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  • Lucie 55

    Deux pages pour ce dimanche!^^

     

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    Autour d'eux, plusieurs échangèrent des regards surpris, mais ce fut celui de Delgado qui intéressa Adams. Quelque chose avait tressailli suite à sa question, quelque chose d'involontaire que le prêtre n'avait pu contenir, et encore moins dissimuler. Comme de l'incrédulité d'avoir été démasqué, suivie de la colère. Le rouge monta aux joues pâles du prisonnier, et il parut un instant sur le point de sombrer à nouveau dans la rage la plus folle. Ravert et Velázquez braquèrent aussitôt leurs armes sur lui, mais leur officier leur fit signe d'arrêter. En effet, Delgado resta assis, et son action la plus offensive fut de serrer les poings jusqu'à s'entailler la paume de ses mains avec ses ongles. Mais il avait repris contenance, curieusement, et il cligna des yeux plusieurs fois, comme s'il se réveillait après une nuit difficile.

     

    -Seigneur, je me suis emporté, cette fois...

     

    -Diego ? Vous comprenez ce qu'on vous dit ?s'enquit John Horst.

     

    -Je ne suis pas stupide, Horst. Au contraire de vous tous ici. J'ai simplement repris le contrôle. Oh, ne me regardez pas comme ça, n'allez pas non plus vous amuser à croire que j'ai été possédé, ou que sais-je encore. Je sais parfaitement ce que j'ai fait, j'ai seulement... manqué de retenue quand j'ai vu les marques de madame Miguel. Il serait plus humain de mettre fin à ses souffrances tout de suite. Ce qui lui arrive n'est qu'un des premiers symptômes de la fin qui nous menace tous.

     

    -Et donc, c'est pour cela que vous avez saboté le train ?reprit le major Adams d'un ton égal, toujours aussi calme.

     

    -Comment avez-vous su ?

     

    -Parce que vous me l'avez confirmé. Je n'étais sûr de rien, mais je me suis dit que j'allais tenter ma chance. Et puis, je ne me fie pas aux coïncidences.

     

    -Rien que ça ? Delgado poussa un petit reniflement de dédain, mais hocha quand même la tête, comme pour concéder un point au militaire. Votre instinct ne vous a pas trompé. Mais rien n'aurait dû se passer ainsi. Ma mission était de stopper ce train avant qu'il n'atteigne Haven, dans l'espoir de le pousser ensuite à faire demi-tour, une fois les secours arrivés. Ou de retarder le plus possible son arrivée à bon port. Personne n'était censé être blessé.

     

    -Blessés ? Des gens sont morts, Diego !

     

    -Je sais, John, et je le déplore. Mais je ne suis pas responsable de l'attaque de ces choses, ou de l'absence de communication de la part des complexes. J'ai seulement rempli la mission qui m'avait été confiée, pour la cause.

     

    -Quelle cause ?

     

    -Vous aimeriez bien le savoir, hein, major ? Si ça se trouve, vous en savez déjà plus que vous ne le montrez. L’Hégémonie n'envoie pas de plus en plus d'escouades et de personnel à Haven sans raison. Le tout dans l'intérêt de la civilisation, sans doute. Les miens et moi, nous agissons dans l'intérêt de l'humanité, et de son salut. Il se passe des choses dans ce monde que l'homme ne doit pas chercher à comprendre ; la surface et sa lumière trompeuse ne sont pas pour nous. Pas alors qu'elle s'insinue jusque dans nos rêves. Personne ne peut la contrôler, et les gens de Haven sont fous d'essayer !

     

    -Mais de quoi vous parlez, à la fin ?

     

    -Vous ne comprendriez pas, John. Pas vous, le vieux prêtre sympathique, bon vivant, toujours prêt à offrir son aide, le cœur sur la main. Près de trois fois plus vieux que moi, et trois fois plus naïf !

     

    -Arrêtez ça, vous deux, les coupa le major. Le sabotage, Delgado, comment vous y êtes vous pris ?

