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Historiette - Page 4

  • Retour au bercail

    Une nouvelle historiette, pour une nouvelle humeur! ^^

     

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    Vous aviez le programme de cette fin de soirée en tête. Un bon film peut-être, confortablement installé dans le grand fauteuil en cuir du salon de vos parents. Un de ces films vus et revus, dont la familiarité vous enveloppe à chaque fois comme un cocon, stase temporelle de deux heures où vous savez que rien de pire que la fin du film ne peut vous arriver. Ou alors ouvrir un bon bouquin, parmi tous ceux que vous avez à lire, pour vous retrouver finalement plongé dans un roman lu cent fois, et dont la cent-unième lecture s'avère aussi poignante et exaltante que la première. Si ce n'est plus avec le recul ; il y a aussi du bon dans le fait de grandir, récoltant un brin de maturité en chemin. Les mots qui vous enthousiasmaient enfant vous faisaient soudain partir dans un tout autre voyage avec un peu de bouteille derrière soi. Allumer une console, vous perdre dans le monde fantastique d'un de vos chers jeux favoris, qui prenaient la poussière avant que vous ne retrouviez le temps de vous y mettre. Le temps. C'est étrange, comme concept. On ne le perçoit jamais de la même manière, et ce n'est pas tant qu'on en perd ; on l'oublie, plutôt.

     

    Le temps, vous le passez chez jours-ci dans le grand appartement de vos parents, à la campagne. Les immenses pièces de votre enfance semblent bien vides avec un seul occupant et pourtant, vous vous ne vous y sentez pas si seul que ça. Il y a les échos de toute une vie pour vous tenir compagnie ou, du moins ce qui vous semblait toute une vie quand vous y viviez encore. On a beau se jurer de ne plus jamais y remettre les pieds une fois libéré du carcan familial, ivre à l'idée de pouvoir voler de ses propres ailes (et croyez-moi, ce n'est pas très avisé de voler avec autant dans le nez). Y vivre à nouveau ? Quelle horreur ! Quel terrible coup du sort il faudrait affronter pour se résigner à aller ainsi à reculons ! Pourtant, quand un repas de famille vous y conjure, voilà que vous avez de la peine à quitter ces lieux le soir venu, quand les sœurs, les parents et les enfants se séparent et que l'espace d'un instant, personne ne sait plus qui il est vraiment parmi tout ça. Et il y a le retour chez vous, dans un petit appartement vide, encore dépourvu de cet écho confortable d'une vie entière (car ne vit-on pas plusieurs vies, l'envol du nid familial ne représentant que le début de la deuxième?).

     

    Cette fois-ci, vous avez accepté de garder la casa familiale lors des vacances de vos parents. La retraite aidant, ils ne cessent de voyager, de partir dès qu'ils en l'ont l'occasion. Maintenant qu'ils ne sont plus cloués à la base, et un brin décontenancés de ne plus se retrouver avec une affectation dans les pattes, ils profitent de leur dernière permission. La plus longue, et la plus méritée. Ou alors, parfois vous le soupçonnez, c'est qu'ils n'arrivent plus vraiment à vivre chez eux à plein temps. Car pour eux, comme pour beaucoup de monde, un chez-soi représentait l'endroit où l'on se retrouvait à l'abri, le soir, ensemble, une fois libérés des obligations diurnes du travail et des responsabilités. Et pendant longtemps, il y a les enfants, et on n'est plus jamais deux, plus vraiment. Et puis voilà qu'on ne travaille plus, que la maison qui contenait à peine quatre, cinq personnes ou plus devient soudain immense. Immense, et pourtant si étroite, quand on ne peut plus s'avancer au détour d'un couloir sans tomber sur l'autre. Alors peut-être que c'est plus facile ailleurs. Vous imaginez que ces échos n'ont pas forcément la même signification pour tout le monde...

     

    Pour votre part, vous êtes plutôt content d'être là. Loin de votre maison à vous, pour un temps du moins. Votre maison de plus en plus étriquée, alors qu'il n'y a jamais eu autant de place. La même rue sous vos fenêtres, les mêmes bruits des passants et des voitures, les mêmes murs, les mêmes plafonds... Lorsqu'on contemple trop longtemps à deux, même la chose anodine peut s'avérer difficile à voir encore et encore. C'est idiot, mais c'est comme ça. Et vous n'avez pas vraiment les moyens de refaire vos tapisseries (et encore moins les capacités, à moins qu'un voisin inquiet ne finisse par enfoncer la porte avant de vous retrouvé collé en un endroit improbable entre mur et plafond, à boire l'humidité gouttant de la salle de bain du dessus et vous nourrissant de mouche assez peu chanceuses pour avoir décidé de se poser dans ce piège involontaire). Alors passer une dizaine de jours dans votre ancien chez-vous vous a paru être une bonne idée. Vous aimez la tranquillité qui y règne. Pourtant, c'est tout aussi silencieux chez vous, en ville, mais nul silence n'est identique aux autres ; il y en a auxquels on s'habitue tellement qu'ils finissent par se transformer en un terrible vacarme sous votre crâne...

