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  • Lucie 88

    Un passage dominical, y a pas d'raison!^^

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    -Canton, est-ce que c'est vous ?

    La silhouette de Martha Robbins se découpa dans le brouillard, et Canton Adams se dit qu'il aurait préféré qu'elle ne le retrouve jamais dans cet état. Assis par terre adossé à un arbre, il tenait sa cheville gauche à deux mains. Il leva la tête, usant de toute sa volonté pour masquer sa honte et la douleur qu'il ressentait.

    -Qu'est-ce qui vous est arrivé ?

    -Je me suis pris les pieds dans une congère. La neige a cédé sous mon poids, et je me suis tordu la cheville. On n'y voit rien, dans ce foutu brouillard...

    Il n'était décidément pas fier de lui du tout. Il était censé être celui qui les guidait tous, pas rester les fesses dans le froid ! Il essaya de se relever, mais il dut abandonner presque aussitôt, la douleur étant bien trop importante. Il pensa à Sungmin, qui aurait aussitôt eu de quoi lui permettre de tenir le coup, mais cela lui fit encore plus mal.

    -Laissez moi vous aider.

    Martha se pencha vers lui et lui tendit un bras. Il pouvait lire l'inquiétude sur son visage -l'inquiétude pour sa fille- mais il vit aussi sa détermination, et il sut que jamais elle ne le laisserait derrière. Ce n'était tout simplement pas ainsi qu'elle fonctionnait. Il hocha la tête dans un remerciement muet, et accepta son aide. A eux deux, ils arrivèrent à le redresser tant bien que mal, et il pouvait maintenant rester debout tant qu'il ne mettait pas trop de poids sur sa jambe blessée.

    -Vous pouvez marcher ?

    -Il le faut. Je suis désolé, Martha.

    -Ne dites pas de bêtises. Vous avez entendu Travers ?

    -Je me dirigeais vers lui, du moins j'espère que la direction est bonne.

    -Alors allons-y.

    Martha n'avait pas besoin de parler de Lucie, Canton pouvait bien voir que l'enfant occupait toutes les pensées de sa mère. Mais pas plus qu'elle ne pouvait laisser Adams derrière, elle ne pouvait pas non plus abandonner qui que ce soit qui était en danger. Et peut-être...peut-être que Ed Travers avait trouvé sa fille, elle essayait de s'en persuader. Et le major sut qu'il faisait de même. Alors ils remirent en route dans la direction des cris, l'homme s'appuyant sur la femme pour avancer, priant pour qu'ils n'arrivent pas trop tard.

    * * *

    Perchée sur son petit rebord glacé, Lucie n'osait pas bouger un seul muscle, de peur de perdre son appuis. Mais plus que la peur, c'était la honte qui pesait sur son esprit, à la manière du major Adams. Elle était mortifiée de ses actions, et des conséquences que ces dernières risquaient d'avoir pour les adultes qui l'accompagnaient. Elle s'était éclipsée comme une voleuse, sans rien dire, parce qu'elle était persuadée de ne courir aucun danger dans ce monde qui la fascinant tant, et parce que l'attrait du brouillard avait été trop fort. Quand elle s'était mise en route, ce fut comme si ce dernier l'enveloppait pour mieux la guider, et pas un seul instant elle n'avait pris la peine de penser. De vraiment penser. Elle avait suivi son instinct, et ce au détriment de tous. De sa mère, qui devait être folle d'inquiétude. De colère contre elle-même, Lucie serra ses petits points et se mordit la lèvre. A peine trembla-t-elle qu'elle entendit la glace craquer, et elle se força de nouveau à rester immobile.