     

    -Mes responsables m'ont fourni les plans et les consignes nécessaires pour stopper le train. J'ai accédé aux machines grâce à la complicité d'un de vos hommes, que nous avons grassement payé.

     

    -Moore.

     

    -Moore. Vous n'êtes pas surpris, c'est que vous savez sans doute à quel point cet homme était corrompu.

     

    -Peut-être, mais c'était l'un des nôtres. Malgré tout.

     

    -Pour ce que ça lui aura servi... Mais son sort n'a pas d'importance, pas plus que le nôtre, je suis en train de m'en rendre compte. Ce n'était pas censé se passer comme ça, nous devrions avoir été secourus maintenant, mais je commence à me demander si mon action n'a pas été que le début d'une chaîne d'événements plus grands, mise en branle par mes supérieurs. Qui sait ce qui se passe à Haven en ce moment même, d'autant plus maintenant que le lien que nous représentons est coupé.

     

    Plusieurs des civils parurent inquiets à cette idée et Ed Travers bondit aux côtés du major, rouge de colère :

     

    -Non mais vous allez l'écouter parler encore longtemps ? Ce fou dangereux nous a mis dans cette situation de mort certaine pour je ne sais quelle raison mystique idiote, ou je ne sais quoi, et vous ne réagissez pas plus ? J'exige que vous l'enfermiez quelque part ! Ou que vous le jetiez dehors, il est trop dangereux pour rester avec nous !

     

    -J'ai cru mal comprendre, Travers. J'ai cru que vous exigiez quelque chose de ma part.

     

    -Ne fous foutez pas de moi, Adams ! Et rien ne nous dit qu'il n'a pas d'autres complices, peut-être même parmi vos précieux soldats ; il y en avait déjà un de pourri, alors pourquoi pas les autres ? Si ça se trouve, vous êtes même l'un des principaux responsables de tout ce merdier ! Je...

     

    Travers fut couper dans on élan quand Canton Adams se redressa d'un bond avant de venir serrer sa main autour de son cou. Il rapprocha le rouquin paniqué de son visage, et se mit à parler d'une voix si calme qu'elle n'en était que plus menaçante, comme si chaque mot n'était tranquille que pour mieux dissimuler la menace qui se cachait derrière :

     

    -Écoutez moi car je ne me répéterai pas. Si vous intervenez une fois de plus dans mon interrogatoire, c'est vous que j'enfermerai dans le premier compartiment à bagage venu. Peut-être même que je vous jetterai dehors comme vous dites, après tout vous pourriez très bien être vous même un des complices en question et tout faire pour éviter que les soupçons ne tombent sur vous, non ? Mais je ne le pense pas, vous êtes trop bête pour cela. Ce qui ne m'empêchera pas de vous tenir à l’œil et de vous dire de la fermer, parce que je ne vous laisserai pas semer votre paranoïa de merde dans notre petit groupe, vu ? Adams serra plus fort, sans non plus étrangler Travers, et commença doucement à le soulever un peu du sol. Vu ?

     

    -V...vu...

     

    -Bien. Ravi que nous nous comprenions enfin. Maintenant, on va s'installer hors de ma vue et on se tait.

     

    Adams ne lui jeta même pas un dernier coup d’œil quand l'autre, piteux, alla s'isoler à l'extrémité du wagon. Comme si rien ne s'était passé, le major s'assit à nouveau à côté de Horst, face à Delgado, et reprit la conversation précédente le plus naturellement du monde.

     

    -Nous disions donc, mon père ?

     

    -Rien de plus, major. Je n'ai rien de plus à vous dire. Je ne suis qu'un instrument. Un instrument volontaire, mais je ne sais rien de plus. Seulement mes ordres directs, et ce que je vois dans mes rêves. Ce que plusieurs d'entre nous voient dans leurs rêves, des rêves qui vont jusqu'à s'infiltrer dans l'esprit fragiles des enfants, comme celui de cette fillette. Le prêtre fixait maintenant Lucie, et leva les yeux pour rencontrer ceux de sa mère. C'est pour son bien à elle, ainsi que celui de tous, que j'agis !

