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Ecriture - Page 19

  • Lucie 80

    Et hop, le huitantième passage, mine de rien!

     

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    -Vous voyez quelque chose, caporal ?

    Canton Adams se pencha au-dessus de l'épaule de Velázquez, qui avait mis un genou à terre. Le soldat avait sorti des jumelles de son paquetage, réglée sur vision nocturne ; il observait le train au loin, et il avait l'impression que les autres passagers retenaient leur souffle dans son dos. Ils s'étaient tous réunis, du moins ceux qui avaient survécu. A cette pensée, le soldat en eut le cœur lourd. Paul et Sungmin lui manquaient particulièrement, après tout le temps qu'ils avaient passé ensemble au sein de l'escouade, et il n'arrivait pas à croire qu'ils ne se retrouveraient plus. Puis il y avait le courage des civils qui les avaient accompagnés dans cette aventure... Ils n'étaient plus que trois pour protéger ceux qui restaient, maintenant. Pour se protéger les uns les autres.

    -Rien major, finit-il par répondre, la gorge sèche. Tout est en train de brûler, aucun signe du prisonnier...ou de John.

    -Vous êtes sûr ?

    Martha s'était rapprochée à son tour. Elle avait peur, elle était inquiète, mais elle restait forte. Pour sa fille.

    -Je suis désolé. Rien ne bouge.

    -Et on finira gelés si nous ne bougeons pas... grogna Ed Travers, qui n'arrêtait pas de se frotter les bras. Il s'attira les regards noirs de la plupart des autres, mais ils durent convenir qu'il n'avait pas tort. Le froid était difficilement supportable, s'infiltrant à travers les couches les plus épaisses. Quand ils restaient immobiles, du givre se formait sur leurs vêtements, et le froid donnait l'impression de vouloir les envahir de l'intérieur. Chaque parole, chaque souffle devenait un petit nuage de buée et de cristaux, et respirer était comme se perforer les poumons.

    -Nous ne pouvons pas attendre ici éternellement, c'est un fait.

    Le major Adams n'aimait pas ce qu'il disait, mais il n'avait pas le choix. Ils devaient se mettre en route pour l'avant-poste, et vite. C'était leur seule chance. Ils s'étaient rassemblés sous les arbres, mais leur sécurité n'était que relative. Ici, à l'extérieur, les humains n'étaient pas à leur place. La surface n'était pas leur monde, mais celui de cette créature qu'ils entendaient continuer de pousser ses cris à intervalles réguliers, et de dieu seul savait quoi d'autre. Mais abandonner John Horst... Adams se frottait pensivement le menton, et faisait régulièrement quelques pas difficiles dans la neige, pour maintenir un semblant de chaleur qui n'était plus qu'un souvenir. Il s'en voulait aussi terriblement d'avoir laissé filer Delgado, même si le jeune prêtre n'était plus une priorité. S'il voulait tenter sa chance seul dans ce monde hostile, le major lui souhaite bien du plaisir. Il espérait juste que cela n'avait aucun rapport avec la disparition de Horst...

    -Major ?

    Il tourna la tête pour croiser le regard du caporal Jones : elle attendait manifestement ses ordres. Ils attendaient tous sur lui. Il était plus responsable que jamais, maintenant qu'ils le suivaient tous dans leur folle équipée pour l'avant-poste. Canton espérait qu'il ne s'était pas trompé. Les informations qu'ils avaient sur ce dernier étaient issues de dossiers dont il n'aurait jamais dû révéler l'existence. Mais là aussi, il n'avait pas le choix. Leur survie dépendait d'un secret, de cette base inconnue ; il ne savait même pas à quoi elle ressemblait. Et pour la première fois, il se posait réellement des questions qu'il avait toujours pris soin d'éviter : quel était le véritable but de ces installations ? Et pourquoi un tel secret ? Il n'aimait pas y songer. Se questionner ainsi n'était pas son genre : il faisait ce qui devait être fait, voilà tout. Et il allait continuer. Pour ses deux caporaux, pour Arthur, et même Travers. Pour Martha et Lucie. L'enfant restait incroyablement calme, et elle observait tout ce qui se passait en silence, avec la plus grande attention. Elle donnait presque l'impression de ne pas avoir froid, et Adams en tirait une certaine force. Si cette gamine pouvait s'en sortir ainsi, tout irait bien.