    Pourtant, quelques minutes plus tôt, tout lui avait semblé tellement juste, tellement logique ! Elle ne comprenait pas pourquoi les autres avaient aussi peur de cet endroit, quand pour elle il n'était qu'une promesse de découvertes et de merveilles. Elle s'était crue invincible, comme lorsque le train avait été stoppé et que les créatures avaient attaqué. Lucie ne s'était pas sentie menacée, et elle-même ne savait pas pourquoi. C'était...comme ça, voilà tout. Elle n'était pourtant pas dépourvue d'un sens du danger, ni de bon sens -surtout pour son âge- mais c'était comme si son corps avait réagi avant son cerveau. Et celui-ci commençait doucement à reprendre un peu le contrôle, et à se poser des questions. Lucie était très douée pour se poser des questions. Par exemple, pourquoi était-elle si sûre que la surface ne lui voulait aucun mal ? Et pourquoi pensait-elle à la surface ainsi, comme à une personne plutôt que ce qu'elle était réellement, à savoir... et bien, Lucie ne savait pas. En fait si, elle avait l'intime conviction de le savoir, et c'était tout. Et dans sa fierté, ivre d'un tel sentiment d'immunité, elle avait cru pouvoir s'en sortir quoi qu'il arrive. Elle s'était trompée. La surface avait beau ne lui vouloir aucun mal, quel qu'en soit le concept qu'elle s'en faisait, mais ça n'empêchait pas Lucie de se faire du ma de son propre fait...comme en ne faisant pas attention où elle mettait les pieds.

    Elle pouvait entendre monsieur Travers remuer au-dessus d'elle. En levant la main, elle aurait pu toucher ses jambes, mais elle n'osait toujours pas bouger. Elle était terriblement inquiète pour l'homme qui lui avait confié sa musique, et s'en voulait énormément de le savoir dans une situation pareille par sa faute. Elle ne savait pas que faire, se sentait terriblement impuissante et, pour la première fois depuis le début du voyage, elle avait vraiment peur.

    -Lucie, tiens bon, on va trouver quelque chose... La voix de monsieur Travers se voulait rassurante, mais Lucie pouvait deviner la tension qui l'agitait. L'homme avait l'air de lutter de toutes ses forces pour rester cramponné au bord de la falaise, et il n'avait pas plus d'idées que Lucie sur la manière d'agir.

    Inspirant profondément, elle joignit ses cris aux appels désespérés d'Ed Travers.

     

    * * *

     

    Arthur Kent courrait sans s'arrêter, malgré le souffle qui commençait à lui manquer, un point de côté et le froid qui lacérait ses poumons à chaque inspiration. Le rayon de sa lampe, agitée dans tous les sens par sa course, balayait le brouillard et la nuit droit devant lui. Il pouvait entendre une nouvelle voix se mêlant à celle de Travers, la voix d'une petite fille. Ses lunettes tressautant sur son nez rougi, il se focalisait entièrement sur l'origine des hurlements. Plus rien d'autre ne comptait, même pas la peur qui lui nouait l'estomac.

    Plus loin, Canton Adams et Martha Robbins avançaient eux aussi de toutes leurs forces.

     

    * * *

     

    Ed Travers entendit hoqueter Lucie de terreur, et il sut pourquoi quand le grincement qui secouait le rebord monta jusqu'à lui. Même si la gamine faisait tout son possible pour ne pas bouger, la glace allait finir par céder. C'était sans-doute une question de minutes, voir de quelques dizaines de secondes. Ils n'avaient tous deux plus de temps à perdre. Le responsable des passagers n'en menait pas large non plus : une main fermement accrochée à la prise qui lui avait sauvé la vie, il avait réussi à saisir une racine de sa main libre. Mais il savait maintenant que le bois n''était pas fiable, et il s'attendait à ce qu'il se brise entre ses doigts à tout instant. Et il avait beau s'époumoner pour appeler à l'aide, personne n'était sur place. Il ne savait pas combien de temps il tiendrait ainsi, seul et suspendu dans le vide. Il avait plus d''une fois songé à utiliser ses dernières forces pour se hisser d'un grand coup dans le but de remonter : après tout il était encore bien assez haut pour réussir à se laisser retomber sur le sommet. Ce n'était pas l'envie qui lui en manquait, terrorisé comme il l'était, mais il ne pouvait tout simplement pas laissé Lucie comme ça.