     

    -De quoi... Lucie, de quoi parle-t-il ?

     

    L'enfant passa de sa mère à Delgado, de Delgado à sa mère. Elle semblait curieusement calme étant donné la situation.

     

    -Il parle des rêves bleus. On en a parlé avant que le train s'arrête, quand on s'est vus quand j'explorais le train.

     

    -Quand vous vous êtes... Une petite minute...

     

    Martha confia Lucie à Sam Jones et se dirigea droit vers Delgado. C'était un spectacle terrifiant que de voir monter la fureur sur le visage de Martha Robbins, une ire flamboyante, explosive, qui devenait une rage glacée et implacable au moment où elle venait étinceler dans ses yeux.

     

    -Martha...commença Adams, qui se releva et voulut lui prendre le bras, mais elle ne le laissa pas finir, le repoussant d'une petite tape.

     

    -Vous...fit-elle à l'adresse de Delgado. C'est vous qui avez refermé derrière ma fille, et qui l'avez laissée toute seule, bloquée !

     

    -Ce n'était pas prévu. Mais je ne pouvais pas courir le risque qu'elle vienne raconter à tout le monde qu'elle m'avait vu revenir des profondeurs du train.

     

    -Elle aurait pu mourir ! Espèce de sale petite ordure !

     

    Joignant le geste à la parole, elle frappa le visage du prête d'une gifle violente qui laissa une marque rouge profondément imprimée sur la joue de sa victime. Elle fulminait, mais accepta de se laisser conduire à l'écart par Adams et Horst.

     

    -Il n'en vaut pas la peine, Martha.

     

    -Peut-être, mais ça va mieux.

     

     

     

  • Lucie 54

    Comme toujours, ce sont les jours où je dois me plus le forcer pour m'y mettre que j'arrive à écrire le plus. Deux pages pour le passage du jour, donc!^^

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    -Je ne comprends plus rien, maugréa Arthur Kent, les bras croisés sur la poitrine. Il avait la fâcheuse impression d'avoir été précipité au sein de l'histoire la plus folle, une histoire sur laquelle il n'avait aucun contrôle. Comme la plupart des événements qui survenaient dans sa vie et le laissaient généralement plus confus qu'autre chose. C'était peut-être pour cela qu'il aimait tant écrire ses propres histoires, cela lui donnait le sentiment d'avoir au moins un monde qu'il comprenait, et duquel il décidait la moindre des directions. Seulement, même dans ses histoires, il se produisait rarement des catastrophes comme celle qui se succédaient depuis qu'il était monté à bord de ce fichu train. Un danger en cachait sans arrêt un autre, et il se demandait ce qui allait bien leur tomber sur la tête maintenant que le premier d'entre eux avait manifestement perdu la raison. Et que cela soit arrivé à l'un des plus réservés d'entre eux, le tranquille père Delgado, n'augurait rien de bon pour la suite. Arthur avait beau fouiller sa mémoire, il ne se rappelait pas avoir vu le moindre signe avant-coureur de la folie qui avait soudainement saisi le prêtre. Ce dernier s'était peu mêlé aux autres, et il ne s'était guère montré aimable, mais ce n'était pas une raison pour se conduire ainsi. Même si, en y repensant, il y avait toujours eu quelque chose chez lui qui faisait froid dans le dos. Quelque chose dans ses yeux, peut-être, une intensité presque maladive. Mais cela n'aurait pas été la première fois que l'imagination d'Arthur lui aurait joué un tour, et il n'était plus sûr de rien. Bon, il ne l'avait jamais vraiment été au cours de son existence, mais c'était là un sentiment qui atteignait de nouveaux sommets.

     

    -Moi non plus, renchérit Kenneth Marsters. Ou du moins, je ne comprends rien qui ait du sens. Rien de logique, et j'ai basé ma carrière sur un enchaînement logique des choses. Là, j'ai l'impression d'être face à un puzzles dont on aurait mélangé les pièces avec plusieurs de ses semblables. Quand on y réfléchit vraiment, rien de tout cela ne s'additionne, comme si tout ceci n'était finalement qu'un fâcheux concours de circonstances.

