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Historiette - Page 5

  • Trou noir, trou blanc

    Oh, ce blog existe!

    Oh, une historiette!

    Oh, une exclamation de surprise!

    Il n'y a jamais rien de bien derrière le frigo...

     

     

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    Le front plissé, les yeux à demi fermés comme si vous étiez sur le point de parvenir à une révélation particulièrement importante, vous fixez votre écran d'ordinateur. Ce dernier vous renvoie de son seul regard une expression que vous jurez moqueuse quand la fameuse révélation ne vient pas. Elle n'était ni particulière ni importante finalement ; vous avez juste oublié d'acheter du lait. Ce n'est pas ça qui va vous débloquer, mais vous êtes présentement incapable de penser à autre chose qu'à ce précieux breuvage, qui doit consister en la moitié de votre alimentation depuis quelques mois. Pas de quoi écrire une histoire, vous en convenez tout en effleurant tristement vos lèvres craquelées d'une langue asséchée par le manque de lait. En temps normal, vous saisiriez l'occasion pour vous précipiter dehors à la recherche du fameux liquide, mais aujourd'hui se trouve être un dimanche. Allons bon, encore un ! Ils semblent décidément se donner le mots pour se succéder ces temps-ci. Tel un crépitant impératif narratif, la pluie crépite contre les vitres, et ce sont qui d'habitude vous apaise commence à vous courir sur le système. Pour couronner le tout, la nuit est tombée et vous avez froid malgré la saison, ce qui est toujours mauvais signe. Vous vous demandez si votre pull favori -le gris rayé de noir (ou l'inverse, ce qui constitue un perpétuel débat philosophique sous votre crâne qui a tendance à vous occuper des heures au plus mauvais moment, comme le jour avant celui où vous devez rendre votre dernier manuscrit)- est dans les parages, où s'il étend sa douce chaleur cotonneuse au fond du panier à linge humide. Cela fait longtemps que vous ne l'avez pas vu à bien y réfléchir, mais cela ne vous étonne pas : malgré la petitesse de votre appartement, les choses disparaissent et réapparaissent selon leur bon vouloir avec une fréquence qui ne cesse de vous épater. C'est comme si un trou de ver connectait des espaces insoupçonnés de vos quelques mètres carrés : trou noir dans la salle de bain, trou blanc dans la cuisine, et une chaussette moisie mystérieusement retrouvée derrière le frigo. C'est normal : on ne trouve jamais rien de bon derrière un frigo, voilà pourquoi vous laissez généralement cette zone tranquille.1

     

    Ces déambulations mentales ne vous aident pas, vous dites-vous en poussant un soupir morne auquel répond un bâillement de petit chat, qui somnole dans sa pantoufle. Pour ces bestioles, la vie ne doit être qu'un long dimanche, mais bien plus intéressant que le moindre dimanche humain : tout est beaucoup plus intéressant quand on peut le chasser sans même se soucier de l'attraper. D'ailleurs, il est sans doute temps de changer la caisse de petit chat. Ou de nourrir son appétit insatiable (votre chat est un trou noir et un trou blanc à lui tout seul : tout rentre, tout sort ; à votre connaissance, il n'a pas encore découvert le voyage dans le temps, mais c'est parce qu'il préfère passer son temps à jouer avec les rideaux du salon). Vous souhaitez un instant qu'il s'agisse d'un chien, ce qui vous donnerait l'occasion de le sortir. Ah, non : il pleut, il fait nuit, et il fait froid. Et puis petit chat entretient de toute façon un rapport éminemment conflictuel avec l'extérieur : ce dernier le fascine du moment qu'il n'a pas besoin d'y poser la patte. Il n'y a pas de pantoufles à l'extérieur, ou elles ne sont pas assez confortable. De vos pas traînants, vous faites la navette entre la salle de bain et la cuisine (mais sans passer par le trou de ver, ou alors vous n'avez pas remarqué ; si ça se trouve, les dimanches durent autant de temps parce que vous passez la journée à remonter dans le temps sans vous en apercevoir), et constatez que la caisse a déjà été changée et la bête nourrie. Flûte. Vous ne saurez trop dire pourquoi, mais vous voilà déçu. Un verre d'eau à la main (que c'est triste l'eau, quand le lait est absent), vous reprenez place sur le fauteuil que vous avez converti en la chaise de bureau la plus confortable et mal pratique du multivers. Vous faites danser vos doigts le long des accoudoirs en fredonnant la dernière chanson en date coincée dans votre tête, et qui cogne contre la moindre parcelle active de votre cerveau pour exiger sa sortie après une conditionnelle bien méritée. Évidemment, le morceau n'est pas gai ; ils ne le sont plus vraiment, depuis quelques temps. Vos yeux cherchent désespérément quelque chose d'intéressant méritant leur attention de l'autre côté de la fenêtre, mais il n'y a que la lueur d'un lampadaire. Le long de votre mur, la fissure que vous avez amoureusement regardé grandir depuis votre arrivée dans cet appartement n'est plus là : vous l'aviez colmatée dans un vague élan de ménage printanier (qui n'avait pas duré longtemps ; il s'était déclaré soudainement un glacial jour de février, et il y a bien des choses plus passionnantes à faire un glacial jour de février que de colmater des fissures. Se pelotonner sous une couverture, pieds froids contre pieds froids, par exemple. Qui va les réchauffer maintenant ?).