    Maudite gamine.

    Soufflant entre ses dents, il pesait les options qui lui restaient, de moins en moins nombreuses et toutes extrêmement dangereuses. Mais s'il voulait aider la petite, il ne lui en restait au final plus qu'une seule. Il se maudit à voix basse, puis essaya d'adopter son ton le plus rassurant, celui qu'il utilisait toujours pour calmer les voyageurs à problèmes :

    -Bon, ça va aller. Écoute moi bien Lucie : je me tiens bien au bord, et toi tu vas devoir bien te tenir à moi. Tu vas très doucement te retourner et saisir mes jambes. Tu vas te servir de moi pour grimper, d'accord ?

    -Mais la glace va casser si je bouge trop...

    -La glace va casser si on attend trop longtemps, et je ne peux pas attendre trop longtemps. Je commence à être un peu fatigué, tu vois... Tu vas faire ce que je te dis, tu vas grimper, et tout se passera bien.

    -Mais...

    -Tu peux le faire, petite.

    -Et vous ?

    -Ne t'en fais pas pour moi. Commence à grimper, vas-y !

    Il y eut un silence, et Travers crut que Lucie allait refuser, les laissant tous les deux courir à leur perte, quand il sentit soudain des mains lui agripper les mollets, puis les genoux. L'enfant avec commencé son ascension, très lentement, sans mouvement brusque. Travers pouvait imaginer l'air concentré du visage de la fillette, et il s'en servit pour se donner du courage, lui qui n'en avait jamais beaucoup eu. Le poids de Lucie reposait maintenant presque entièrement sur lui, le tirant un peu plus vers le bas...et un terrible craquement retentit dans la nuit, accompagné du hurlement terrifiée de la fillette.

    -Lucie !

    Traver se sentit attiré dans le vide mais, contre toute attente, il tint bon, et il pouvait encore sentir la petite accrochée à ses jambes.

    -Petite, ça va ?

    -Oui.

    -Très bien. Très bien... C'est parfait. Continue, allez, tu peux le faire !

    Lucie ne perdit pas de temps, et continua de monter dans le dos de Travers. L'homme avait les muscles engourdis, et il peinait de plus en plus à maintenir sa prise, soufflant comme un bœuf. Mais il refusait de penser à autre chose qu'à l'enfant qui grimpait, il le devait.

    -C'est super, l'encouragea-t-il. Tu te débrouilles comme une cheffe... Fais gaffe à la casquette quand tu arriveras en haut, d'accord ?

    Il voulut continuer, mais la sensation de la racine qui commençait à craquer dans sa main l'en empêcha, et le remplit d'une terreur nouvelle. Vite, vite, pensait-il, craignant de perdre prise si le moindre son franchissait à nouveau ses lèvres. Lucie dérapa, et il la sentit serrer ses bras très fort autour de sa poitrine pour ne pas tomber, tirant un peu plus sur le bois gelé. Bon sang, à ce rythme, ils n'allait jamais y arriver, ils...

    -Oh hé !

    Une voix. Une lumière qui jaillissait au-dessus de leur tête.

    -Oh hé ! Lucie ? Travers ?

    -Kent ! Cette fois-ci, Ed ne s'empêchait pas de crier. Il le fallait. Kent, nous sommes là ! Prenez la gamine, grouillez-vous !

    Levant les yeux, Travers vit le visage inquiet d'Arthur Kent qui se penchait au-dessus du vie. En les apercevant, l'écrivain planta aussitôt sa lampe dans la neige :

    -Oh mon dieu ! Qu'est-ce que je peux faire ?

    -La gamine, prenez la gamine ! Lucie, grimpe, tu y es presque !

    L'enfant reprit son ascension, Travers pouvait maintenant sentir ses bras autour de son cou. Mais la prise était moins assurée, et il devinait que les forces de la petites déclinaient. Il ne lui restait plus qu'une chose à faire.

    -Attrapez la Kent, attrapez la ! Quoi qu'il arrive !