     

    -La faute à pas de chance ?

     

    Kenneth ne répondit pas tout de suite, une main sur le torse, là où sa blessure le démangeait à travers ses couches de vêtements. Il semblait regarder au-delà de ce qui se trouvait devant lui, à la recherche d'une solution qui lui échappait. Puis il finit par rendre les armes, poussant un soupir :

     

    -Ouais, quelque chose comme ça. Je n'avais jamais vraiment cru en la chance -ou son absence- mais depuis hier, je crois que je n'ai pas d'autre choix que de revoir mon opinion sur la question. Tout ce que je voulais, c'était profiter des installations de Haven, poursuivre mes recherches, peut-être même faire du travail sur le terrain...

     

    -Pour ça, vous êtes servi.

     

    -Plus que je ne le voudrais. Mais mon travail aurait été basé sur ce que nous pensions tous connaître de cet endroit, sur la logique que nous lui prêtions, et je réalise que nous ne connaissons ce monde que très peu malgré les siècles que l'Hégémonie y a passé. Et je me demande si, en y accordant plus d'attention, nous aurions pu prévoir le cours que les événements ont pris ces derniers temps.

     

    -Qu'est-ce que vous voulez dire par là ?

     

    Kenneth fronça les sourcils, comme s'il s'en voulait à lui-même, puis lâcha un deuxième soupir, suivi d'un mince sourire :

     

    -Je n'étais pas censé en parler -ça faisait partie de mon contrat, du contrat de tous ceux qui vont travailler dans certains postes sensibles à Haven- mais il se passe des choses étranges à la surface depuis quelques temps. Des choses qui inquiètent assez les hautes sphères de l'Hégémonie pour qu'elles développent enfin un complexe comme Haven. Ce dernier est en train de se transformer en un véritable poste d'écoute de notre monde.

     

    -Et dans ce poste d'écoute, vous n'avez jamais entendu parlé d'infections bizarres ou de lézards géants mangeurs d'hommes ?

     

    -Si c'est le cas, on ne m'a encore jamais soumis ces données.

     

    -Elles étaient peut-être là depuis longtemps, seulement nous ne leur avons jamais accordé l'attention qu'elles méritent.

     

    -Cette fois, c'est moi que vous intriguez, Arthur.

     

    -Les légendes, les vieilles histoires transmises depuis l'époque de la colonisation. Je ne peux m'empêcher d'y trouver quelques échos avec ce qui nous arrive aujourd'hui.

     

    -Je ne m'y connais pas vraiment sur le sujet, mais je ne serais pas surpris d'apprendre que vous avez raison. Des choses plus surprenantes se sont produites. Et dans vos histoires, il y a quelque chose qui pourrait expliquer pourquoi notre bon père Delgado aurait tout à coup péter un plomb ?

     

    -Je ne suis pas sûr. Peut-être... Des histoires sur la déraison qui aurait touché des ouvriers et des explorateurs, à notre arrivée sur Éclat. Qui nous auraient poussé à trouver refuge sous la surface et à ne plus se préoccuper du dehors.

     

    Les deux hommes firent silence et, comme la plupart des autres passagers, observaient d'un air sinistre Diego Delgado. L'homme était calme, maintenant, et se contentait de rester assis sur un siège, presque apathique. Les soldats lui avaient liés pieds et mains et deux d'entre eux se tenaient à ses côtés en permanence. Canton Adams dit quelque chose dans la radio que lui avait donnée Ravert avant de l'éteindre et de la confier à nouveau au soldat, puis il vint s'asseoir face au jeune prêtre. D'un signe, il demanda à Horst de le rejoindre, et Martha Robbins et Ed Travers se rapprochèrent également. Martha ne lâchait plus Lucie, qu'elle tenait serrée contre elle, et Travers était plus agité que jamais. Le major, lui, restait parfaitement calme, une expression imperturbable sur son visage buriné par les épreuves tandis qu'il rivait ses yeux bleus dans ceux, sombres et luisants, de Delgado.