     

    Bon, il n'y a rien d'intéressant sur internet non plus. C'est étonnant quand on y pense : la quantité d'informations inouïe contenue sur la toile, et après une dizaine de minutes vous avez fait le tour de ce que vous juger important -ou au minimum digne d'intérêt- et vous passez le reste de la journée à rafraîchir encore et encore les mêmes pages, des fois que quelque chose de neuf s'y glisserait sournoisement. Rien ne se glisse non plus -sournoisement ou pas- à la suite des quelques mots qui noircissent votre page de traitement de texte. Allez, il est temps de faire un effort ! Vous jurez entendre vos doigts rouillés craquer tandis que vous frappez mollement une touche ou l'autre. Il y a des jours où l'inspiration vous paralyse comme si vous vous attendiez à ce que les touches dévorent vos doigts boudinés de mots comme des piranhas affamés d'information. Et d'autres où les mêmes doigts s'y collent comme de la mélasse. Du coup, vous vous demandez combien de temps des piranhas pourraient survivre dans de la mélasse. Curieusement, le sacro saint internet ne fourmille pas de réponses sur la question (les scientifiques ne sont décidément pas si exhaustifs qu'ils veulent le faire croire!). Par contre, vous trouvez une nouvelle vidéo rigolote avec un perroquet, un patin à roulettes et trois barbes à papa. Du genre que votre mère vous envoie régulièrement attachés aux mails qu'elle vous envoie régulièrement. Tiens, d'ailleurs, auriez-vous un message ? Ce serait chouette ça, un message ! Un sujet direct auquel répondre, pas une dissertation libre dans laquelle laisser errer votre esprit ! Vous n'avez vérifié que dix ou onze fois aujourd'hui, on ne sait jamais, quelqu'un aurait peut-être eu un fait capital à vous faire parvenir dans l'heure qui vient de s'écouler ! On renverse des régimes en moins de temps que ça, peut-être qu'une révolution sanglante est en train de se dérouler sous vos fenêtres en ce moment précis et que vous n'êtes pas encore au courant (vos fenêtres sont très bien isolées, il faut leur reconnaître cette qualité) ! Ou peut-être s'agit-il d'une nouvelle note de votre éditeur, qui vous réussit toujours à vous remonter le moral (sauf lorsqu'il écrit pour vous faire part du petit détail -oh, rien d'important, trois fois, rien, une bête erreur d'inattention sans doute, ne vous inquiétez pas- page sept qui remet en question l'intégralité de votre trame soigneusement établie sur plus de trois cents pages. Non, ces mails là vous donne envie de courir tête la première contre un mur) ! Et bien non. Pas même le moindre spam. Ce qui vous aurait permis de remettre à niveau les protection de votre vieil ordinateur. Il ne faut pas perdre de temps avec ces machins, ou on s'en mord les doigts après qu'il soit trop tard ! Et vous vous y connaissez. Vous vous les mordez tous les jours depuis la dernière discussion.