    De toutes les forces qui lui restaient, Ed Travers tira sur la racine et en profita pour se hisser vers le haut, mettant du même coup la petite à portée d'Arthur Kent. Il sentit un poids lui être ôté des épaules quand Arthur s'empara de l'enfant, et il sut qu'elle était en sécurité. Grâce à lui. C'était tout ce qui comptait quand la racine céda sous son poids, et qu'il se sentit basculer dans le vide. Dans un dernier coup regard, il vit le visage en larmes de Lucie Robbins couchée sur le sommet qui tendait désespérément les mains dans le vide, vers lui, tandis qu'Arthur Kent la retenait.

    Ed Travers, qui avait donné de la voix toute sa vie, ne cria même pas.

     

     

  • Lucie 87

    Et ça continue!^^

     

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    Ed Travers appela une nouvelle fois à l'aide, espérant que sa voix porterait à travers les arbres et le brouillard. Il se trouvait dans une situation des plus précaires, et il ne savait pas combien de temps il allait encore tenir...Quand le groupe s'était séparé pour partir à la recherche de la gamine, il avait erré d'abord sans grande conviction, terrifié de ce qu'il risquait de trouver au bout du faisceau de sa lampe torche. Sa casquette vissée sur la tête -qu'il ne l'ait pas perdue dans toutes ces aventures relevait du miracle!- il avait commencé par avancer prudemment, à l'affût du moindre bruit, du moindre mouvement suspect. Il n'avait d'abord eu aucune intention de payer de sa personne...et puis il avait pensé à Lucie. Réellement pensé à Lucie. Au fait que l'enfant avait sans-doute été la seule personne qui ne l'avait jamais rabroué depuis qu'il était monté à bord du train. Il se sentait responsable d'elle, et il comprit qu'il était après tout censé être responsable de tout le monde à bord. C'était lui, l'homme qui devait s'occuper des passagers lors de la traversée. C'était le poste pour lequel il avait travaillé dur, son ticket pour Éclat et un meilleur futur. Pas seulement pour lui, mais pour sa famille également. Il avait encore sa mère, et ses quatre sœurs. Ed avait été le petit dernier, le garçon de la famille, et toutes ces femmes s'étaient occupées de lui dès sa venue au monde. Il avait été entouré, presque étouffé parfois, mais il leur devait tout. Peut-être était-ce pour ça qu'il s'était ainsi laissé pousser par l'ambition. Mais maintenant qu'il se retrouvait loin de chez lui, à l'extérieur, il n'était plus si sûr de ses choix. Et s'il pensait autant à Lucie, perdue comme lui, c'était peut-être parce qu'il n'avait jamais eu de petite sœur, personne dont il aurait pu s'occuper en retour. Et cette enfant était perdue, seule, et il se devait de faire quelque chose.

    Il avait entendu quelque chose, un son faible et lointain, et il s'était précipité dans sa direction. Il n'avait plus peur -ou, plutôt, il avait mis sa peur de côté- et chaque seconde comptait, il en était sûr. Il avait couru comme un dératé, trébuchant dans la neige et manquant plus d'une fois se cogner contre un tronc noir jaillissant de la brume. Soudain il n'y eut plus d'arbres du tout, et ce fut l'instinct de Travers qui le sauva lorsqu'il stoppa net sa course : devant lui, il n'y avait plus que du vide. Ils avaient rejoint la forêt en gravissant une colline...et il était maintenant au sommet d'un véritable flanc de falaise. Prudemment, il s'accroupit dans la neige pour regarder en-bas, mais le brouillard empêchait de voir à quel point la chute serait profonde. Tendant l'oreille, il pouvait entendre un son étrange qu'il aurait aussitôt assimilé à un torrent s'il en avait déjà entendu un : il n'y avait pas de telles choses, entre les murs de béton du Complexe. Mais ce n'était pas le bruit qu'il recherchait : il écouta encore, jusqu'à ce que la petite voix recommence ses appels.

    Lucie.