     

    -Mon père, commença-t-il, il faut que vous m'aidiez à comprendre. Vous m'avez tout l'air d'un jeune gars plutôt sensé, pas du genre à monter les tours sans une très bonne raison, aussi j'aimerais comprendre ce qui a pu vous pousser à agir ainsi.

     

    -Diego, vous pouvez tout nous dire. Vous devez tout nous dire. Nous sommes là pour vous aider, renchérit John Horst d'une voix douce, rassurante. Il était sincèrement affecté par l'état de son jeune collègue, et il s'en voulait énormément de n'avoir décelé aucun signe de sa folie. Oui, le garçon lui avait toujours semblé un peu étrange, réservé ; trop peut-être. Dieu seul savait ce qui avait pu se passer derrière ces yeux sombres...

     

    Pour toute réponse, Delgado se contenta de les regarder en retour, inexpressif. Après le déchaînement dont il avait fait preuve alors que les autres essayaient de le maîtriser, le voir aussi calme avait quelque chose de presque menaçant. Les soldats, notamment, attendaient de lui à tout moment qu'il se remette en rage et se tenaient prêts, armes à la main. Mais toute fougue semblait avoir déserté le prêtre. De temps en temps, ses lèvres remuaient doucement, et l'on pouvait deviner les mêmes mots qu'il prononçait sans-cesse depuis sa capture.

     

    -Vous avez voulu vous en prendre à une vieille femme souffrante, et pour ce faire vous n'avez pas hésité à résister à mes hommes, et ce dans l'exercice de leurs fonctions. C'est quelque chose de plutôt grave en soi, mais d'autant plus périlleux dans la situation dans laquelle nous nous trouvons, reprit Adams.

     

    -...le rêve bleu... Vous ne comprenez pas...

     

    -De quel rêve parlez-vous, Diego ? s'enquit Horst.

     

    -Le seul qui compte... Celui qui vient du ciel et qui m'a choisi... Non, vous ne comprenez pas...

     

    -Du ciel ? Expliquez-vous mon garçon, pour votre propre salut !

     

    Mais Delgado ne répondit rien d'autre et entreprit à nouveau de regarder droit devant lui, inexpressif et immobile. Horst voulut dire autre chose, mais Adams l'arrêta, une main sur son bras, et se pencha en avant, amenant son visage droit devant celui de Delgado. Quelques centimètres à peine les séparaient.

     

    -Dites moi, mon père, commença le major, qui avait visiblement une idée derrière la tête. Est-ce que c'est un rêve qui vous a aussi poussé à saboter ce train ?

     

     

     

  • Lucie 53

    Un nouveau p'tit passage!

     

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    De son côté, Daniel Grümman ne comprenait pas grand chose non plus. Et il n'aimait pas ça. Vraiment pas. Depuis le début de cette histoire, il avait la fâcheuse impression d'être relégué au rang d'un spectateur impuissant tandis que tout s'écroulait autour de lui. Il avait toujours été celui qui avait le contrôle de la situation, c'était ainsi qu'il fonctionnait. Voilà pourquoi il appréciait autant la tâche qui lui avait été confiée le jour où on lui avait officiellement remis les commandes du train. C'était le travail parfait, et il avait su que c'était quelque chose dont il avait toujours rêvé sans vraiment le savoir le moment même où il s'était assis sur le siège de conducteur. Il avait débuté ce jour-là la plus grande histoire de son existence. Ce qui n'avait pas échappé à sa femme, qui aimait à le lui rappeler régulièrement de manière au moins aussi amusée qu'agacée. Elle disait souvent qu'elle passerait toujours en second, une escale bienvenue entre deux voyages à la surface. Et Daniel ne pouvait décemment pas la contredire. Mais contre toute attente, c'était ainsi qu'ils fonctionnaient le mieux. L'un comme l'autre avaient toujours été de ceux qui se dédiaient corps et âme à leur devoir, et s'ils étaient faits pour s'aimer, ils n'étaient pas fait pour vivre ensemble en permanence. Cela avait surtout été plus dur pour les enfants, mais ils avaient grandi, et ils s'en sortaient au moins aussi bien que leurs parents, voir mieux. C'était tout ce que Grümman leur souhaitait, ne désirant nullement pour eux la vie qu'il avait choisie de mener. Ils faisaient partie de la nouvelle génération, du sang neuf dans les veines de l'Hégémonie, et Grümman en éprouvait une immense fierté. Et il pouvait maintenant se consacrer entièrement à sa tâche.

