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Historiette - Page 9

  • La fille du train

    Entre deux épisodes de la saison une de Grey's Anatomy (parfaitement, vous vous êtes mis à Grey's Anatomy. Vous ne l'auriez jamais cru. Mais c'est sympa, et vous êtes faible), une nouvelle historiette a éclo dans votre tête. Toujours dans la série de "Trois heure et quelques du matin" (en fait, vous avez la flemme de retrouver le titre exact) et compagnie. Toujours une fiction de la réalité, dans cette forme en "vous" qui vous est chère.

    Vous espérez que cela plaira aux rares touristes qui se perdent encore dans le coin. Vous, vous ne savez pas trop ce que vous en pensez. Peut-être parce que ces temps-ci, vous avez trop à penser, justement. Mais quoiqu'il en soit, la voici, la voilà! Bonne lecture!

     

    "Le train a toujours exercé chez vous une étrange fascination. Vous ne savez toujours pas très bien pourquoi aujourd’hui encore. Pour tout dire, cela commence par de la haine : vous détestez l’attendre. S’il y a bien une chose qui vous agace au plus haut point –encore plus que faire la queue dans un bureau de poste, c’est-dire- c’est d’attendre les transports publics. A chaque fois, vous avez l’impression d’être soumis à la question selon les principes d’une antique torture moyenâgeuse. Que le véhicule mette deux minutes ou trois quarts d’heures à arriver revient au même : vous avez le sentiment de passer des heures sur le quai, vos petits yeux fébriles fixés sur la première horloge venue (qui n’avait rien demandé à personne, la pauvre), la foudroyant du regard pour ses aiguilles qui n’avancent pas assez vite à votre goût. Vous êtes qui plus est pratiquement incapable de faire quoi que ce soit pour passer le temps. Sortir un bouquin ou feuilleter un magazine paraît au-dessus de vos forces quand vous faites stoïquement face à l’attente d’un transport public. Même la musique que vous écoutez ne parvient pas à vous égayer, et les gens qui vous entourent, vous avez envie de les mordre. Pour ne rien arranger, vous êtes de nature terrorisé à l’idée de rater votre train, ce qui vous pousse à vous rendre à la station de longues minutes en avance. Que vous passez à maudire l’humanité, et le temps qui s’écoule.Et puis le train finit par arriver (le train finit toujours par arriver ; quand à savoir si c’est toujours le bon, ça, c’est une autre histoire) et une fois dedans, tout change. Vous vous sentez happé par une douce torpeur légèrement moite (parce que vous avez tendance à vous asseoir contre la vitre sur laquelle le soleil tape, comme si vous n’aviez pas assez souffert sur le quai). Quelle que soit la durée du voyage, tout est le contraire de ce que vous ressentez sur le fameux quai : vous avez l’impression de pénétrer dans une fenêtre temporelle qui s’ouvre au moment où la locomotive démarre, et qui vous fait filer hors du temps jusqu’à votre destination. Comme aujourd’hui, par exemple. Vous devez porter votre nouveau manuscrit à votre éditeur, qui n’a rien de mieux à faire que d’habiter dans un coin éloigné de la civilisation à des heures de route de tout être sensé (donc citadin, comme vous) et qui exige de recevoir tout manuscrit en mains propres. Vous le soupçonnez de faire exprès. Et si vous devez une fois de plus faire le trajet en train, c’est parce que vous refusez toujours et avec obstination de passer votre permis de conduire. Vous l’aviez décidé enfant déjà : jamais vous ne prendrez le volant. Ce qui était une décision typiquement bornée au départ s’est vite transformé en règle de vie quand vous avez appris que nombre d’accidents de la route étaient provoqués par des inattentions. Et comme vous êtes aussi attentif que le poisson rouge moyen (et que vous avez sans doute les réflexes du poisson rouge moyen mort), vous considérez comme irresponsable l’idée qu’on vous laisse conduire. Certains prétendent y voir de la mauvaise fois et de la paresse –comme votre père, frustré de ne pas avoir pu vous apprendre comme est censé le faire tout bon pater familias moderne- mais vous, vous persistez à dire que vous sauvez des vies. Parfaitement. Et cela vaut bien tous les sacrifices, non ? Comme celui de prendre le train dès que vous devez vous éloigner de plusieurs kilomètres. Particulièrement pour les longs trajets comme celui qui vous mène chez votre éditeur, et ce parce que la douce créature qui partage votre vie refuse de vous y emmener dans sa titine à elle (vous ne comptez plus le nombre de gens qui ont baptisé leur voiture titine). Il paraîtrait que vous êtes un passage épouvantable, et la dite créature (pourtant douce, n’oublions pas), a plusieurs fois menacé de vous quitter là, sur le trottoir, si vous n’arrêtiez pas de vous comporter comme « la plus agaçante des mangoustes » (dixit la même créature, toujours). Vous ne voyez pas ce que les mangoustes viennent faire là-dedans, mais vous avez depuis longtemps renoncé à saisir toutes les nuances du langage fleuri de votre belle et tendre (qui semble avoir une dent contre la faune entière, et pas uniquement les pauvres mangoustes).