     

    Il y avait des bons jours, pourtant. Du moins vous semblait-il. Vous aligniez deux, trois pages en vitesse de croisière, vous sortiez au soleil, vous bavardiez avec Kevin une manette à la main, vous buviez un verre avec la serveuse de ce petit bar sympa après son service. Mais, au fond, rien qui permette d'écrire la moindre histoire digne de ce nom. Après tout, vous avez déjà clos le chapitre de votre meilleur opus, même si ce n'est pas vous qui l'avez écrit. Pas tout seul en tout cas. Si cela n'avait tenu qu'à vous, vous auriez fait autrement. Vous auriez fait autrement tout court d'ailleurs. Sur bien des points. Il n'y a jamais assez de notes de bas de page... Mais ce n'est pas comme si pouviez la rééditer de toute façon, et aucun auto correcteur n'aurait été d'une grande aide (vous aimeriez bien être doté d'un auto correcteur adapté à votre vie d'ailleurs ; même au risque de situations cocasses imprévues, comme vous retrouver à contempler le dernier testicule de votre artiste préféré plutôt que son dernier opuscule2). Dehors, il pleut toujours et rien ne se produit de digne d'intérêt. Tout pour vous divertir plutôt que de contempler l'une ou l'autre histoire : celle qui stagne sur votre ordinateur, ou l'autre. Peut-être sont-elles liées dans leur stase : trou noir, trou blanc, et du vide entre les deux, sans cesse et sans cesse bloqué dans une courbe fermée dans le temps. Ou quelque chose comme ça (vous avez lu un article là-dessus il y a peu, ce qui est l'équivalent d'avoir une chanson en boucle coincée dans la tête). Autant commencer à vous documenter sur la physique quantique, aujourd'hui n'est pas plus un mauvais jour qu'un autre pour commencer ! La solution du voyage dans le temps est peut-être là, tout près, à votre portée... Ce concept vous obsède bien plus que la trame de votre roman en cours. Vous ouvrez une page sur le sujet au hasard, manquez tourner de l’œil (non pas vous évanouir, mais physiquement tournez vos yeux dans vos orbites sous l'effort de comprendre les termes et diagrammes barbares qui s'affichent ; vous ne comprendrez jamais rien aux mathématiques, surtout quand ils ne s'embarrassent même pas du moindre nombre), la refermez et retournez vous servir un verre d'eau. La caisse est toujours propre, l'écuelle toujours à moitié pleine, et vous avez un vague sentiment de déjà vu dans la bouche (le goût ressemble un peu au lait de soja, soit au goût d'un morceau de carton qu'on aurait trempé au fond d'un verre de lait ; si, si, vous l'assurez). Vous le mâcher et l'avaler en vous forçant un peu, par dépit plus que par nécessité. C'est fou ce que l'on ne peut pas faire en un jour, surtout quand il passe comme trois. Au moins. Et il n'y a même plus de vaisselles à faire ! C'est encore plus propre -et plus rapidement- lorsqu'il n'y a plus que deux mains. Elles n'en ont plus à tenir, faut bien qu'elles s'occupent. Elles pourraient tout aussi bien s'occuper à travailler un peu, vous dites-vous en vous remettant à écrire. Parfois, il suffit de forcer un peu pour que ça passe, ce qui vous rappelle une blague grivoise de Kevin et vous donne envie d'aller vous lavez les mains. Après tout, des doigts propres écrivent mieux, c'est prouvé non ? Après une autre brève recherche, rien là-dessus non plus (vraiment, que fait la communauté scientifique?). Finalement, la procrastination c'est un peu voyager dans le temps : on avance pour se retrouver au point de départ. Et parfois avant même d'avoir commencé.

     