    -On va devoir y aller, je vais nous guider. Il leva une main pour interrompre Martha, qui ouvrait la bouche ; il savait ce qu'elle allait dire. Je n'ai aucune envie d'abandonner monsieur Horst. Si on fait vite, nous pouvons au moins faire un bref aller et retour pour...

    Les cris du monstre continuaient, il devait toujours rôder du côté du train. Deux hommes armés devraient pouvoir y retourner et le tenir en respect si besoin et...

    -Major, vous devriez voir ça...

    Velázquez tendit ses jumelles à Adams, l'air sombre. Le major ne l'avait jamais vu aussi sérieux, et cela lui donna la chair de poule. Il s'empara de l'objet et le pointa dans la direction indiquée par son sous-officier. Et poussa un juron qui rebondit dans la neige. Plusieurs silhouettes étaient visibles maintenant, qui se faufilaient entre les wagons en train de brûler. Elles criaient elle aussi, comme pour répondre à leur semblable. Et elles se dirigeaient toutes vers les arbres, vers les survivants.

    -Bon dieu, cette chose les a appelées...

    Le major blêmit, ce qui ne lui arrivait guère, et il rendit les jumelles à Velázquez avant de s'adresser au groupe :

    -D'autres créatures arrivent. Et je crois qu'elles peuvent nous sentir. Elles communiquent, et elles viennent par ici. Nous ne pouvons plus attendre. Il faut y aller, et vite.

    Il s'efforçait de ne pas penser à John Horst, et il sut qu'il en allait de même pour les autres. Ils échangèrent des regards lourds et résignés, mais déterminés malgré tout. Il étai temps de partir.

    -Caporal ?

    -Elles sont nombreuses major, et elles arrivent.

    -On y va. Et on se dépêche. Il fit signe aux autres, balayant le couvert des arbres avec la lampe de son arme. On va traverser ce bosquet, ce sera mieux que de rester à découvert. On peut espérer les perdre dans les arbres. On se dépêche, aller ! Il n'y a pas de temps à perdre !

    Il frappa dans ses mains, et tous se rapprochèrent, près à filer. Tous sauf le caporal Velázquez. L'homme était à nouveau à genoux, son sac à dos ouvert devant lui. Il en avait retiré plusieurs objets, qu'il était en train d'assembler en un grand fusil à lunettes. Tireur d'élite de l'escouade, il possédait le matériel le plus performant dans ce domaine. Il planta le trépied dans la neige, l'air de celui qui accomplissait une tâche parfaitement banale.

    -Caporal, non ! lui intima Adams.

    -Vous aurez plus de chances si quelqu'un vous couvre, pour attirer leur attention. Et je suis le meilleur choix : je suis même le meilleur.

    Un sourire plein de suffisance fendit son visage, et Adams sut que c'était pour se donner du courage. Il sut aussi que Velázquez avait raison, et il se détesta pour cela. Il hocha la tête d'un air sombre.

    -Andy, non ! Intervint Jones, qui avait compris elle aussi.

    -Ne t'inquiète pas Sam, c'est moi.

    -Crétin ! Tu...

    -Bonne chance, caporal, la coupa Adams.

    -Major, vous ne pouvez pas le laisser...

    -Il peut Sam. Et il ne le fait pas, c'est ma décision. Pour une fois, il est temps pour moi de faire mon devoir. Protégez les autres, c'est tout ce que je vous demande, à tous les deux. Et peut-être que je saurai vous rattraper. Je pourrai grimper dans un arbre, ou quelque chose dans ce genre...