    Du coup, donc, vous voilà une fois de plus dans le train, dans votre petit espace-temps personnel doux et étrangement cotonneux. Avec de la musique dans les oreilles pour compléter le tableau (vous faites partie de ces gens qui sont devenus totalement dépendant à la musique portative : vous ne pouvez plus faire dix mètres hors de chez vous sans vos écouteurs vissés dans les oreilles. Ce qui fait que vous n’entendez jamais sonner votre portable, et que plusieurs personnes vous en veulent parce que vous n’avez pas réagi à leurs salutations lorsqu’elles vous ont croisé dans la rue. Tant pis). Vous voilà dans le train, avec le même paysage qui défile derrière les vitres, paysage que vous connaissez par cœur. Avec les enfants qui récitent indéfiniment la liste des arrêts pour prouver à leurs parents que l’école leur apprend effectivement à lire. Avec les quotidiens gratuits –un des nombreux fléaux du monde moderne- qui jonchent le wagon à perte de vue. Avec les vieux qui toussotent, les jeunes qui écoutent de la (mauvaise) musique très fort et les vaches qui vous regardent passer de l’œil typiquement décomplexé des bovins.

    Et puis il y a la fille du train.

    La fille du train, toute personne prenant un transport public (train, bus, métro, tramway ; il n’y a peut-être que les pousses-pousses asiatiques qui échappent à la règle, et encore) en a eu une dans sa vie. La fille du train, c’est celle que vous ne connaissez ni d’Eve ni d’Adam, mais qui fait pourtant partie de votre univers d’une manière étrange et plus concrète que vous ne pouvez l’expliquez. La fille du train n’est pas forcément plus jolie qu’une autre. Mais c’est elle qui retient votre attention. C’est la façon dont elle plisse sa jupe lorsqu’elle s’assoit, la manière dont elle rattache ses cheveux ou le sourire qu’elle adresse au contrôleur qui fait sa ronde.

    Vous ne savez rien d’elle. La fille du train est une parfaite inconnue. Jamais vous ne lui avez adressé la parole, et sans doute ne la lui adresserez-vous jamais. Et pourtant, lorsqu’elle monte et vient prendre sa place dans le wagon, parfois même en face de vous, elle devient le centre de votre univers sur rails. Est-ce que vos lecteurs se sont déjà demandé ce qui pouvait bien se passer dans la vie d’un être totalement inconnu ? Quel a été son parcours, quels sont ses rêves, ses espoirs ? Vous, oui. Lorsque vous croisez le regard de la fille du train –qui la plupart du temps ne fait même pas attention à vous ; non pas par ignorance mais simplement parce qu’elle ne sait pas que vous existez- vous donneriez beaucoup pour savoir ce qui se cache derrière. Quelle est la vie de cette personne, en particulier. Pourquoi elle et pas une autre ? Vous n’en savez rien, c’est la fille du train. Comme une fée descendue dans le royaume des mortels le temps d’un voyage. Une personne qui vous attire, sans que vous puissiez dire pourquoi. Et pourtant, vous avez toujours été quelqu’un d’obstinément fidèle. D’autant plus que vous adorez l’amour de votre vie (même si elle menace de vous abandonner sur le trottoir ; ça fait quelque part partie de son charme). La fille du train n’est pas une fille que vous pourriez séduire. La fille du train est hors de votre portée. La fille du train représente, le temps de quelques stations, un questionnement. Sur ce que vous seriez devenus si vous l’aviez rencontrée elle, si votre vie avait été différente. Elle incarne la possibilité même d’une vie différente. Et que la vôtre vous satisfasse ou non, vous ne pouvez jamais vous empêcher de vous poser l’éternelle question « et si… »