    C'est fascinant comme tout le devient une fois qu'il n'y a plus rien d'autre. C'est une ombre sur le mur, une retraite confortable au fond de la caverne, là où il y a de préférence un thé bien chaud. Tout s'affronte bien mieux un thé bien chaud à la main (ce n'est pas l'assaillant meurtrier hurlant de douleur après s'en être pris en plein visage qui vous dira le contraire). C'est une bonne idée, d'ailleurs ! Vous vous levez d'un coup, excité à l'idée d'aller faire du thé dans la cuisine comme un enfant à la perspective de monter sa première boîte de légos (avant de marcher dessus sans faire exprès le lendemain au saut du lit). N'est-ce pas là un but noble, dont la saveur semble déjà monter le long de vos papilles et la fragrance le long de vos narines ? Vous mettez l'eau à chauffer avec l'enthousiasme un peu dément de celui qui a oublié ce que c'était, et attendez fiévreusement le sifflement de la bouilloire électrique (qui ne fait même pas sauter les plombs cette fois-ci, hourra!). Une boule à thé remplie de son trésor, du sucre brun, il ne manque qu'un ingrédient pour compléter à merveille le breuvage, celui sans quoi ce thé particulier ne peut pas être entier, et qui rend la vie complète ! Ce dont vous avez besoin pour vous lever le matin et vous coucher le soir ! Ce qui fait de votre vie une aventure pleinement partagée ! Vous ouvrez le frigo, et contempler l'intérieur vous rappelle soudain une triste réalité que vous avez trop souvent tendance à oublier depuis quelques temps : il n'y a plus de lait. Vous vous laissez glisser le long du réfrigérateur, une tasse inutile à la main, petit chat venant s'installer sur vos genoux avec autant de curiosité que de réconfort dans sa voix étonnamment puissante pour sa taille. Vous hésitez entre un profond soupir et un rire nerveux, faute de mieux, tandis que vous vous passez une main sur le visage. Dans l'autre pièce, au bout du petit couloir encombré, l'écran bleuté de votre ordinateur continue de vous narguer. Il n'y a jamais rien de bond derrière le frigo, et il arrive même qu'à l'intérieur non plus (même le reste de riz dans son plat en plastique vous avait paru particulièrement patibulaire). A quoi bon un thé sans son lait ? Surtout lorsqu'il s'agit de votre favori. Il est sans doute parti dans un autre frigo.

     

    Trou noir, trou blanc.

     

    1On ne trouve jamais rien derrière le frigo, et c'est prouvé : c'est bien pour ça qu'on le laisse contre le mur. CQFD.

     

    2Ce sont des choses qui arrivent.

     

  • Trois heures trente-deux

    Le retour des historiettes: ça faisait longtemps...

     


    podcast

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    "I am good, I am grounded
    Davy says that I look taller
    I can’t get my head around it
    I keep feeling smaller and smaller"

     

    Vous êtes assis sur une des chaises pliantes de votre petit balcon. Lui qui était toujours encombré-un meuble inutile refilé par une vieille tante, des cartons de déménagement encore plein, un sac poubelle troué rempli de bouteilles en plastique dont le fond avait pris le temps de se déverser jusqu'à former une petite plaque brunâtre figée sur le sol- voilà que vous avez finalement profité de ces derniers mois pour le débarrasser. Vous en profitez maintenant, dans votre vieux peignoir vert et pelucheux, un verre à la main. Vous jetez un œil distrait sur l'écran de votre téléphone ; il est presque trois heures et demi du matin, et le silence de la nuit n'est troublé que par la voiture occasionnelle qui passe sous votre fenêtre. Le quartier est calme, vous n'y aviez jamais prêté attention auparavant, occupé à vivre entre vos murs. Fasciné, vous contemplez les rares lumières des immeubles d'en-face, curieux de savoir ce qui retient debout vos compères noctambules. D'un geste théâtral qui ne sera pas vu, vous brandissez votre verre à l'intention de ces êtres si lointains, et pourtant si proches. Le goût du rhum pique votre palais, même si vous avez pris soin -comme toujours- de l'adoucir avec une bonne dose de boisson sucrée. Pendant longtemps, vous refusiez ce petit plaisir, craignant le mélange délicat avec vos médicaments. Mais votre psy bien aimé -que la question n'aura même pas fait sourciller (vous attendez encore de trouver le truc qui réussira à le surprendre)- vous aura rassuré en vous disant que tant qu'il s'agissait d'un simple petit verre, il n'y avait aucun risque. Et puis vous vous relâchez ; depuis quelques temps, vous avez décidé d'assouplir vos habitudes, et de ne plus vous souciez du moindre détail comme votre vie en dépendait. Peut-être que pour la première fois, vous avez l'étrange sentiment que cette dernière vous appartient vraiment. Ce qui est d'autant plus curieux, et qui n'en est pas moins malheureux. Votre regard s'attarde sur le cendrier en cuivre qui repose sur la table de jardin, et dans lequel repose le cadavre de votre dernière cigarette. Dix-sept jours que vous tenez bon, voilà qui est étonnant. Vous n'essayez même pas, pas vraiment : vous avez l'esprit trop ailleurs pour y songer, voilà tout.