    Jones le fusilla du regard, et Adams la prit gentiment mais fermement par le bras.

    -Il faut y aller, caporal. Ecoutez-le, il saura s'en sortir. A nous de faire le reste. Il est temps, allez !

    Il fit signe aux autres, et le petit groupe s'enfonça plus profondément sous les arbres. Il était temps d'attaquer la dernière ligne droite.

  • Lucie 79

    Pas grand chose ces derniers jours, je sais... Du coup, un passage un peu plus long aujourd'hui!

     

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    Diego Delgado se laissa tomber à genoux dans la neige, à quelques mètres seulement de la voiture des passagers. Le feu avait commencé à s'en prendre à cette dernière, mais le jeune homme ne donnait pas l'impression de s'en soucier. Il se mit à fouiller les environs, jusqu'à ce qu'il tienne entre ses mains un petit éclat de métal projeté par les explosions. Lentement, avec application, il la mania aussi habilement que ses mains gantées en étaient capables, et commença à découper le plastique qui lui liait les poignets ensemble. Les soldats avaient pris la peine de le vêtir chaudement, mais ils avaient refusé de le libérer, méfiants. A raison. A la première occasion, il avait profité du chaos ambiant pour fausser compagnie au reste du groupe. L'apparition de la créature survivante avait donné d'autres préoccupations à ses geôliers, et il était aussitôt revenu sur leurs pas, filant droit vers la carcasse du train, là où personne n'allait plus le suivre, du moins devait-il le penser. Il était à nouveau libre. Ou presque. C'était là quelque chose que John Horst ne pouvait accepter. Le vieux prêtre avait vu son collègue s'enfuir, et il était déterminé à ne pas le laisser s'en sortir aussi impunément. Ne serait-ce que parce qu'il devait leur répondre à tous de sa trahison, et parce qu'il avait encore des réponses à leur donner. Horst avait dépassé le stade du pardon, il avait perdu le calme presque sans-faute qu'il s'était forgé avec les années, et il n'avait plus qu'une seule pensée en tête : retrouver Diego Delgado

    Ce dernier, entièrement concentré sur sa libération, ne vit pas Horst se faufiler dans son dos, essayant de faire le moindre bruit possible. Il sentait enfin céder les menottes lorsqu'il fut soulevé par le col de son manteau et projeté violemment sur le sol. Son visage s'écrasa dans la neige, et il crut un instant qu'il allait s'étouffer avec. Mais il fut à nouveau tiré en arrière, et il reprit son souffle en crachant, secoué par la toux. L'espace d'un instant, il se surprit à réaliser que, curieusement, ce n'était pas aussi froid qu'il l'aurait cru. Puis les mêmes mains qui l'avaient jeté à terre le firent pivoter, et il se retrouva nez à nez avec John Horst. Le vieux prêtre était l'incarnation même de la colère, telle une furieuse créature des glaces issues de la terre, sa barbe emmêlées pleine de cristaux gelés.

    -Vous n'allez pas vous en sortir comme cela, Diego ! Pas après tout ce que vous avez fait ! Je le refuse !

    Delgado n'eut même pas le temps de répliquer : Horst conclut sa tirade par un coup de poing qui fit craquer le nez de sa cible, et il fut plaqué contre la paroi du wagon. Son vieux collègue était encore en forme, bien fort, son étreinte implacable. Du sang coulait sur le visage de Delgado, qui se remit à cracher de plus belle jusqu'à ce que John lui colle son avant-bras contre la gorge, sous le menton. Leurs regards se croisèrent, et aucun des deux ne voulut baisser les yeux. Ceux de Horst n'étaient que fureur.

    -Votre trahison ne restera pas impunie ! Et si notre seigneur ne juge pas bon de vous arrêter lui-même, c'est moi qui m'en chargerait. Vous avez fait trop de mal pour espérer autre chose.

    -Et qu'est-ce que vous allez faire? crachota Delgado à la figure de son aîné, du défit dans la voix. Me tuer, vous ?