    Et si elle m’avait adressé la parole. Et si une femme come elle était entrée dans ma vie. Et si, du coup, ma vie avait pris un autre chemin. Et ainsi de suite. Jusqu’à ce que le conducteur marmonne d’une voix inintelligible dans les haut-parleurs (vous persistez à croire qu’on leur des cours pour ne pas se faire comprendre usagers, ou qu’ils n’engagent que des chauffeurs avec de graves soucis d’élocution, parfaitement) que votre station est la suivante sur le trajet. Et jusqu’au bout, vous regardez la fille du train. Puis vous descendez sur le quai, et la magie disparaît. Vous revoilà dans la vraie vie. La vôtre. Qu’elle vous plaise ou non n’a aucune importance. Et vous savez que la fille du train n’est qu’un rêve, un fantasme irréalisable d’une autre vie. Juste pour savoir ce que cela aurait donné. Mais comme toutes les fées, elle est inaccessible. Parce que les fées n’existent pas.Et parce qu'il y aura toujours quelque chose que l'on aura besoin de pouvoir désirer tout en ayant le réconfort de savoir que l'on ne l'aura jamais.

    Alors vous calez la mallette contenant votre manuscrit sous votre bras, et vous descendez dans le passage sous-voie. Déjà, vous pensez à la rencontre avec votre éditeur, aux six messages qu’a laissé votre mère demandant ce que vous voulez pour votre anniversaire (celui qui aura lieu dans six mois), à la fatigue que vous procure vos nombreuses nuits d’auteur sans sommeil, à la femme de votre vie, et aux mangoustes. Déjà, la fille du train et ce qu’elle représente ne sont plus qu’un souvenir, en attendant la prochaine rencontre. Tout le monde a eu un jour une fille du train (et les femmes, un homme du train, vous en êtes sûr). Ou du bus. Ou du métro. Parce que tout le monde, un jour ou l’autre, se demande « et si… ». Même les plus heureux. Même ceux qui ne sont pas seuls.

    Parce que c’est la fille du train.

    Et parce qu’on ne pense jamais assez aux mangoustes."

     

  • Riz au fromage

    Et une historiette de plus! En espérant qu'elle vous plaira!

     

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    "Lorsque vous ouvrez les yeux, c’est pour contempler le regard dur d’un garçon armé d’une épée de bonne taille qui semble courir sur un fond aux couleurs psychédéliques où vous croyez vaguement apercevoir ce qui doit être un château. Etouffant un grognement, vous fermez les yeux, vous cachez sous le duvet et attendez quelques secondes qui vous paraissent être autant de longues minutes, au cas où.

     

    Peine perdue : quand vous rouvrez vos yeux fatigués, l’espèce de samouraï est toujours là, en deux dimensions sur votre mur. Dans un coin de votre tête en mode réveil, vous vous demandez pourquoi votre mère n’a pas décroché tous les posters de jeux vidéos et de films de votre adolescence une fois votre départ du nid familial étant donné qu’elle les avait en horreur. Vous reléguez cette question dans un recoin encore plus profond de votre esprit : vous avez depuis longtemps compris qu’une mère était un paradoxe ambulant qui vous étouffait contre son sein pour vous couvrir de baiser avant de lancer une remarque acide sur le retard de publication de votre dernier ouvrage ou sur votre tenue qui ne peut-être que débraillée.