    Ce silence ci vous détend, il est...rassérénant. De même que les meubles familiers, le carrelage froid sous vos pieds, les immenses plantes vertes plus vieilles que vous qui étalent leurs branches le long de certains murs...et une cuisine moderne récemment refaite, mais vous échangez avec plaisir la nostalgie de l'ancienne contre le côté pratique de la nouvelle. Et vous vénérez sa cuisinière à induction comme un idole païenne, bien loin des trois misérables plaques aussi imprévisibles qu'effrayante qui font régner la terreur dans la boîte à chaussures aux murs gras (la hotte, voilà une belle invention elle aussi!) qui vous sert de cuisine. Vous pourriez cuisiner des heures pour le simple plaisir d'enfin vous retrouver aux commandes d'un matériel de qualité ! Et puis le calme de la campagne vous replonge loin de celui de la ville, qui n'est pourtant guère plus agité dans votre petit et vieux quartier. Mais ici, il y a quelque chose dans l'air...

     

    Peut-être est-ce petit quelque chose dans l'air (vous espérez juste qu'il ne s'agira finalement pas d'un moustique, les sales bêtes sont nombreuses dans le coin ; voilà bien un truc qui ne vous manquait pas, tiens!) qui vous pousse finalement abandonner tous vos beaux projets en cette calme soirée de la fin du printemps. Vous lirez plus tard, vous jouerez plus tard, vous regarder films et séries plus tard. Vous avancerez sur votre livre plus tard aussi, ce qui se révélera plus problématique, mais la procrastination n'est jamais plus dangereuse que lorsqu'elle est dans l'air et qu'on essaie d'y résister. Dans ces cas-là, mieux vaut suivre le courant. Vous n'avez pas envie de rester enfermé malgré l'appartement chaleureux, mais d'aller prendre l'air de la nuit. D'autant qu'il fait déjà bien chaud malgré l'obscurité qui finit de s'étendre sur les environs. Un short et t-shirt suffiront. C'est la première fois de l'année que vous abandonnez le pantalon, et l'air de la nuit qui vient chatouiller vos mollets vous procure un délicieux sentiment libérateur. Vous descendez les escaliers pour arriver sur le trottoir, bien éclairé par les nombreux lampadaires. Presque au milieu du village, le vieil immeuble bucolique qu'habite vous parents surplombe la grande route qui traverse, et bien, la grande rue. On ne peut pas reprocher un manque de logique aux villages ; il faut vraiment être grand, pour que cette dernière ne suffise plus, de toute façon... Dans l'appartement, petit chat -que vous avez transporté avec vous, et dont le récit de la capture et du voyage remplirait à coup sûr une nouvelle chronique- doit dormir en ronflant dans une de vos vieilles pantoufles. Vous n'avez encore jamais essayé de l'amener dans le jardin familial : le connaissant, il resterait pétrifié et tremblant devant le premier brin d'herbe venu, se demandant dans quel monde effroyable il se retrouvait projeté, et ce qui allait le tuer le premier (ce tuyau d'arrosage avait l'air particulièrement vicieux!).

     

    C'est au hasard que vos pas vous guident, sans destination bien précise en tête. En voyant les bâtiments, pour la plupart inchangés, qui vous entourent, les flash-backs défilent sous votre crâne en une agréable sensation qui rappelle celle de glisser ses pieds dans de bonnes grosses chaussettes confortables, celles qu'on a depuis toujours et qu'on refusera toujours de jeter malgré les trous ici et là et le gros orteil droit qui commence à mettre son nez dehors. Et puis vous décidez soudain de traverser la route en profitant du nouveau passage piéton, qui a transformé la traversée de la mort de votre enfance en un nouveau chemin balisé et, surtout, sécurisé. Ce n'est pas plus mal. Vous vous dirigez machinalement vers la station-service, encore illuminée. Outre le pub et le restaurant, c'est le bâtiment qui reste ouvert le plus longtemps chaque soir, son magasin fermant ses portes à l'heure vénérable -pour une telle localité- de vingt-deux heures. D'ici une dizaine de minutes, remarquez vous en consultant distraitement l'heure. Comme mu par un automatisme, vous déambulez parmi les rayons, à la recherche d'un trésor bien précis : la glace de votre enfance, le parfum que vous preniez toujours à cette même station, quand vous parents vous envoyaient chercher des desserts un peu à la dernière minute après un bon souper, avant de pouvoir vous installer devant le film du soir. A farfouiller ainsi dans la station en pleine nuit, il vous suffit d'un peu d'imagination et vous voilà à nouveau en Corée, lors de votre dernier voyages, avec des amis. Vous êtes replongés dans les ambiances à la fois exotiques et familières de la mégalopole de Séoul, et il vous suffit de froncer un peu le nez pour presque réussir à en sortir les parfums. Séoul, la ville qui ne dort jamais, où les rues fréquentées sont pleines de monde, pleine de vie, de musiques, de nourriture et d'ambiance, tout simplement. Où vous pouviez sortir sur un coup de tête à passé deux heures du matin et vous trouvez une des petites épiceries qui pullulaient afin de vous trouver un bol de ramen bien chaud, un burger au micro onde délicieusement écœurant (ou l'inverse, vous n'avez jamais vraiment su), ou une boisson quelconque pour vous rafraîchir, à partager avec d'autres noctambules ou à garder pour vous, petit secret parmi des millions d'autres. L'espace d'une minute ou d'eux, dans votre petite station-service campagnarde, quelque part en Suisse, vous êtes de retour à Séoul. Puis la vague repart aussi soudainement qu'elle était venue, vous laissant frissonnant de nostalgie comme la personne à qui l'on retire d'un coup sa couette au petit matin. Vous vous retrouvez ici, où acheter n'importe quoi avant dix heures relève parfois de l'exploit, et où les prix vous redonnent une petite leçon en réalité.