    Horst parut un bref instant interloqué :

    -Vous croyez vraiment que je ne peux en être réduit qu'à cela ? Ce n'est mas rôle de décider de qui mérite la mort, pas plus que ce n'est le vôtre. Ce qui ne vous a pas empêché de provoquer celle de toutes ces personnes. Des personnes qui ont donné leur vie pour nous. Mais non, je ne compte pas vous tuer, Diego. Mais je ne vous laisserai pas vous enfuir dans la nuit. Vous avez des réponses à nous donner, et des crimes à répondre !

    -Je croyais qu'il n'y avait que devant le seigneur qu'un homme devait répondre de ses crimes. Et fut un temps, je le croyais vraiment, comme vous. Mais ici, sur cette planète infernal et gelée, il n'a aucune incidence. Il n'est pas avec nous. Il n'y a que le froid, le froid et la mort et, au-delà, le bleu.

    -Bon sang, de quoi est-ce que vous parlez, à la fin ? Cessez votre délire !

    -Vous me prenez pour un fou, quand je suis l'un de ceux qui a retrouvé tous ses esprits. Qui a vu le bleu, et qui sait ce qui nous attend tous. Comme l'enfant, comme ceux qui m'ont trouvé. C'est vous qui êtes fou, John, vous et le reste de ce monde maudit. Sauf que vous ne le savez pas encore ! Laissez moi vous ouvrir les yeux...

    -Taisez-vous !

    -Vraiment ? Je croyais que vous vouliez que je parle, John...

    -Que vous expiez vos fautes !

    Delgado se mit à ricaner, l'air plus pâle et plus dément que jamais, et pourtant John décela quelque chose dans son regard qui lui glaça le sang plus que la température qui régnait à l'extérieur. Un éclat dans les yeux du jeune prêtre, qui ne donnait pas l'impression d'être issu de sa folie, mais de quelque chose d'autre. Comme chez un homme qui venait de recouvrer la raison, et qui trouvait cela bien plus insupportable que la pire des afflictions de l'esprit.

    -Alors j'en expierai une nouvelle...

    John fronça les sourcil suite aux mots de son prisonnier...et sentit une vive douleur dans le ventre tandis que Delgado lui enfonçait l'éclat de métal dans la chair à travers tous ses vêtements, le même éclat qui lui avait permis de se libérer les mains. Poussant un grognement, Horst relâcha sa prise et recula de quelques pas maladroits, comme rendu particulièrement incrédule par la situation. Il descendit une de ses mains et sentit le métal enfoncé dans son corps, et le sang qui coulait en une petite rivière qui venait rougir la neige dans un grésillement. Puis il contempla Delgado, qui reprenait son souffle ; le jeune prêtre avait l'air secoué par son acte, mais il secoua plusieurs fois la tête, comme pour reprendre ses esprits.

    -Je n'aurais jamais dû en arriver là... Mais ils m'attendent, tous. Ma mission... Le bleu m'attend. Pardon, John...

    Il y avait de la sincérité dans la voix de Delgado, mais elle avait rapidement laissé de la place à une détermination froide, et quelques secondes avaient suffi pour que le jeune homme retrouve cet air détaché qui déstabilisait tant John. Plus encore que le métal qui lui déchirait les entrailles. Le vieux prêtre restait là, debout, comme incapable de réaliser pleinement ce qui venait de lui arriver. Il regardait son meurtrier se frotter les poignets, puis se pencher dans l'encadrement de la porte du wagon. Comme s'il recherchait quelque chose.

    -Je n'ai pas menti à Travers, John. Il y avait bien une balise cachée quelque part dans mes affaires.

    Les deux hommes se découpaient étrangement dans la neige et les flammes, comme deux ombres issues de la terre. Tout cela semblait irréel, tellement irréel, songeait John, avec ce ciel sans fin au-dessus de leurs têtes...