     

    Les cheveux hirsutes, des valises blindées –sans doute en fonte, au minimum- sous les yeux, vous repousser le duvet puis la couverture que votre chère maman a cru bon de venir jeter sur vos épaules alors que vous deviez déjà dormir comme une masse. Vous comprenez pourquoi vous avez rêvé être étouffé par une centaine de pulls en laine… Vous jetez un œil sur votre vieux radio-réveil couvert d’autocollants ; il est midi et lorsque vous sentez l’odeur qui filtre sous votre porte, vous vous demandez une fois de plus si venir passer le week-end dans la maison familiale était une bonne idée.

     

    Assis sur le rebord de votre lit d’un bleu ciel couvert de nuages blancs du plus bel effet, vous grattez férocement votre peau irritée par la laine de la couverture (la fameuse, une toute verte avec de grosses coccinelles rouges et noires qui sourient), encore à moitié endormi. Votre tête vous fait tellement mal que vous avez l’impression d’avoir été piétiné une douzaine de fois par la fanfare municipales, trompettes comprises. Vous vous rappelez vaguement avoir bu quelques verres de scotch avec votre père hier au soir sur le patio, mais sinon, le trou noir.

     

    Et voilà l’odeur qui revient, insidieuse, et qui achève de vous réveiller totalement ou presque. Une odeur dont vous n’arrivez pas à deviner correctement la saveur. Ce qui n’a aucune importance car il s’agit d’une de ces odeurs qui entrent par effraction dans la confortable chaumière de vos sinus, retourne tous les tiroirs, se sert de la salle de bains et va même jusqu’à mettre le bordel dans le grenier qui vous sert de cervelle.

     

    Hoquetant, vous mettez une main devant votre bouche et vous précipitez hors de votre vieille chambre pour courir jusqu’à la salle de bain de l’étage où vous passez bien deux ou trois minutes penché au-dessus de la cuvette, vous demandant si le pire serait de rendre les verre de scotch ou de vous noyez accidentellement dans l’eau des toilettes. Au moins, vous ne sentiriez plus l’odeur…

     

    Hagard, vous sortez un peu palot des cabinets pour descendre dans la cuisine en suivant l’escalier familier ; vous constatez avec un certain plaisir que la sixième marche en partant du haut grince toujours autant. Si vous aviez compté le nombre de fois où elle avait déclenché les jurons de votre sœur trahie par le vieux bois lorsque adolescente, elle se faufilait dans la maison bien après le couvre-feu. Bien évidemment, votre mère au sommeil aussi fragile qu’un service en cristal lui tombait dessus et, si les éclats de voix ne manquaient pas de vous réveiller, vous assistiez avec ravissement à un nouveau conflit familial.

     

    Pour l’heure, le grincement trahit seulement votre aptitude à vous levez tard un dimanche matin. Pieds nus sur le carrelage –tellement froid qu’il vous donne envie de faire des claquettes- vous avancez prudemment dans l’encadrement de la cuisine familiale, méfiant.

     

    « Bonjour mon chéri ! Ce n’est pas trop tôt,, tu émerges enfin ? »

     

    Vous froncez les sourcils, la voix en grande forme de votre mère bien trop agressive pour vos neurones en pagaille. Vous baragouinez un vague « ‘jour m’man » ou quelque chose dans le genre et vous laissez lourdement tomber sur une chaise. Sur la table, les couverts sont dressés pour trois. Visiblement, le dimanche même ne suffit pas à votre mère pour abandonner l’idée d’un dîner correct. Dîner en fin de préparation dont l’odeur est encore plus forte ici, à la source.

