progressivement, les moyens de la sustenter aussi. Il fallait s'adapter, se développer, évoluer, telle était la nouvelle politique de l'Hégémonie, conservatrice par coutume mais obligée de se montrer progressiste pour survivre. Alors les vieux projets de Haven avaient été relancés, et le plus petit des deux complexes était devenu un véritable phare dans la nuit. Pour ceux qui y mettaient l'effort et les moyens, il y avait du travail à Haven, du travail différent, et on ventait ses conditions de vie. Alors Martha Robbins, qui avait travaillé très dur toute sa vie, travailla encore plus dur pour obtenir le sauf-conduit qui leur permettrait, à elle et à sa fille, de changer de vie. Il y avait, quelque part sous les épais plafonds du complexe où elles vivaient jusqu'à aujourd'hui, quelque chose que Martha ne pouvait plus éviter de fuir... Quand elle avait annoncé sa décision à Lucie, la fillette avait ravie: pour elle, le voyage pour Haven était la promesse d'une fantastique aventure, et elle n'avait plus parlé que de ça, impatiente de quitter ce petit quartier qu'elle avait toujours trouvé trop étroit.

    -Tous les passagers à destination de Haven peuvent maintenant se rendre au secteur un.

    L'annonce fut répétée deux fois, provoquant de délicieux frissons chez Lucie. Ca y est, elle allait enfin partir, prendre le train qui allait l'amener à Haven ! Elle manqua de broyer les doigts de sa mère tellement elle les serrait fort, et elle voulut la tirer avec elle, impatiente d'atteindre le secteur un, celui réservé à l'unique grand train d’Éclat. Le sourire aux lèvres, gagnée par l'enthousiasme de sa fille, Martha se laissa entraîner, tirant tant bien que mal d'une main le chariot branlant où se trouvaient leurs deux valises. Après quelques minutes d'une marche pénible à travers la foule, cette dernière commença à se clairsemer à l'approche du secteur un. Peu de personnes avaient de raison de s'y rendre, il n'y avait que peu de transit de citoyens pour Haven. L'Hégémonie voulait éviter un exode de masse dépourvu de contrôle, et n'autorisait les transferts qu'au compte-gouttes. Martha et Lucie avaient eu de la chance d'être acceptées, et elles s'en rendaient compte. Martha Robbins n'avait aucunement l'intention de la gâcher. Elle attendait ce nouveau départ depuis bien trop longtemps. De plus, le train était principalement destiné au transport de marchandises entre les deux complexes, et ne possédait qu'un nombre minimal de wagons pour y installer des passagers. La plupart de ceux qui faisaient régulièrement le voyage étaient des chercheurs, des ingénieurs, des ouvriers qui assuraient la main d’œuvre. Pour les autres, ceux qui réussissaient à embarquer pour aller vivre à Haven, le voyage était un aller-simple. Martha n'avait aucune intention de revenir, de toute façon. C'était mieux comme ça. Et elle était soulagée d'avoir vu sa candidature acceptée assez vite pour prendre le train aujourd'hui. Il n'allait à Haven qu'une unique fois par mois. Le reste du temps, il était soigneusement entretenu et révisé pour le prochain voyage à la surface. Il était d'une construction solide et durable, comme tout au sein de l'Hégémonie, mais il était aussi vétuste, et nul ne tenait à ce qu'il se mette soudain à mal fonctionner au milieu du trajet.

    -Maman, par ici !

    Lucie avait du mal à contenir l'excitation dans sa voix tandis qu'elle montrait du doigt le guichet qui se trouvait à côté de la grande porte dans le mur marqué « Secteur un ». La dernière étape qui les séparait de l'embarquement. Pressant le pas pour se caler sur le rythme de sa fille, Martha cala la poignée du chariot sous son bras, libérant sa main pour chercher à l'intérieur de sa veste les papiers nécessaires. Devant elles, deux hommes étaient en train de régler leur propre paperasserie au guichet. Ils étaient tous deux vêtus de noir, et portaient le col blanc caractéristique des membres du clergé. L'un était âgé -la soixantaine, ou plus- mais bien bâti, une crinière de cheveux blancs comme neige aux tempes d'un gris distingués lui donnant un air royal. Son compagnon, plus jeune de quarante au moins, était mince, presque décharné, et avait ses cheveux sombres coupés très court, presque rasés. Haven avait visiblement aussi besoin de ses hommes de foi. Lucie et sa mère se glissèrent derrière eux tandis qu'ils terminaient leur échange avec le guichetier, et le plus âgé salua les Robbins d'un large sourire, ses yeux bleus pétillant derrière ses lunettes en demi-lune. L'autre homme se contenta de hocher la tête à leur attention, poli mais comme gêné.