     

    Vous étendez vos jambes sous la table, étirant le plus possible jusqu'au bout de vos doigts de pieds nus, en poussant un grognement. Il fait bon malgré l'heure avancée de la nuit, et il y avait longtemps que le temps ne s'était pas révélé aussi clément. Alors vous êtes sortis, vous êtes allé marcher, sans d'autre but que celui de la compagnie qui vous avait été offerte. Vos muscles, peu habitués à l'exercice, protestent. Mine de rien, cela faisait longtemps qu'un simple petit détail tel que celui-ci ne vous avait pas fait vous sentir aussi vivant. Pas mieux, pas vraiment, mais vivant. Vous avez recommencé à sortir ces dernières semaines, d'abord timidement puis avec l'avidité d'un homme cherchant à boire après sa traversée du désert. Vous ne devez pas oublier de vivre, c'est le conseil que vous vous êtes finalement décidé à écouter. Ce qui ravit Steve, qui ne manque pas une occasion de vous inviter dans son nouveau foyer : Anna et lui ont emménagé ensemble il y a bientôt quatre mois de cela, et vous ne pouvez vous départir d'un air étonné quand vous y songer. Décidément, les gens qui vous entourent n'ont pas fini de vous surprendre. Et puis il y a les soirées films, que certains de vos amis se sont mis en tête de programmer afin de palier à votre désastreuse culture cinématographique (vous continuez de confondre Martin Scorcese et Stanley Kubrick) et, vous vous en êtes rendu compte rapidement, surtout pour contribuer à vous changer les idées. Et si ces dernières s'agitent encore sous votre crâne, toujours les mêmes, vous avez au moins réussi à les regarder de loin, comme sous une autre perspective. Et puis cela fait du bien d'être entouré.

     

    Vous repensez à votre marche du jour, le long des parcs -vous avez une formidable envie de vert ces temps-ci, pour lequel vous avez développé un appétit insatiable, comme si tous les arbres, toutes les fleurs, toutes les plantes du monde ne suffisaient plus à vos yeux- en bonne compagnie. Une vieille connaissance plusieurs fois perdue de vue, plusieurs fois retrouvée. Une femme charmante issue des mêmes jeunes années que les vôtres, et que vous avez eu du plaisir à revoir. Vous en avez d'ailleurs été le premier étonné, et vous sentez partagé entre un étonnement ravi et un vif sentiment de culpabilité. Vous n'auriez pas cru ça de vous, et vous étiez loin d'imaginer la rappeler ; ou, plutôt, de lui écrire un message, voir un mail. Après tous, les mots écrits restent votre fort... Ce n'est pas le premier de vos bons jours, dernièrement. Depuis que vous en guettez l'apparition plutôt que de les ignorer, replié dans l'ombre de votre malheur, il semblent arrivés avec une bienvenue régularité. Vous avez un peu l'impression de redécouvrir le monde autour de vous. Vous vous êtes d'ailleurs remis à écrire, et les encouragements de votre éditeur vous font chaud au cœur, tandis que vous louez une fois de plus sa patience. Sa femme et lui ont également été là pour vous, comme un couple de vieux parents soucieux de leur petit protégé. Et vos véritables parents ne sont pas en reste non plus, du même que le reste de votre famille, depuis que vous avez enfin cessé de vous renfermer sur vous-même. Vous êtes sans-cesse stupéfait de voir ainsi votre neveu grandir devant vos yeux. Et s'il y en a un qui ne grandit pas, c'est bien petit chat : la bestiole vient de se glisser sur le balcon, sans-doute curieux de voir son humain debout dehors à cette heure (même s'il doit être habitué à mes horaires irréguliers) et certainement à la recherche d'un peu de nourriture, des fois que vous vous baladeriez avec des morceaux de sardines dans les poches de votre peignoir. Voyant que ce n'est pas le cas, il pousse un de ses fameux miaulements plaintif et étrangement disproportionnés par rapport à sa taille minuscule et repart à l'intérieur. Vous aviez depuis longtemps trouvé l'être qui ne vous laissera jamais tomber ; qu'il passe une grande partie de son temps à se lécher le derrière n'est d'aucune conséquence.