     

    « Tu as bien dormi mon coeur ? J’espère bien, avec tout le temps que tu as passé à flemmer ce matin ? »

     

    Vous ne répondez pas, habitué aux mots doux suivis de remontrances. Vous vous attendez presque à ce qu’elle vienne vous tirer la joue comme lorsque vous étiez enfant, mais elle est trop occupée par ses casseroles. Courageusement, vous vous redressez pour voir ce qui dégage un tel fumet, et manquez défaillir.

     

    « Ton père ne va pas tarder, il est au jardin. J’espère que tu as faim ! J’ai arrangé quelques restes qui traînaient dans le frigo. Ce n’est pas avec ce que toi et ta belle mangez dans votre studio que tu vas nous pondre de nouveaux chefs-d’œuvre… »

     

    Vous laissez passer la critique sous-jacente de votre mode de vie pour rouler des yeux comme des soucoupes devant la mixture qui mijote dans la poêle. De son saint instinct de mère, la femme qui se tient près de vous a réussi à combiner deux des aliments qui vous répugnent le plus en un seul plat de riz gluant recouvert de fromage fondu. Vous osez une timide protestation, et n’êtes guère étonné de la réponse maternelle :

     

    « C’est le problème avec toi ! Plus tu grandis, plus tu deviens pénible ! Je m’échine à cuisiner et toi tu n’aimes rien ! »

     

    Vous ne prenez même pas la peine de lui expliquer une fois de plus qu’elle sait parfaitement que vous haïssez le riz gluant et que le fromage fondu vous donne envie de vomir. Vous adorez votre mère –une femme intelligente, ouverte et dynamique qui vous a beaucoup apporté dans votre vie- mais vous vous demandez parfois quel plaisir pervers les parents peuvent trouver à faire avaler à leurs enfants les mixtures les plus inavouables tout en sachant parfaitement qu’ils n’aiment rien de ce qui s’y trouve. Vous, vous pensez que c’est juste pour le plaisir de se lamenter et faire culpabiliser l’enfant chéri parti trop top et qui ne pense plus assez à ses parents qui vieillissent tout seul.

     

    Vous vous contenez d’hausser mentalement les épaules et d’essayer de cesser de respirer le plus longtemps possible. Vous êtes plus qu’habitué à son étrange mélange de fierté de vous voir réussir hors du cocon familial, sa tristesse de vous avoir vu partir et sa jalousie jugulée pour la femme qui partage votre vie – elle l’adore, les deux s’entendent bien mais cela n’empêche jamais votre mère de vous lancez une remarque incisive censée vous amener à la conclusion qu’aucune femme ne sera jamais mieux que votre mère qui a souffert le martyr pour vous mettre au monde et qui s’est amoureusement sacrifiée jour après jour pendant des années pour votre bien être.

     

    Ces crises maternelles ne vous ont jamais réellement inquiétées : c’était pareil avec votre grande sœur adorée. Sauf que maintenant, ladite grande sœur adorée à droit aux récriminations sur son éternel célibat et aux grands cris qui se lamentent de ne pas encore avoir de petits enfants.

     

    « Ne mets pas tes coudes sur la table chéri ! Et va te débarbouiller ! »

     

    Bizarrement, ces paroles vous arrachent un sourire. Ravi de pouvoir vous enfuir loin de la détestable odeur, vous vous levez pour embrasser votre mère et retournez dans le couloir où vous croisez votre père revenant du jardin. Vous le saluez et vous pincez le nez pour le prévenir. Lorsque vous êtes dans la salle de bain en train de chercher votre dentifrice, vous entendez leurs voix s’élever hors de la cuisine :

     

    « Encore du riz au fromage ? Tu en as déjà fait vendredi ! »

     

    « Le problème avec toi mon chéri, c’est que plus tu vieillis, plus tu deviens pénible ! Tu n’aimes rien ! »

     

    Face au lavabo, vous ne pouvez vous empêchez de sourire."

     

  • Bananes-carottes

    Et oui, vous êtes encore en vie! Et avec une nouvelle historiette en sus! Une historiette qui peut se ranger aux côtés de "Trois heures trente" et "les Honneurs" bien qu'antérieur d'un point de vue chronologique si ces trois historiettes étaient réunies. Qui sait?