    -Je suis le père John Horst, et voici le père Diego Delgado. Il semblerait que nous allons faire le voyage ensemble !

    Sa voix était forte et chaleureuse et, si elle n'avait jamais vraiment porté l'église et ses représentants dans son cœur, Martha ne peut s'empêcher de le trouver instantanément sympathique. Elle serra la grosse et puissante main qu'il lui tendit :

    -Martha Robbins.

    -C'est un plaisir de faire votre connaissance, Martha Robbins. Ainsi que la tienne ! fit-il à l'intention de la fillette qui, à la fois impressionnée par la stature du prêtre et amusée par sa bonhomie, glissa à son tour sa minuscule main dans la robuste -mais pourtant étonnamment douce- poigne du vieil homme.

    -Lucie.

    -Lucie. Je suis sûr que nous allons bien entendre !

    La fillette lui rendit son sourire, et jeta un regard curieux au jeune prêtre, qui n'avait pas dit un mot. Il n'avait pas l'air désagréable, plutôt timide. Prise d'une impulsion subite, Lucie alla se planter devant lui et lui tendit la main. Après un instant d'hésitation, comme surpris, il la serra, avec moins de vigueur que son collègue, mais non sans douceur lui aussi.

    -Et bien nous nous reverrons à bord ! dit joyeusement John Horst. Je vous laisse entre les mains de notre bien aimée administration !

    Suivit de Diego Delgado, le prêtre saisit son sac de voyage et se dirigea vers la grande porte, qui se referma sans bruit derrière eux. Le guichetier invita alors Martha à venir présenter ses papiers. Il les parcourut avec attention puis apposa dessus le sceau de l'Hégémonie. Tout étant en ordre, il les invita à leur tour à passer la grande porte alors que les hauts-parleurs annonçaient pour la dernière fois le prochain départ pour Haven. Derrière les Robbins, un homme se précipitait vers le guichet en courant, traînant maladroitement derrière lui une petite valise à roulettes.

    -Attendez ! Attendez-moi !

  • Lucie 3

    Deux pages de plus aujourd'hui, serais-je en train de me sentir plus confortable dans le procédé? En tout cas, toujours est-il que pour l'instant, je trouve encore de quoi écrire! Et c'est plutôt agréable. Sur ce, la suite, donc!

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    Lucie n'était pas la seule à les avoir remarqués, et tout le monde ou presque les suivait des yeux, chuchotant dans leur sillage. C'était là un spectacle assez peu commun pour faire sensation : peu de soldats étaient déployés en temps normal, car ils n'avaient personne à combattre. La garde bleue suffisait généralement à assurer la sécurité des complexes, et les militaires apparaissaient lors d'événements officiels ou lorsqu'ils effectuaient des manœuvres d'entraînement urbain, plutôt rares. Leur dernière grande intervention publique avait eu lieu lors de l'effondrement, où ils avaient joint leurs efforts à ceux des secours pour évacuer et sécuriser la zone sud sinistrée. L'armée était surtout utilisée à la manière d'un symbole, quand nulle guère ne risquait de se produire sur le monde désolé d’Éclat. Mais si les soldats de l'Hégémonie n'étaient pas très nombreux, ils restaient impeccablement entraînés et faisaient sans conteste partie de l'élite. Un rappel efficace et impressionnant de l'ordre et de la sécurité qui régnaient sous la surface du monde.