    -Tiens bon petite ! Travers se pencha un peu plus, luttant contre un vertige naissant. Lentement, de peur de faire un geste trop brusque qui le précipiterait dans le vide, il dirigea le faisceau de sa lampe vers le bas, perçant le brouillard. Il l'arrêta deux mètres plus bas, sur une toute petite corniche qui dépassait de la paroi. Et adossée contre la falaise, la pointe de ses petits pieds dans le vie, l'enfant ne bougeait pas. Elle ne leva même pas les yeux quand elle entendit Ed. Elle se contenta de répondre, d'une petite voix calme :

    -Monsieur Travers, je crois que j'ai fait une bêtise...

    -Ça va aller petite. Ne bouge pas. Les autres arrivent, avec ta mère. Ils vont te sortir de là, tu vas voir !

    -la glace est en train de casser...

    -Hein ?

    Travers plissa les yeux pour mieux voir dans la lumière, et vit que le salut de Lucie ne reposait pas sur une saillie de la pierre mais sur un agrégat de glace. Et qui ne tiendrait pas indéfiniment, même sous le poids léger de l'enfant. Le responsable du train jura entre ses dents, regardant désespérément autour de lui. Les mains en coupe, il se mit à crier pour demander de l'aide, mais personne ne sortit des arbres pour venir l'aider. Ils étaient peut-être en chemin mais, pour le moment, il était seul.

    -Monsieur Travers ?

    -Ça va aller, répéta-t-il, essayant de s'en convaincre lui-même. Il déglutit sèchement, frottant ses mains gantées l'une contre l'autre. Il se sentait plus incapable que jamais, inutile et tout sauf à sa place.

    -Monsieur Travers ?

    Cette fois, l'appel de Lucie fut suivi d'un léger craquement qui résonna aux oreilles de Travers comme un coup de tonnerre. Et cela lui suffit pour se décider. Avec l'impression d'être un autre homme, il planta sa lampe dans la neige et, précautionneusement, s'accroupit et se mis dos au vide. Il chercha autour de lui jusqu'à ce qu'il trouve une souche dont les racines étaient plantées sur le borde de la falaise, et il s'y accrocha de toutes ses forces. Puis, lentement, très lentement, il se laissa glisser le long du bord, jusqu'à ce que ses pieds battent dans le vide. Terrifié, il continua pourtant de se laisser descendre.

    -J'arrive petite ! Tiens bon !

    Tiens bon. Il le disait autant pour lui que pour Lucie Robbins. Bon dieu, songeait-il, qu'est-ce que je suis en train de faire ? A cette pensée, un craquement retentit quand l'une des racines gelées se cassa, et Travers ne dut son salut qu'à la prise que son autre main trouva au dernier moment. Il était maintenant réellement suspendu dans le vide, et sa vie ne tenait effectivement plus qu'à un fil.

    -Monsieur Travers ? Il y avait des accents d'inquiétude dans la voix de la gamine, restée étonnamment calme jusqu'à maintenant.

    -Je vais bien, tout va bien...réussit-il à soufflé, étonné de son propre calme tout relatif. On va s'en sortir, on va s'en sortir...

    Il se remit à crier, appelant une aide qui tardait à venir.

  • Lucie 86

    Et hop, trois pages aujourd'hui! o/

     

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    -Qu'est-ce que tu fiches ici, Sam ?

    Velázquez s'emportait rarement, mais le ton de sa voix était furieux tandis qu'il mettait en joue une autre créature. Une détonation plus tard, sa cible s'écroulait dans la neige, fauchée en pleine course. Le tireur se mit aussitôt à recharger son fusil, tandis que Sam Jones s'apprêtait à le couvrir. Son arme automatique avait une portée moindre que celle de Velázquez, mais suffisante pour repousser les assauts de toute bestiole qui s'avancerait trop près. Mais pas indéfiniment...