     

    C'est avec votre trésor dans les mains -la précieuse glace existait encore, victoire ! Et avec le bon parfum en plus!- que vous sortez pour reprendre votre impromptue balade nocturne, des souvenirs de voyages plein la tête. Et des envies aussi. Des envies de repartir, comme si la maison de vos parents n'était qu'un début, et quelque chose vous attendait après. Quelque chose de plus loin, de plus différent...et de familier à la fois. Vous repartirez un jour, vous le savez. Et cette simple pensée vous met du baume au cœur et vous aider à traverser la nuit l'esprit serein. Jusqu'à la gare, où s'arrête le train de campagne toutes les heures. Et devant, le grand parc où vous jouiez, petit, sur les balançoire. Mais les balançoires sont trop petites pour vous, alors vous vous asseyez sur un muret et commencez à déguster paisiblement votre glace, vos écouteurs sur les oreilles, avec la musique qui participe de plus belle au sentiment de la balade. Il est étrange de constater comme vous pouvez parfois vous sentir soudainement et terriblement seul au sein d'un groupe d'ami où vous vous sentez pourtant accueilli, et ce sans la moindre explication, sans la moindre raison...et comment vous pouvez vous sentir comblé, en phase avec l'univers, alors que vous êtes seul sur un muret devant une gare déserte, à manger une glace. Satisfait de la solitude voulue, vous recherchez pourtant la compagnie, comme cela vous arrive parfois. Cette manie que vous avez tout à coup d'espérer voire apparaître un ami, ou un inconnu qui le deviendra. Ou une inconnue, même si ce n'est pas toujours l'amour qui se doit d'être le but premier. Après vous êtes brûlé au feu du dernier, vous pouvez attendre. Mais si quelqu'un... Bah, il s'agit toujours de si, après tout. Et quand ils se retrouvent en face de nous, ils ne tardent de toute façon pas à devenir bien plus qu'hypothétiques, qu'on le veuille ou non. Peut-être avez vous une vielle âme un peu idiote de grand romantique rêveur, ne croyant pas dur comme fer que la bonne personne sortira du prochain train pour se retrouver face à lui, mais ne pouvant s'empêcher de l'espérer quand même dans un coin de sa tête...

     

    La glace fini, vous jetez soigneusement l'emballage dans la poubelle non loin, et poussez même le vice à vous emparer des quelques détritus que vous apercevez dans l'herbe pour leur faire suivre le même chemin. L'air vaguement satisfait du devoir vaguement civique vaguement accompli, vous reprenez votre route. Ce sera peut-être un autre train, un autre jour, un autre ailleurs... Bah, là tout de suite, ça n'a pas d'importance, pas vraiment. Ou si, mais vous bénéficiez d'un de ces petits moments trop important pour s'en rendre compte. Vous marchez quelques minutes encore, les mains dans les poches, des chansons de circonstance défilant dans vos oreilles. Il fait bon, les lumières du village sont agréable aux yeux, et il y a ce quelque chose dans l'air... Vous frappez, et manquez votre cible : cette fois-ci, il s'agissait bien d'un de ces fichus moustiques.

     

    Avec votre content de vadrouille dans la tête aussi bien que dans les pieds, vous prenez le chemin de ce qui a été votre maison plus longtemps que n'importe quelle autre. La nuit est encore belle, la nuit est encore longue. Ce bouquin aura peut-être un nouveau chapitre au matin, qui sait...