     

    Sur ce, je vous laisse en compagnie de ces quelques mots...

     

    "Et vous voilà une fois de plus perdu dans vos pensées, entre le rayon des produits laitiers et celui des articles de plage que les commerçant ont déjà sorti pour l’été qui approche à grands pas. Sans même y penser, vous vous écartez pour éviter un coup de pelle en plastique rose distrait qu’une dame en tailleur fuchsia trimballe sur son épaule en direction des caisses. Face à vous, des dizaines de yoghourts de toutes les tailles, de toutes les saveurs et de toutes les couleurs que vous contemplez d’un air légèrement ahuri, une boîte de petits pois –votre premier article arraché aux rayons aujourd’hui- entre les mains.

     

    Entre les petits suisses multicolores et les coupes au chocolat dépourvu de matières grasses (à quoi bon manger du chocolat, alors ?), vous êtes attiré comme par un aimant par un pack de petits gobelets d’un jaune orangé où une mascotte ressemblant au résultat de l’expérience d’un généticien fou sur les fruits et légumes clame fièrement en grosse lettres « bananes-carottes ».

     

    D’instinct, vous tournez plusieurs fois la tête pour regarder autour de vous, des fois que l’on vous aurait fait une mauvaise blague. Mais non, visiblement, les yoghourts bananes-carottes sont bien réels, rangés au-dessus des pommes-châtaignes. Vous levez un sourcil suspicieux face à l’étrange mélange. Vous qui étiez venus pour une boîte de petit pois et des yoghourts aux fruits histoire d’agrémenter votre morne quotidien alimentaire de célibataire, voilà que vous venez de passer cinq bonnes minutes à user vos petits yeux fatigués à la rechercher de mixtures homogènes. Vous mourriez d’ailleurs d’envie de manger un bon yoghourt à la banane. Et voilà que des fous ont décidé d’y rajouter des carottes.

     

    L’air effaré, vous regardez autour de vous comme si vous espériez de l’aide. Vous n’osez plus demander à l’un ou l’une des garçons et filles de rayons s’il reste des yoghourts à la banane –seulement à la banane, parce que voyez-vous, mademoiselle, la couleur carotte-banane ne m’inspire pas réellement confiance- depuis que la dernière vous avait gratifié d’un regard snob à faire pâlir d’envie une reine mère en vous apprenant que l’article que vous recherchiez était en rupture de stock et que vous n’aviez qu’à le savoir avant de poser une question aussi bête.

     

    C’est tout vous, ça : vous n’avez jamais eu le contact facile avec les gens, quels qu’ils soient. Vous êtes encore paralysé d’angoisse lorsqu’un inconnu engage la conversation avec vous. Parler de la pluie et du beau temps vous apparaît aussi complexe que de parler de politique. Et vous n’osez même pas penser au football…

     

    Alors vous voilà, petit pois à la main, bananes et carottes plein les yeux, planté au milieu du chemin à vous poser de telles questions existentielles tandis que les autres consommateurs vous évitent ou vous frôlent en grommelant sur ces gens qui n’ont rien de mieux à faire que de rester dans le passage.

     

    Le fait est que non, vous n’avez rien de mieux à faire. Personne ne vous attend dans votre studio en ville, vous n’avez toujours pas de nouvelles de l’éditeur que vous avez contacté et voilà plusieurs jours que l’angoisse de la page blanche paralyse vos doigts dès qu’ils se penchent au-dessus du clavier de votre ordinateur portable. Vous vous sentez vide, flasque comme le contenu des gobelets en plastiques alignés devant vous, et certainement moins frais. Vos rares amis sont occupés à un vrai travail, et vous vous tergiversez des heures devant le rayon des produits laitiers dans le simple but de vous occuper.