    -Je sauve tes fesses, Monty. Sam n'allait pas se laisser impressionner par son collègue, et ce dernier poussa un profond soupir agacé...avant de se mettre à sourire. Il lui était impossible d'en vouloir longtemps à Sam. D'autant que d'habitude, c'était lui qui la rendait folle.

    -Et bien mes fesses te remercient. Si on s'en sort, elles sont toutes à toi.

    -C'est une proposition, caporal ?

    -Seulement si vous comptez la saisir, caporal.

    Jones sourit à son tour : il n'y avait que Velázquez pour arriver à la dérider quelle que soit la situation. Même lorsqu'ils étaient sur le point de se faire dévorer par une bande de monstres des neiges aux crocs acérés. Son arme brandie devant elle, elle échangea un bref regard qui en disait long avec Monty, avant que celui-ci ne se remette en joue. Et elle se dit que la situation aurait pu être bien pire : après tout, ils étaient ensemble.

     

    * * *

     

    Arthur Kent trébucha dans des racines noueuses et s'écrasa face contre terre dans la neige. La matière froide lui envahit la bouche, et il crut un instant que ses dents allaient geler une à une avant de se briser net, tandis que des éclats cristallins lui déchiraient la gorge. Il se mit péniblement à quatre pattes, toussant sans pouvoir s'arrêter. Quelques gouttes de sang constellèrent le sol, et il s'essuya le coin de la bouche d'un gant, essayant de reprendre son souffle. Il avait entendu crier -on aurait dit la voix de Travers- et il avait commencé à courir dans la direction de la voix. Il en avait été le premier, lui qui se savait dépourvu d'un grand courage. Mais c'était comme si les muscles de son corps avaient agi sans demander son avis, et que son cerveau toujours craintif était passé en arrière-plan. Kent avait eu peur toute sa vie, et toute sa vie la peur l'avait empêché de prendre la bonne direction. Il ne pouvait plus se laisser paralyser ainsi, pas maintenant, pas après tout ce qu'il avait vécu ces derniers jours. Il pensa à un héros nommé Kenneth Marsters, et cela lui donna la force de se relever. Il se remit en route en boitant, mais plus déterminé que jamais. Et puis il y avait plusieurs raisons possibles pour que Ed Travers se mette à crier : certes, il était peut-être en danger, ou déjà mal en point, mais il pouvait aussi avoir trouvé Lucie... ou autre chose. Quoi qu'il en soit, Arthur se devait de faire tout son possible pour le retrouver. Il ne laisserait plus la peur dicter la moindre de ses actions. Ce qui, en vérité, ne l'empêchait pas de crever de trouille.

     

    * * *

     

    L'attaque les prit de court. Pendant qu'elles s'élançaient à l'assaut de la colline par groupe de deux ou de trois, se jetant dans les airs en sifflant et s'écrasant à terre lorsque les balles les fauchaient, les créatures avaient mis en place un nouveau plan. Plusieurs d'entre elles avaient donné l'impression de prendre la fuite, disparaissant du champ de vision des humains...pour mieux contourner la colline. Elles en avaient ensuite gravi les flancs, plus escarpés, pour mieux prendre leurs proies en tenailles. Leurs muscles puissants les propulsant en hauteur, elles avaient profit du couvert des arbres pour bondir de tronc en tronc, leurs griffes se plantant fermement dans le bois. Et l'une d'elle se laissa tomber sur Samantha Jones. La femme se retrouva face contre neige, le souffle coupé par le choc, et ce fut son paquetage qui lui sauva la vie. Le monstre avait atterri sur son sac à dos militaire, et commençait à la déchiqueter comme il l'aurait fait de sa victime. Réagissant au quart de tour, Velázquez roula sur le dos, se redressa sur un coude, fit pivoter avec expertise son lourd fusil dans la direction de la créature et fit feu à bout portant. Le crâne de sa cible explosa dans une gerbe de sang et d'os, et son cadavre encore tressautant glissa le long de la pente, toujours accroché au sac de Jones. Sam avait tout de suite eu le réflexe de s'en défaire, desserrant les lanières pour se glisser à travers, et elle tenait toujours son arme.