  • Gainage avec extra bacon

    Après plusieurs petites historiettes dont je n'étais pas très satisfait et qui à mon sens ne s'inscrivent pas vraiment dans l'ensemble "canon", voici un nouveau texte dont je suis plutôt content! Une vraie nouvelle historiette, du moins je crois, qui est dans le bon "ton historiette" que je pensais avoir un peu perdu. Bref, ça fait du bien de retrouver ça, en espérant que ça fonctionne! o/

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    Vous entretenez une relation particulière avec votre corps. Une relation faite de compromis qui a depuis longtemps mené à une entente cordiale, si pas particulièrement chaleureuse. La principale règle étant : vous lui fichez la paix, et il se contente de faire de même. Vous n'avez jamais vraiment eu à vous en plaindre. Vous avez toujours pris soin de lui éviter les efforts inutiles et les accidents les plus graves, et il a rarement cru bon de vous affliger de quelque chose de plus difficile à supporter qu'une grippe un hiver sur deux (bien que vous le soupçonniez de garder le compte de toutes vos maladresses. Du moindre orteil cogné contre un coin de meuble aussi régulièrement que, disons, le courrier arrivant chaque matin, à l'épaule que vous vous êtes un jour fissurée en trébuchant par-dessus un muret. Et d'attendre patiemment le jour où il pourra vous rendre le tout de son propre chef en refusant soudainement de fonctionner et de vous affliger de la dernière maladie mortelle à la mode, ce qui n'arrange pas votre léger côté hypercondriaque). Bref, tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes si vous n'étiez pas en train de constater tristement que votre ventre commence à gagner du terrain sur vos orteils lorsque vous baissez nonchalamment la tête pour le regarder. Quelle idée diront certains, et ils ont bien raison. Vous pourriez parfaitement vivre sans vous contempler le nombril. Des tas de gens le font et s'en tirent très bien, merci pour eux. Seulement, vous trouvez plutôt désagréable de passer toutes vos douches à regarder en l'air, et le produit qui fini immanquablement par couler dans vos yeux n'aide en rien (car vous finissez toujours par vous en mettre dans les yeux lorsque vous vous lavez, c'est aussi immuable qu'une loi de la physique et ce même lorsque vous utilisez un bon vieux pain de savon solide1). C'est ainsi que propre, mais les yeux rouges, vous vous retrouvez un matin en train d'observer votre silhouette dans la glace, entre les taches de dentifrice qui ont tendance à y apparaître et dont vous ne comprenez jamais l'origine, le miroir étant au-dessus du lavabo. A croire que vous vous ébrouez les gencives deux fois par jour à la manière d'un morse à l'abreuvoir. D'ailleurs, la hauteur dudit miroir n'aide pas vraiment à donner une vision d'ensemble de votre silhouette, ce dont vous lui êtes habituellement gré. Mais aujourd'hui, vous vous tortillez d'avant en arrière dans votre salle de bain de manière à mieux vous rendre compte de la situation nommée bedon. Distraitement, vous songez à tirer la balance de sous la commode, mais vous abandonnez bien vite l'idée. Non pas que vous en ayez une peur panique (vous vous contentez juste de marmonner méchamment en sa présence), mais parce qu'elle ne fonctionne plus, et depuis le troisième jour de votre emménagement il y a plusieurs années de cela. L'idée de s'en occuper plus avant vous a toujours paru futile, d'autant que vous devriez vous baisser et risquer un tour de rein, ce qui irait à l'encontre du marché passé avec votre corps. Marché qui n'est peut-être plus valide, vous dites-vous d'un air maussade en vous pinçant la peau du ventre, qui bloblote et contribue à assombrir encore votre humeur. Certes, pour l'instant, il s'agit encore d'un oreiller confortable pour petit chat, mais il ne tient qu'à vous de ne pas le voir se transformer en trampoline (avant de finir en sable mouvant). Et puis la flamme-de-vos-vieux jours2 risque de commencer à se moquer. Oh, gentiment, bien sûr : au fond, elle s'en moque de votre apparence globale, du moment que vous pensez à vous nettoyer derrière les oreilles et que vous vous coupez les ongles des pieds régulièrement, mais il n'y a pas pire (ou meilleur, tout dépend du point de vue) qu'un conjoint sur la même longueur d'onde pour manier la pique avec l'adresse d'un hussard du quinzième siècle (ou était-ce le sabre ? Vous faites une note mentale de rechercher la bonne réponse plus tard). Ce qui ne serait pas très juste de sa part, étant donné qu'elle fait partie de cette catégorie hautement méprisable de personnes qui peuvent se goinfrer quotidiennement sans prendre le moindre kilo. Non, décidément, il va vous falloir faire quelque chose. Adepte des solutions de facilité lorsque le contraire serait d'envisager quelque chose de potentiellement éreintant, vous songez l'espace d'un instant à ces histoires de pilules miracles. Et à regretter de ne pas avoir sous la main un aspirateur à graisse (du moins pas dans vos moyens). Il y a bien les régimes, mais vous ne voyez pas l'intérêt de manger des légumes si c'est pour se priver d'accompagnement. Las, vous savez qu'il ne vous reste qu'une seule chose à faire, et elle fait bien évidemment partie des choses potentiellement éreintantes. Et de longue durée. Murmurant quelques mots d'excuses à votre corps et vous maudissant de ne pas avoir ajouté une clause au contrat, vous vous mettez à la recherche de votre porte-monnaie.