     

    Il avait apprivoisé la routine de ses voyages, une routine qui lui rappelait celle qu'il avait connu au temps de sa carrière militaire. Il aimait les habitudes d'une machinerie bien huilée, et si cela ne l'empêchait pas de penser par soi-même, cela lui donnait l'impression d'appartenir à quelque chose de plus grand. Lui donnait le sentiment d'être utile, même à une échelle réduite ; plus il vieillissait, plus ce sentiment lui était agréable. Et ce train, qu'il connaissait maintenant depuis vingt ans, était devenu une véritable extension de lui-même. Il ressentait chaque grincement du métal dans ses os, chaque sursaut des moteurs dans son cœur, et il lui suffisait de fermer les yeux pour visualiser dans les détails les moindres recoins de chaque voiture. C'était comme porter une seconde peau qui allait bien au-delà de son uniforme de conducteur, et sans laquelle il ne s'imaginait plus vivre désormais. Voilà pourquoi il se sentait aussi démuni à l'idée de ne pas avoir compris ce qui s'était passé, et de n'avoir rien pu faire pour l'empêcher. Il se sentait trahi, et il avait aussi l'impression d'avoir trahi tous ceux dont il avait la charge à bord. Et plus difficile encore, il avait l'impression d'avoir trahi son devoir. Celui auquel il avait décidé de dédier le reste de sa vie. Et il était incapable d'y faire quoi que ce soit. Il ne pouvait que contempler, impuissant, les événements s'aggraver, autour de lui. Et à chaque fois qu'un nouveau système du train perdait de la puissance, ou menaçait carrément de rendre l'âme, il lui semblait qu'un de ses propres organes lui faisait défaut. Et il était maintenant intimement persuadé que tout cela résultait d'un sabotage. Le train était peut-être très vieux, et jamais à l'abri d'une défaillance ou une autre, mais pas comme cela. Quoi qu'on ait infligé à ses moteurs -son véritable cœur, pourtant sensé être à l'abri dans la voiture qui lui était dédiée- cela était la source de tous les problèmes que le véhicule ne cessait de rencontrer. Outre les inconvénients mineurs, comme les lumières qui fluctuaient ici et là -ou s'étaient carrément éteintes dans certains wagons- et les caméras qui prenaient le même chemin, d'autres problèmes plus sérieux menaçaient de survenir : le chauffage, notamment, était la cible d'une baisse de régime inquiétante. Certains wagons en étaient maintenant totalement privés, et Grümman faisait de son mieux pour endiguer l'avancée des dégâts. Si les moteurs étaient le cœur du train, la voiture de tête en était le système nerveux et donnait au conducteur les dernières bribes d'un contrôle de plus en plus restreint. Et il y avait autre chose encore, comme l'intime conviction d'un problème encore plus grand. Daniel Grümman pouvait le sentir, ses os lui faisaient mal, et il avait toujours fait confiance à son instinct pour tout ce qui concernait le train, son vieux compagnon. C'était comme si ce dernier était conscient, essayant de lui hurler quelque chose, et Grümman n'arrivait pas à le comprendre. Avalant une gorgée d'un café désormais tiède, il se grattait nerveusement la barbe, se demandant s'il allait lancer un nouveau diagnostic de ses systèmes quand il vit du coin de l’œil l'agitation qui régnait dans le wagon des passagers, sur son petit écran de surveillance. Qu'est-ce qui pouvait bien se passer encore ?