    Comprenant qu'il s'agissait là d'une vision inhabituelle, Lucie observait les cinq hommes et la femme en uniforme, fascinée. Leur comportement n'avait rien de celui qu'elle aurait imaginé chez des soldats, et ils n'étaient de loin pas aussi guindés que ceux qu'on pouvait apercevoir dans les retransmissions officielles. Ils avaient cette allure et ce maintien nonchalants de véritables professionnels, et ils dégageaient quelque chose de féroce malgré la décontraction qu'ils affichaient ouvertement. L'un d'eux dit quelque chose en l'accompagnant d'un geste de la main, et plusieurs de ses camarades s'esclaffèrent. Leurs vestes rouges doublées d'or et de bleu, impeccablement taillées, les faisaient ressortir au milieu de la foule et leurs bottes en cuir synthétique résonnaient sur le sol dur de la Grande Gare. Ils portaient tous un énorme sac à dos qui s'élevait au-dessus de leur têtes coiffées d'une casquette, et l'une de leurs mains gantées de blanc maintenait toujours en place le lourd fusil à l'aspect impressionnant dont la courroie étaient glissée autour d'une épaule. Mais plus que leur aspect haut en couleurs, c'était leur attitude qui impressionnait la fillette. Il émanait d'eux quelque chose de féroce et de joyeux, comme s'il n'y avait rien en ce monde capable de les ébranler. Ils étaient plein de vie et ne s'en cachaient pas ; seul celui qui ouvrait la marche, un officier trapu au nez d'aigle, aux épais sourcils et à la courte barbe noire bien taillée, affichait un air réservé, presque taciturne. Lucie n'y prêta pas beaucoup d'attention parce que fermant la marche aux côtés de la seule femme du groupe, petite et noueuse, se trouvait l'homme le plus beau qu'elle ait jamais vu. Grand et élancé, chacun de ses traits semblait avoir été sculpté avec la plus grande adresse : son nez fin et élégant, son menton délicat, ses lèvres plissée sur un sourire en coin, et l'élégante moustache qui les ornait. Ses cheveux d'un blond dorés partaient en arrière et ressemblaient à une courte crinière, et ses yeux verts étincelaient comme la pierre de l'unique collier que possédait la mère de Lucie et qu'elle portait le dimanche ou lors d'une grande occasion. Cet homme, aux longues mains de pianistes et à la démarche souple qui lui donnait des allures de félin, semblait littéralement taillé pour les grandes occasions et il s'en rendait compte. Si l'aristocratie avait eu court au sein de l'Hégémonie, il en aurait assurément fait partie. Plus d'une femme tournait la tête sur son passage et rougissait en le suivant du regard, jusqu'à la vieille dame au chat ; à chacune, le soldat blond adressait à qui un délicat hochement de tête, à qui un éclatant sourire révélant deux rangées de parfaites dents blanches et, à une occasion, il souffla même un baiser du bout de son gants blanc à une jeune ouvrière qui rougi tellement que sa combinaison orange sembla perdre de sa couleur. Et il finit par apercevoir Lucie, qui l'observait intensément, aussi il ralentit le pas jusqu'à s'arrêter à ses côtés. D'un geste plein d'emphase, il retira sa casquette de sa main libre et s'inclina avec un clin d'oeil à l'adresse de la fillette, le sourire aux lèvres :

    -Quelle ravissante petite demoiselle tu fais !

    Lucie resta sans voix, peu habituée à de telle manière. On lui avait déjà dit qu'elle était jolie, mais elle ne croyait pas avoir jamais été qualifiée de ravissante. Et jamais avec cette voix, qui sonnait comme du velours, et donc chaque intonation était soigneusement calculée et parfaitement maîtrisée. Une voix à l'image de son propriétaire, avec un léger accent traînant, mais tout sauf désagréable. La fillette regarda autour d'elle, comme pour s'assurer qu'il n'était pas en train de s'adresser à quelqu'un d'autre. Mais non, c'était bien à elle qu'il s'était adressée !

    -Comment t'appelles-tu, petite ? demanda-t-il.

    Avant que Lucie ne puisse réponde sa mère, dont elle serrait toujours la main, s'avança comme pour se mettre entre le soldat et sa fille, et foudroya l'homme du regard. Elle était passée experte dans l'art de décocher des regards noirs à tous ceux qui avaient le malheur de l'agacer et, sans trop savoir pourquoi, elle se sentait particulièrement agacée par cette homme.

    -Et qui êtes-vous ? ee questionna-t-elle d'un ton acerbe à l'adresse du grand blond. Vous vous conduisez toujours de cette manière avec des gamines inconnues ?

    -Ma dame, fit-il en se redressant d'un coup avec adresse. Je suis le caporal André Ladislas Montauban Velázquez, et je me conduis ainsi avec tout le monde. Et j'ajouterai que vous êtes la digne beauté que je ne fais que percevoir chez votre fille.

    Un peu plus loin, la femme soldat au côté de qui il marchait tantôt leva les yeux au ciel et poussa un profond soupir. Quant à la mère de Lucie, elle ne se laissa pas troubler par l'attitude de l'homme, et ne se fit pas prier pour le lui faire savoir :

    -Et bien, caporale Velázquez, je vous prierais, vous ainsi que tous vous prénoms, de ne pas importuner les jeunes filles. Je suis sûr que l'armée à mieux à faire de vous.