     

    Dedans, vous y retrouvez votre carte de membre de la salle de fitness3.

     

    Tout était parti d'une bonne intention et de la formidable motivation qui précède toute bonne idée destinée à tomber rapidement dans les abysses de l'oubli. Votre ami Steve vous avait convaincu de vous inscrire en sa compagnie à un des clubs de la ville, choisi au hasard au vu de votre ignorance mutuelle. Pour vous, ils se ressemblaient tous, aperçus ici et là au détour d'une rue : gris, illuminés par la lumière froide de néons, passant les derniers tubes à la mode façon disco plage et donnant une formidable impression de tristesse. Quand vous y pensiez, vous ne pouviez vous empêcher de les imaginer un lundi matin d'hiver à huit heures, ou un dimanche soir après vingt-deux heures. Ils faisaient partie de ces institutions dont vous n'aviez jamais vraiment franchi le pas et possédant leur aura propre, un peu comme les église ou les laveries (qui requièrent tous les deux que vous glissez votre monnaie dans des fentes en priant pour que tout se passe bien, des fois que les noirs seraient mélangés avec les blancs). Mais Steve avait su faire ployer votre résolution, capable de déployer des trésors de persuasion du moment qu'il s'agit de quelque chose de parfaitement futile (vous l'avez une fois vu marchande une paire de tongs avec succès dans une grande surface). Steve, qui possède en tout et pour tout zéro pour cent de matière grasse sur l'ensemble de son corps. Il en était surtout pour les muscles, afin de changer sa silhouette de mante religieuse (si les mantes religieuse étaient aussi souples que, disons, du verre taillé à la serpe). Steve, qui fait partie de ceux qui estiment nécessaire de s'acheter l'ensemble de l'équipement nécessaire à l'idée de pratiquer telle ou telle activité, à l'image des marcheurs du dimanche qui s'échinent à crapahuter sur des pentes de dix pour cents une heure tous les week-ends avec des bâtons de marches, des gros souliers de marche, un gros sac à dos de marche contenant tout un nécessaire de survie et deux gourdes d'eau vitaminée (de marche). Steve, donc, s'était rendu à votre première session pourvu d'un short de sport moulant, d'un t-shirt de sport de marque, de chaussures de sport dernier cri, et d'un bandeau éponge placé fièrement autour de la tête. Vous vous étiez contenté d'un pantalon de training (avec lequel vous souhaitez toujours être enterré), d'un vieux t-shirt à l'image d'un dessin animé de votre enfance, et de chaussures d'intérieur achetées d'occasion. Pas de bandeau, et rien n'était de sport, si ce n'était peut-être le linge de rigueur qui vous accompagnait déjà lors de vos cours de gymnastique de votre jeunesse. En pénétrant dans ce que vous imaginiez être le temple de la forme, vous avez pu constaté qu'au moins une de vos impressions était juste, et elle consistait en la musique que des hauts-parleurs diffusaient à plein tube. Les murs n'étaient pas gris, les néons peu agressifs, et l'ambiance n'avait rien de particulièrement déprimant. Vous vous êtes senti un peu déçu, comme à chaque fois que la vie se refusait à céder aux impératifs narratifs. Une dizaine de personnes pédalaient sur des vélos, marchaient sur des engins étranges qui vous donnaient le mal de mer rien qu'à les regarder, et s'échinaient sur des machines que vous auriez trouvées plus à leur place dans les caves humides de l'inquisition espagnole (ou alors chez le dentiste, d'après ce qu'on vous a toujours raconté de cet endroit méconnu ; votre corps a toujours scrupuleusement respecté son contrat lorsqu'il s'agissait de vos dents). Les formalités d'inscription remplies, votre porte-monnaie allégé (et pas la moindre carte de fidélité) et l'esprit légèrement embrouillé par un contrat pourvu d'autant d'option qu'un cabriolet vendu à la croisée des chemins, vous aviez suivi Steve en direction de l'épreuve suivante : les vestiaires.