    -Attention !

    Velázquez se laissa retomber sur le sol avant même qu'elle ne finisse de donner son avertissement, et une volée de balles passa au-dessus de lui pour faucher en plein vol un autre de leurs tourmenteurs. Sifflant de rage, dans un dernier soubresaut, elle fouetta l'air d'une de ses pattes avant et déchira le tissu épais des vêtements de Velázquez, creusant de larges sillons dans son bras gauche, faisant couler le sang. Toujours sur le dos, le caporal réussi à bouger son fusil de sa seule main libre afin d'en écraser la crosse sur les longs doigts crochus du monstre, qui lâcha aussitôt prise. Puis, grimaçant à cause de sa blessure, il accepta la main que lui tendait Sam Jones pour l'aider à se relever, et ils se retrouvèrent dos à dos au somment de la colline. En contrebas, le chef de meute des créatures continuaient de siffler ses ordres, et ses séides semblaient de plus en plus excités par le carnage qui s'annonçait. Un autre grondement, bien plus proche, fit lever les yeux des deux soldats, qui repérèrent une de celles qui les avait contournés, accrochée à un arbre. Velázquez laissa tomber son grand fusil de précision, désormais inutile et bien trop encombrant, pour dégainer le pistolet qu'il portait à la ceinture de sa main valide, son bras blessé pendant mollement le long de son corps.

    -C'est parti...lâcha-t-il dans un souffle, tandis que la créature se laissait tomber sur eux.

     

    * * *

     

    Canton Adams n'aimait vraiment pas ce brouillard. Soldat dans l'âme depuis toujours, il n'aimait guère tout ce qui pouvait diminuer la visibilité sur le terrain, et celui-ci était si épais qu'il lui était parfois difficile d'apercevoir à temps le prochain arbre noir qui surgissait dans sa course. Et comme tout ce qui régnait à la surface de ce fichu monde gelé, ce brouillard avait quelque chose de profondément contre-nature. Canton avait l'impression que ce dernier les chassait comme les créatures le faisaient, et il pouvait presque sentir l'intention malveillante du phénomène. Ou alors le stress de la situation commençait enfin à l'atteindre, et il n'avait aucune envie d'y penser. Lui aussi se précipitait vers Ed Travers, bien décidé à tout faire pour ne pas perdre un homme de plus. Jung, Ravert, Moore... Et les courageux civils qui étaient restés derrière. Il s'empêchait de penser à ses deux caporaux, qui avaient volontairement sacrifié leurs chances de survie pour permettre au reste du petit groupe de s'enfuir. Canton aurait dû être celui qui restait en arrière, celui qui faisait passer la vie de ses hommes au-dessus de la sienne. Mais les survivants avaient besoin d'un protecteur, d'un guide, et il était le seul capable de les amener à bon port étant donné que lui seul connaissait le chemin. Et encore, seulement si ses informations étaient encore valides. Dieu seul sait ce qu'ils pouvaient bien faire des installations à la surface : il y avait décidément bien trop de chose que les occupants de ce monde ignoraient concernant ce qui pouvait se passer au-delà des limites confortables de leur Complexe. Canton Adams était l'un d'entre-eux, et il n'aimait vraiment pas ça. Mais il était un soldat, et jamais il n'avait eu à discuter les ordres qui venaient d'en haut : il se contentait de les suivre, et cela lui avait toujours suffi. Il espérait que cela lui suffirait une fois encore...

    Et tandis qu'il courait, il n'espérait plus qu'une chose : arriver à temps, même pour sauver la peau d'un imbécile comme Travers. Et il ne pouvait s'empêcher de penser à Martha Robbins. Il craignait tellement qu'il lui arrivât quelque chose que cette pensée lui faisait presque peur. Il n'avait pas à s'inquiéter plus pour elle que pour une des autres âmes dont il avait désormais la charge...mais c'était pourtant le cas. Un nouveau cri perça la nuit, dissipant ses pensées, et il se focalisa à nouveau entièrement sur la course : cette fois, il avait distinctement entendu un appel à l'aide. Quoi qu'il lui soit arrivé, Travers était encore en vie. Le major Adams fonça dans la brume.