    -Croyez moi madame, on essaie, intervint la femme avec un air d'excuse sur son visage délicat. A côté de Velázquez, elle paraissait plus petite encore, mais elle ne semblait pas plus déplacé que lui dans son uniforme. Ses cheveux auburn étaient ramassés dans un petit chignon de type réglementaire, et elle avait des yeux noirs très expressifs, pour l'instant très occupés à faire preuve d'une certaine lassitude contrite. Je vous prie d'excuser le caporal Velázquez s'il s'est montré importun. Je crains qu'il n'en ait fait sa spécialité.

    -Sam ! C'est ainsi que tu me vois, après tout ce temps ? riposta Velázquez, l'image même de la fierté blessée.

    -Ce n'est rien...

    -Hey, Velázquez, Jo6nes ! On se bouge, oui ?

    La grosse voix de stentor qui venait de retentir appartenait à l'officier du détachement, revenu quelques pas en arrière tandis que le reste de ses hommes observait la scène en souriant. Il devait avoir entre quarante et cinquante ans, c'était difficile à dire, avec le visage dur et buriné qu'était le sien. Il avait des rides profondes et des yeux légèrement enfoncés au-dessus de son nez d'aigle ; il n'était sans-doute pas considéré très beau par quiconque, mais il possédait les yeux les plus bleus et les plus intenses que Lucie avait jamais vu. Et, à sa façon, il était encore bien plus impressionnant que le caporale Velázquez.

    -Oui major ! Le soldat Jones décocha un coup de coude dans les côtes de Velázquez. Allez André, on y va ! M'dame, mamzelle. Elle porta deux doigts à son front pour un salut poli et s'apprêta à tirer le soldat blond à sa suite, mais ce dernier s'accroupit devant Lucie, mit la main derrière son oreille et fit mine d'en sortir un bonbon à l'orange, enveloppé dans son petit emballage blanc. Et si Lucie ne fut guère impressionnée par le tour, elle accepta la friandise de bon cœur et avec un sourire. Les oranges comme les bonbons étaient rares.

    -Merci.

    -De rien, ce fut un plaisir... Tu ne m'as toujours pas dit comment tu t'appelles ?

    -Lucie. Lucie Robbins.

    -Et bien ce fut un plaisir, Lucie Robbins. Il lui fit un autre clin d’œil puis se releva avant de saluer comiquement la mère de Lucie, la main sur la tempe : Vous de même, ma dame.

    Après un dernière sourire flamboyant, il emboîta le pas du soldat Jones et rejoignit le reste de ses camarades sous le regard sévère du major. Ce dernier dirigea brièvement son regard bleu si perçant sur Lucie et sa mère, et la fillette se sentit frissonner. Puis les soldats reprirent leur route, silhouettes de couleurs parmi la mare plus terne des vêtements du commun. Délicatement, sans se presser, Lucie déballa son bonbon et le mit dans sa bouche, avant de ranger le papier froissé dans la poche de son manteau de laine.

    -Il y a des gens impossibles...lança sa mère, et Lucie hocha distraitement la tête, très occupée à savourer le goût de l'orange et du sucre. Pour sa part, elle ne les avait pas trouvés si désagréables que ça ; ils étaient même plutôt intéressants ! Mais la mère partageait rarement les points de vue de sa fille sur ce qui pouvait être intéressant. Martha Robbins était pourtant une bonne âme, mais elle le dissimulait sous un tempérament méfiant qui lui avait permis de traverser bien des épreuves. Pour le reste, elle ressemblait beaucoup à sa fille : toutes deux avaient de longs et très minces cheveux blonds très clairs, la peau pâle et les yeux bleus, et toutes deux étaient de stature délicate, à la manière d'oiseaux un peu fragiles. Mais derrière cette apparence délicate se cachait chez l'une comme l'autre un caractère affirmé, caractère qui était l'apanage des femmes Robbins, comme aimait souvent à le répéter Martha en souriant. Encore jeune -elle dépassait à peine la trentaine- Martha avait réussi à avancer seule dans la vie en refusant de se laisser marcher sur les pieds et en évitant de piétiner ceux des autres. Tâche qui s'était révélée être plus délicate -mais aussi plus gratifiante- avec l'arrivée de cette petite fille curieuse qu'était Lucie. Et qu'elle était bien détermine à continuer d'accomplir au mieux de ses possibilités. Voilà pourquoi elles se retrouvaient aujourd'hui toutes les deux sous le dôme bétonné de la Grande Gare, avec tous ce qu'elles possédaient dans deux valises usées. Elles allaient partir pour Haven.