     

    Vous n'avez jamais aimé les vestiaires. Il y stagne toujours une odeur à mi chemin entre la sueur et la peur (surtout la vôtre), et ils impliquent généralement d'être partagés avec des inconnus pour qui pudique n'est qu'un mot du dictionnaire (et encore, dans une langue morte). Vous, vous êtes du genre à patienter vingt minutes s'il le faut pour avoir accès à une petite cabine privée lorsque vous allez à la piscine, et ce même si vous avez déjà soigneusement enfilé votre costume de main sous vos vêtements, dans le sanctuaire privé de votre chez vous. Le pire, ce sont ceux avec les rideaux comme seule séparation physique avec le monde extérieur, parce que vous avez toujours peur que quelqu'un les tire d'un coup sec ; ce qui vous pousse toujours à bruyamment manifester votre présence en toussant régulièrement comme un asthmatique au milieu d'un nuage de gaz moutarde. A votre grand déplaisir, le vestiaire du fitness ne contient aucune cabine, et vous songez un instant à essayer de vous fourrer dans un casier tel la souple assistante d'un magicien. Mais n'étant ni souple ni prestidigitateur, vous devez y renoncer et ouvrez piteusement votre casier à vous avec la clef qui vous a été assignée (que vous êtes censé garder autour de votre poignet à l'aide d'un bracelet élastique et que vous allez malgré tout perdre assez de fois pour que les rachats cumulatifs fassent passé le contrat initial pour négligeable) et commencez à vous dévêtir comme une vierge effarouchée au milieu de la piste d'un cirque peuplé de spectateurs curieux. Tout en essayant désespérément d'éviter de croiser le regard -ou pire- d'un de vos condisciples sportifs. Qui ne se soucient nullement de votre présence et parlent joyeusement de cocktails diététiques à base d’œufs et de poudres protéinées ce qui, vous l'apprendrez par la suite, représente presque intégralement la somme des conversations de vestiaires. Vous avez entendu des cuisiniers parler moins longtemps de leurs menus que les membres d'une salle de sport. Vous, vous refusez pertinemment de manger des œufs sous toute forme qui n'implique pas de les cuire au moins une fois, et votre idée des protéines s'arrête à un steak bien cuit. La seconde chose que vous remarquez, outre la propension de vos nouveaux congénères à arborer la coupe dite de base (à savoir les cheveux rasés sur le côté et le reste rassemblé en une sorte de choucroute sur le dessus du crâne), c'est l'abondance des muscles fermes qui vous entourent. La plupart de ces mollets pourraient étouffer un cheval, et vous avez peur de vous fracturer le crâne si par mégarde vous vous cogniez contre des pectoraux sortis de nulle part (à vrai dire et pour être parfaitement honnête, ce ne sont pas les pectoraux qui vous inquiètent le plus, mais vous refusez d'en parler plus en avant au risque de vraiment vous sentir complexé). A vrai dire, c'est là quelque chose qui vos étonne : mis à part quelques membres ici et là, la plupart des aficionados de fitness sont déjà pourvus de corps de dieux grecs à leur inscription. Comme s'ils venaient ici pour le simple plaisir de les entretenir comme un jardinier son plant de tomates (avec des jus protéinés à la place de pesticides). Ils portent pour la plupart la chemisette sans manche dite de sport, le short court et le menton haut (généralement capable de tailler de la pierre). Quoi qu'il en soit, ils n'accordent aucun attention à votre égard, ce dont vous leur êtes gré.

     