     

    Enfin, avec un soupir, vous vous emparé sans conviction des bananes-carottes et vous vous dirigez vers les caisses à la suite de vos semblables pressés, de leurs enfants caractériels et de leurs aînés dont la vitesse de croisière atteint bien les deux pas minute. Sans réfléchir, vous vous placez dans la file de la caisse numéro huit ; vous aimez bien la caisse numéro huit, parce que la jeune vendeuse qui s’y trouve tous les matins vous fait toujours un joli sourire lorsqu’elle tipe vos éternels biscuits à la framboise ou les litres d’eau que vous avalez chaque semaine.

     

    Aujourd’hui, elle est ravissante dans la chemise blanche légèrement échancrée que sa veste aux couleurs du magasin, ouverte, laisse apercevoir. Elle sourit au vieux monsieur qui se trouve devant vous en lui tendant un sac dans lequel il range une à une ses prises de la journée ; par réflexe, vous vous jetez en arrière lorsqu’il tourne brusquement la tête vers vous pour tousser comme une vieille locomotive. Enfin, il demande un paquet de cigarettes que la caissière lui donne en lui faisant gentiment la morale, paie et s’en va en clopinant tandis que ses poumons luttent pour aspirer la moindre bouffée de l’air climatisé du magasin.

     

    C’est à vous, et sur le tapis de caisse défilent votre boîte de petits pois et vos yoghourts au mélange douteux ; toute votre journée qui défile devant vos yeux et les siens…

     

    « Bananes-carottes ? Ils font vraiment des trucs comme ça ? Et ben… »

     

    Vous bredouillez quelques monosyllabes, vous sentant coupables sans trop savoir pourquoi.

     

    « Je crois que vous êtes la première personne que je vois en acheter. Doivent pas faire des masses de bénéfices sur ceux là… »

     

    Elle sourit, et dégage d’une main fine la mèche de cheveux noirs qui lui barrait le front tandis que vous restez là, incapable de trouver quoi répondre, incapable d’avoir une conversation banale avec un autre être humain pratiquement inconnu.

     

    Elle fronce les sourcils, comme inquiète :

     

    « Vous, vous n’allez pas l’air bien aujourd’hui. »

     

    Surpris, vous ouvrez à demi la bouche, mais elle ne vous laisse pas poser la question :

     

    « Ca fait depuis le début de la semaine que je vous observe, et si vous en êtes aux euh… bananes-carottes, c’est qu’il y a quelque chose qui ne va pas. »

     

    Terrorisé par cette affirmation on ne peut plus vraie, vous essayez désespérément de vous faire tout petit tandis que le monde derrière-vous s’impatiente. La caissière les foudroie du regard :

     

    « Du calme, on peut bien papoter, non ? Vous n’êtes pas tous derrière une caisse toute la journée… »

     

    « J’ai trois enfants ! » clame d’un air hautain la femme d’âge mûr qui se trouve juste derrière vous.

     

    « C’est bien dommage pour eux. »

     

    Et, avant que la femme ne puisse rétorquer, c’est devant son air outré que la caissière pose bruyamment la petite barre sur laquelle il est noté « fermé ». Puis, insensibles aux grommellements et aux cris d’indignation des clients forcés de changer de file, elle tipe vos articles et les enfourne dans un sac qu’elle vous fourre dans les mains après que vous ayez maladroitement sorti l’argent de la poche arrière de votre pantalon.

     

    « Venez, on va parler, vous et moi. Vous en avez besoin.»

     

    Vous restez là, interdit, serrant contre votre cœur petits pois et bananes-carottes comme si votre vie en dépendait.

     

    « C’est l’heure de ma pause. Vous aimez le café ? »

     

    Elle vous sourit à nouveau, s’extirpe gracieusement de sa caisse et jette nonchalamment sa veste du magasin sur son siège. Puis elle vous prend le bras et vous entraîne à suite.

     

    Vous étiez venu chercher des petits pois et des yoghourts à la banane. Et comme il n’y avait plus que des bananes-carottes, c’est ainsi qu’elle entra dans votre vie.

     

    Depuis, vous en achetez toutes les semaines."