    -Je vais la retrouver, et il sera temps pour moi de l'utiliser. Il faut...

    -Non !

    Le cri de John se répercuta dans la nuit tandis qu'il se jeta sur Delgado. Il passa ses bras puissants autour du cou de son jeune collègue, et ce dernier eut l'impression d'être pris dans l'étreinte d'un ours. Leurs deux silhouettes n'en formaient plus qu'une désormais, dans la neige et le feu, avec le train massif en arrière-plan, comme le décors final sur les planches d'un théâtre.

    -John... Les mots sortaient difficilement de la gorge serrée de Delgado. Qu'est-ce que... vous faites... John...

    -Tu ne t'en tireras pas ainsi, démon ! Je refuse ! Pas après tout ce que tu as fait !

    Et sur ces mots, John Horst se mit à serrer de plus en plus fort, implacable et vengeur. Il pouvait sentir Delgado lutter de toutes ses forces mais il n'en avait cure. Il pouvait sentir la douleur qui lui déchirer les entrailles et la vie qui s'échappait de son corps, mais il n'en avait cure. Il n'avait plus qu'un but, plus qu'une seule chose à accomplir, et il ne s'abandonnerait pas à la mort avant de l'avoir réalisée. Et puis, petit à petit, les gestes de Delgado se firent plus faibles, plus espacés...jusqu'à ce que Horst le sente entièrement flasque dans sa prise. Il y eut un craquement, et puis plus rien, plus rien du tout. Le prêtre lâcha sa victime, qui lui glissa des mains autant qu'elle s'écroula, grotesquement appuyée dans l'ouverture de la porte. Soufflant comme un bœuf, Horst recula de manière maladroite, comme pour mieux observer son acte. Pour mieux s'en rendre compte.

    -Je refuse...souffla-t-il.

    Il pouvait sentir ses forces l'abandonner, comme s'il avait pu les retenir plus qu'il n'aurait dû, et qu'elles prélevaient maintenant leur dû. Le dernier de tous. A son tour, il se laissa tomber dans la neige. Il se retrouva d'abord à genoux, puis roula sur le dos avec un grognement de douleur. D'un geste, il sortit l'éclat de métal et le jeta plus loin, avant de faire pression de ses mains gantées sur sa blessure béante. Il savait que cela ne servirait plus à rien, mais il le fit quand même. Il avait de la peine à réfléchir correctement, à réaliser toute la portée de son acte. Il se sentait incroyablement seul et, pour la première fois, il fut saisi d'un doute à l'idée de ce qui l'attendait, après. Mais il avait fait son devoir, il n'avait pas pu laisser cet homme s'échapper, pas comme ça... Cela n'aurait pas été juste. Puis il pensa à tous les autres passagers, à Lucie et à sa mère, aux soldats qui avaient tout fait pour les protéger... Et il pria pour eux, en silence, pour maintenir la peur et la douleur à distance. Il ne pouvait rien faire de plus, son temps était passé. Depuis trop longtemps, peut-être.

    Sur le dos, John Horst contemplait le ciel noir et immense, constellé d'étoiles brillantes. Le ciel qu'il n'avait pas réussi à observer à travers la vitre épaisse du wagon, le ciel qu'il avait tant voulu voir un jour. Et il le voyait, maintenant. Plus que cela, il le vivait. Il avait l'impression que le rayonnement doré des étoiles l'enveloppait et, malgré la douleur, il se sentait incroyablement vivant, à sentir ainsi l'air, le véritable aire, celui de la surface, et le froid. Peu lui importait le froid. Toute sa vie, il avait voulu voir un spectacle pareil, et voilà qu'il lui était offert. Il se rappela la conversation avec Lucie qu'il avait eu dans le train, ce qui lui semblait des mois, des années auparavant plutôt que des jours, quand ils avaient parlé du ciel. Il l'attendait maintenant, il le sentait tout autour, comme il n'avait jamais rien senti auparavant. Un véritable instant de grâce.