    Ensuite, ce fut la création de votre programme personnalisé, livré aux mains expertes (et certainement capable de broyer des noix) d'un des joyeux entraîneurs. Les joyeux entraîneurs furent, et bien, joyeux et dynamiques. Ils vous donnèrent même l'impression de ne pas vous juger (ou alors discrètement, entre deux démonstrations) lorsque vous leur avez révélé votre soudaine envie de « ben, rester en forme, tout ça », ainsi que celle, plus difficile à faire sortir, de « perdre quelques kilos quoi, tant qu'on y est, enfin voilà ». Jaugé par leurs yeux experts comme un cheval par le juge du concours (vous vous êtes brièvement inquiété à propos des noix), vous n'avez pas tardé à vous voir infligé (pardon, gratifié) d'un programme tout à vous, censé vous permettre d'atteindre tous ces objectifs en un temps record (et par temps record, vous entendez plus ou moins n'importe quelle période de temps et ce au minimum deux fois par semaines, parce que sinon ce n'est pas sérieux, monsieur). Suivirent les affres de la remise en forme, de la perte de poids et du décrassage de muscles (qui n'avaient rien demandé à personne, merci pour eux). A votre grande surprise, ce ne furent pas les quelques machines qui vous furent assignées qui vous causèrent le plus de mal. Elles n'étaient pas bien compliquées à utiliser (enfin, vous mettez quand même à chaque fois cinq bonnes minutes pour vous rappeler des bons réglages, parce qu'ils sont évidemment tous différent pour chacune d'entre elle), et consistaient à effectuer de courtes séries d'exercices à base de poussage, tirage, levage et autre toussage et crachage, effets secondaires attendus lorsque l'on connaît votre condition physique de base. Le vélo et les marcheurs se révélaient déjà plus problématiques, parce que vous passiez votre temps à vous coincer les pieds dans les lanières des pédales, ou vous lacets dans les rouages du marcheur. Pire encore, il y avait l'ennui dévastateur qui accompagnait vos longues séances sur ces engins de la mort, aussi bien pour votre corps pantelant que pour votre esprit facilement lassé. Il y avait bien un petit écran de télé intégré, mais vous tombiez toujours sur celui en panne ou, plus mystérieux et agaçant, celui qui persistait à n'afficher qu'une chaîne de nouvelles en estonien (mystérieux car il ne s'agissait pas toujours de la même, et agaçant parce que votre voisin tombait toujours sur une télé en parfait état de marche et pouvait zapper sur les rediffusions de Friends4). Vous avez fini par régler la question en apportant un bouquin que vous lisez en haletant, progressant lentement de page en page tandis que des gouttes de sueurs rendent certains passages illisibles. Mais le pire, la torture absolue, le sacro saint de l'enfer du fitness, c'est l'exercice tout simple du gainage. Que votre joyeux entraîneur avait cru bon de vous assigner à la fin de tout votre programme le premier jour (vous partez du principe que les joyeux entraîneurs savent ce qu'ils font, c'est leur travail après tout, mais vous ne pouvez vous empêcher de penser qu'ils sont atteint de la même forme de sadisme que tout bon professeur de gym qui se respecte derrière les sourires et les encouragements). Il s'agit bêtement de vous mettre à quatre pattes sur vous genoux, les bras tendus, et à porter le poids de votre corps meurtri (qui menaçait depuis le vélo de vous poursuivre en justice pour atteinte morale à son intégrité physique) sur la pointe de vos pieds, et à tenir le plus longtemps possible. Trente secondes après votre premier essai, vous étiez écroués sur le dos, les membres agités de spasmes douloureux, maudissant la terre entière et Steve en particulier. Et vous étiez censé pratiquer cette activité satanique tous les jours, dans votre confortables chez vous, où les exercices n'ont que peu de mise sur votre moquette ! Quoi qu'il en soit, c'en fut sans doute trop pour Steve, qui ne fréquenta la salle que deux semaines avant de ne plus jamais y remettre les pieds. Ce qui ne s'explique pas uniquement par son manque de condition physique, mais plutôt par un niveau d'attention pour la même activité équivalent à celle du labrador moyen. Et puis il n'arrivait pas à y draguer les filles. Vous vous êtes donc retrouvé seul, deux fois par semaine, et si vous avez fini par tenir une minute ce foutu gainage, votre attention à vous n'a pas tarder à décliner elle non plus. Votre corps et vous êtes revenus à votre accord de base, même si vous soupçonnez l'angine contractée une semaine après votre abandon comme une basse vengeance pour les muscles douloureux qui vous donnaient l'impression d'avoir été broyé par une tractopelle chaque nuit suivant vos exactions physiques.

     

    La vie reprit son cours, de même que la courbe de votre estomac. Et vous voilà à nouveau avec cette fichue carte de membre dans la main aujourd'hui. Parce qu'évidemment, vous avez continué de payer la souscription mensuelle, le contrat étant pour une année. Et, bien sûr, automatiquement renouvelable à chaque échéance si vous ne pensez pas deux jours avant à courir à votre club dans le but de l'annuler. Et vous n'aimez pas courir. Ce qui vous a peut-être amené dans cette situation pour commencer, vous vous l'avouez de mauvaise grâce. Alors dans un sursaut d'enthousiasme, vous enfilez vos vêtements, rassemblez vos affaires de gym dans un sac, et vous vous mettez en route du pas léger de celui qui est convaincu d'avoir une bonne idée et que « ça y est, cette fois-ci c'est la bonne ! ». Vous verrez combien de temps vous tiendrez. Quand vous rentrez chez vous, quelques heures plus tard, après votre passage en ville puis à la salle de sport, chaque atome de votre être menace de faire sécession pour se dissoudre dans l'univers ou rejoindre un organisme moins propice à s'infliger une telle torture. Comme une table par exemple (mais les tables ont rarement des petits problèmes de poids). De toute façon, comme avec la plupart des activités enthousiastes que vous accomplissez pour le bien-être de votre santé mentale et physique, tous les résultats du jour s'annonce alors que la soirée commence. Parce que vous êtes faibles, et que vous avez une idée particulièrement déformée de « la récompense qui doit suivre l'effort parce que bon, sinon, à quoi bon hein, je vous le demande ? ».

     

    Celle-qui-partage-votre-vie a ramené des burgers. Avec extra bacon.