     

    Vous inspirez profondément, songeant tour à tour au prochain passage de votre roman, à votre visite de prévue le lendemain chez Steve, à votre agréable balade du jour sous un ciel bleu, une belle femme à vos côtés. La vie continue, aussi sûrement que se déroule un théorème. C'est ainsi, vous n'y pouvez rien. C'est même tout d'abord contre votre gré que vous avez commencé à vous sentir un peu mieux. Et pourtant... Et pourtant il y a votre souffle court qui vous réveille au milieu de la nuit et vous pousse à venir respirer sur le balcon. Une vieille connaissance qui ne vous a jamais vraiment quitté et qui sait encore vous nouer la gorge, vous tordre le ventre et vous faire battre le cœur bien trop fort dans la poitrine tandis que vos angoisses éclatent comme un feu d'artifice depuis bien trop longtemps contenu. Et maintenant, quand vous roulez dans votre lit trop grand en tendant la main, personne ne la saisit, personne n'éteint le feu. Il ne s'agissait même pas de l'éteindre, pas vraiment ; c'était plutôt comme réussir à diminuer son importance face à la lumière qui irradiait autour de vous, entre vous deux. Et même alors que vous passez du bon temps avec quelqu'un d'autre, avec cette femme qui vous ressemble tant et que vous avez toujours plaisir à revoir, vous luttez pour trouver les bons mots en sa présence même lorsque vous avez des choses à vous dire. Et vos silences ne sont pas partagés comme la plus passionnante des conversations, intime et complète ; il ne s'agit que de silences, et vous avez peur de ne plus jamais trouver quoi dire, ni à qui.

     

    Vous avé recommencé à vivre, mais encore une fois cela ne veut pas vraiment dire que vous allez bien, que vous allez mieux. Vous avancez, parce que vous n'avez pas le choix, et que vous avez la chance d'avoir tous ces gens autour de vous. Les anciennes comme les nouvelles rencontres, qui peuplent vos journées tandis que vos mots noircissent à nouveau vos pages, tandis que vous avez enfin pris le temps de débarrasser le balcon, maintenant que ses affaires ne sont plus là, maintenant qu'il est temps de faire peau neuve. Mais malgré le changement, malgré le soulagement, malgré l'évolution, tout rangement ne finit finalement par exposer que ce qui vous ronge depuis, et avec lequel vous avez dû appris à revivre : un grand vide. Et vous n'arrivez toujours pas à le combler, parce que sa forme est si spécifique que vous ne l'aviez jamais remarqué avant qu'il ne soit comblé, puis brutalement réapparu à nouveau, il y a plusieurs mois de cela. Unique, et à jamais inscrit en vous, que vous le combliez ou non un jour avec d'autres formes, d'autres émotions, d'autres souvenirs. Rien n'est plus pareil, et si le temps passe et fait son effet, il y a des choses qui ne changent pas.

     

    Et celles qui ne seront jamais plus. Vous regardez l'heure à nouveau : trois heures trente-deux. Vous vous souvenez d'une nuit parfaite, il y a ce qui vous semble tout à coup une éternité ; et pourtant, entre ces deux nuits il aurait aussi bien pu se passer uniquement les deux minutes qui viennent de s'écouler. Il n'y a plus que vous, sur le vide de votre balcon, sous un ciel étoilé, face aux lumières tardives de vos voisins. Il est trois heures trente-deux du matin, et ça ne change rien.

     

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    Chanson: I Need My Girl - The National (sur leur très beau nouvel album "Trouble Will Find Me"

  • Intermède: L'ennemi hebdomadaire

    Une mini pause dans "Lucie", parce que j'ai eu l'inspiration d'une p'tite historiette, et comme ça fait bien longtemps que je n'en avais pas écrite, j'ai profité de l'occasion!^^ Bon, ce n'est pas la meilleure, mais c'était chouette de retrouver ces personnages et d'écrire un peu différemment entre deux pages de "Lucie". Comme toutes les autres historiettes, vous la trouverez ici: http://troisheurestrente.over-blog.com/article-l-ennemi-hebdomaire-111272144.html