    Et ainsi, allongé sur le dos sous le ciel infini, John Horst poussa son dernier soupir, qui monta s'élever parmi les étoiles qui brillaient enfin pour lui.

  • Lucie 78

    Une pageounette aujourd'hui.

     

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    Ed Travers s'était précipité à l'extérieur avec les autres, enveloppé dans son lot de vêtements chauds. Et il aurait presque instantanément fait demi-tour, frappé par le froid intense, si le train n'était pas en train de brûler derrière lui. Il lui fallait maintenant tenter sa chance avec les autres, et malgré tout ce qu'il pouvait penser d'eux, il était bien rassuré de se trouver aux côtés des militaires et des fusils qu'ils brandissaient devant eux. Adams les avaient fait courir dès que le signal de Velázquez avait brillé dans la nuit, et ils se dirigeaient tous vers lui quand une nouvelle déflagration retentit, projetant des éclats de métal surchauffés dans les airs. L'un d'eux passa à quelques centimètres seulement du visage de Travers et alla se planter dans la neige dans un grésillement de chaleur très vite vaincu par la température ambiante. Pour le groupe, ce fut la débandade : les passagers s'égaillèrent, apeurés par le déchaînement de l'incendie. Puis l'un d'eux se mit à crier -peut-être John Horst- et Travers le vit désigner quelque chose dans leur dos, en hauteur. Le responsable du train ralentit pour retrouver son souffle et en profiter pour regarder derrière lui. Il plissa les yeux pour mieux voir, et vit une forme se découper au devant des flammes, sur le toit du wagon des passagers. Une forme sinistre, qui leva la tête située au bout de son cou musclé pour pousser une série de cris perçants. Elle était seule, mais n'en était pas moins terrifiante. Tout en hurlant, elle donnait l'impression de les fixer comme un prédateur fixait sa proie. Puis elle se recroquevilla sur elle-même...avant de se lancer dans un bond aussi gracieux que puissant, fendant les airs griffes en avant.

    Ce fut au tour de Travers de hurler, et il se remit à courir, plus vite qu'il ne l'avait jamais fait. Il vit les silhouettes de ses camarades faire de même dans la nuit, et les armes des soldats crépitèrent dans la nuit. Adams et Jones tiraient régulièrement, couvrant le groupe dispersé du mieux qu'ils le pouvaient. La neige vola aux pieds du monstre, qui parut hésiter. Ed en profita pour foncer plus encore, dans le sillage de Matha Robbins et de sa fille. La femme tenait fermement la gamine par la main, et cette dernière réussissait à tenir le rythme malgré ses petites jambes. L'écouteur de l'appareil à musique que lui avait confié Travers tressautait autour de son cou. Luttant pour conserver son souffle, il les dépassa en trombe, les yeux fixés sur la lampe de Velázquez, droit devant eux. Était-ce des arbres derrière lui ? Oui, cela y ressemblait. Ils pourraient tous se dissimuler sous leur couvert. Le major Adams avait eu la même idée, et sa voix puissante leur ordonnait de se précipiter vers le bosquet. Pour Travers, il n'eut pas besoin de le dire deux fois. Il pouvait toujours entendre les cris lugubres de la créature ; fort heureusement, elle semblait être la seule sur leur piste. Ce qui n'était pas une raison pour ralentir.

    -Allez, allez !

    Le caporal parti en éclaireur les encourageait, un genou à terre et le canon de son arme pointé droit devant lui. Travers fut le premier à l'atteindre, et il s'écroula sous le premier arbre qui s'avançait, totalement hors d'haleine. Martha et Lucie arrivèrent sur ses talons, sous la protection vigilante d'Adams. Arthur Kent les rejoignit, lui aussi à bout de souffle, ses lunettes de travers sur le nez. Samantha Jones fermait la marche, et... C'était tout, Travers ne vit personne d'autre.

    -Où est John ? demanda Martha la première, regardant autour d'eux.

    Les deux prêtres avaient disparu.