     

    * * *

     

    Velázquez acheva d'une balle dans le museau la créature qu'ils avaient délogée de l'arbre. Il savait qu'il aurait dû économiser la moindre de ses munitions, mais il y avait quelque chose dans le spectacle de cet être qui agonisait bruyamment dans la neige qui lui était insupportable. Peut-être bien parce qu'en tant que soldat, s'il s'était retrouvé dans la même situation il n'aurait pas voulu finir comme ça. Ce qui risquait fort d'être le cas. Les monstres avaient cessé leurs assauts, mais il pouvait les entendre siffler et gronder tout autour, préparant sans nul doute ce qu'ils pensaient être leur dernier assaut

    -Et dire que mourir en service, pour moi ça consistait à trébucher dans les couloirs de la caserne après le jour du cirage...

    -C'est vrai qu'ils ont toujours été plutôt zélé lorsqu'il s'agissait de faire briller le sol... Jones ne put s'empêcher de sourire. Velázquez, qui avait jeté un coup d’œil par-dessus son épaule, le vit et sourit en retour.

    -Un temps, je faisait partie des pauvres types qui en avaient la charge... La belle époque.

    -Pas étonnant, quand on sait que tu étais incapable de fermer ta grande gueule. Comment va ton bras ?

    -Atrocement mal. Mais ça n'a pas vraiment d'importance.

    -Ah bon ? Qu'il puisse encore tenir une arme, j'aurais trouvé ça plutôt important, par exemple...

    -Ce n'est pas important, parce qu'il est encore capable de faire ça...

    La main ensanglanté de Velázquez tâtonna dans le vide jusqu'à trouver la main libre de Jones. Elle sursauta d'abord à ce contact, puis referma les doigts autour de ceux de son collègue. Une chaleur se propagea en elle malgré le froid, et elle pouvait sentir que le bras de Velázquez avait, lui, cessé de trembler.

    -Merci, Sam. D'être revenue pour moi. Même si c'était particulièrement stupide de ta part.

    -Faire quoi que ce soit pour toi ne peut être que stupide. Mais aussi la seule chose à faire, dans ce cas là.

    -Vraiment ?

    -Vraiment.

    -Et il aura fallu qu'on ne se l'avoue que maintenant. Tu parles de perdre du temps, hein ?

    -Alors autant tirer un maximum de celui qu'il nous reste.

    Un bref silence, vit troublé par les sifflements des créatures. Elles se rapprochaient. Les deux caporaux brandirent leurs armes d'une main, refusant de lâcher les doigts l'un de l'autre.

    -Le maximum, hein...

    Velázquez sourit sous sa moustache, lâcha la main de Jones, et se tourna de manière à lui faire face. Et avant qu'elle ne puisse dire quoi que ce soit, il l'embrassa. Ce fut un unique baiser, court et rendu maladroit par le froid qui engourdissait leurs lèvres, mais pour eux il aurait aussi bien pu durer éternellement.

    -Le maximum...souffla Jones quand elle put reprendre son souffle.

    -Toujours. Je...

    -Je sais.

    -Tant mieux alors. Ce genre de déclarations, ce n'est pas mon style de toute façon.

    -Tu parles d'un beau parleur...

    Ils échangèrent un sourire qui en disait long, chargée de toute la tristesse et de la détresse dans lesquelles la situation les plongeait...mais aussi de toutes ces joies longtemps partagées. Mieux valait tard que jamais. Un dernier regard, puis ils se placèrent à nouveau dos à dos, aux aguets. Ils pouvaient les voir toutes autour d'eux, maintenant, qui refermaient le cercle. Samantha Jones et André Ladislas Montauban Velázquez fermèrent les yeux, leurs mains libres serrées l'une dans l'autre, se mirent à tirer, et moururent. Ensemble.