    Quelque part en vous, votre corps s'installe confortablement: le contrat n'est pas près d'être rompu...

     

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    1Qui, dans ce cas, finit lui même par s'écraser immanquablement sur votre pied selon la bonne vieille loi de la gravité avant de glisser mystérieusement hors de la baignoire.

    2Ou le foyer-flamboyant-de-votre-présent, mais c'est nettement moins pratique.

    3 Entre la carte de fidélité du « meilleur kebab de la ville », et celle de la sandwicherie du quartier. Vous faites partie de ces gens parfaitement incapables de résister à l'attrait des cartes de fidélité, que ce soit pour une dixième pizza gratuite ou une réduction de 6% après douze achats et ce seulement le jour de votre anniversaire (pourvu que ce ne soit pas un jour férié). Votre portefeuille est tellement épais qu'il pourrait arrêter une balle de revolver en plein cœur, pour peu que votre cœur soit rangé dans votre sac an bandoulière, généralement quelque part au niveau de la taille.

    4 Quelle que soit l'heure ou le jour, il y a toujours une chaîne de télé, quelque part, qui rediffuse des épisodes de Friends. Pour une raison étrange, il s'agit souvent des mêmes, et vous ne comptez plus le nombre de fois où vous tombez « mais oui, tu sais, sur ce fameux épisode » , tandis que le reste de la série sombre peu à peu dans les méandres de votre mémoire.

  • Mais si on danse?

    Et hop, une nouvelle historiette spontanée, qui fait en même temps billet d'humeur saisie sur le moment. Et vous savez pourquoi? Parce que ça va bien. Et parce que ça bouge! Yeah baby, ça bouge! -^^-

     

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    podcast

     

    D'un mouvement tout sauf gracieux, vous hissez péniblement votre second pied sur le matelas. Vous cogner contre la table basse du salon tout à l'heure n'aide pas vraiment à accomplir ces folles péripéties, mais vous vous y êtes fait. Comme toute personne possédant une table basse, sans nul doute responsable de plus d'accidents fâcheux que, disons, l'ours en colère moyen (les ours sont moins vicieux). Vous relevez la tête et contemplez un instant votre plafond, sans y détecter autre chose que du plâtre et la rondelle en plastique qui cache une prise inutilisable qui semble tenir par l'opération du Saint-Esprit (qui semble se contenter de rajouter une couche de peinture en espérant que ça tienne). Puis vous baissez le regard pour jeter un coup d’œil au mur, des fois qu'il s'y passerait quelque chose d'intéressant capable de vous détourner de votre dernière entreprise. Mais non, il n'y a que le même poster usé d'un vieux film, dont les coins se décollent petit à petit ; il sera bientôt temps de les recoller, avant qu'il ne finisse par vous retomber sur le crâne en pleine nuit. On vous a déjà suggéré de l'encadrer, mais vous vous contentez de rétorquer que « les cadres, ça fait plus mal quant ça tombe ». Tout ça pour éviter la procédure, les encadrements ayant à en remontrer aux tables basses côté vicissitudes de la vie. Un dernier mouvement de cou, pour tomber sur la rue sombre et tranquille d'une nuit bien avancée à travers la fenêtre de la chambre. Rien d'intéressant non plus. Et non, personne n'est en train de vous observer avec un paquet de popcorn (ou de pistaches, c'est bon aussi) dans la main, prêt à se gausser de vous comme d'un élève enrobé en plein cour de gymnastique. Vous essayez aussi de vous convaincre que personne ne vous observe à distance via un télescope braqué sur votre petit appartement. Ce que vous vous apprêtez à faire vous met dans un tel état que vous seriez prêt à croire en l'existence d'extraterrestres juste pour les imaginer en train de vous scruter depuis leurs soucoupes. Dire que vous vous sentez vaguement mal à l'aise reviendrait à trouver que le fond de l'air est tout de même un poil froid en antarctique (vous songez un instant qu'il serait plus agréable de se retrouver sur la banquise pour cette histoire, mais même là les pingouins se moqueraient de vous. Les petits salopiauds.). Bah, au moins, c'est mieux que rien non ? Et puis, tout au fond de vous, vous vous en réjouissez. Le geste sera sans nul doute pathétique, mais vous y trouvez du confort en sachant que cela vous permettra enfin de dormir...

     

    Outre votre sommeil, pourtant, vous n'avez pas à vous plaindre. Vous n'auriez jamais cru penser cela trois mois auparavant, ou même l'année passée. Les choses changent, même vous. Bon, dans votre cas, le changement s'avance comme le glacier le long du flanc de la fière montagne, mais cela veut au moins dire qu'il reste pour durer. Vous apprenez. Tenez, qui aurait cru que vous vous seriez adapté à ce nouveau rythme ? Rien de demandant, rien de pénible, rien de forcé : juste un rythme. Votre rythme. Et vous ne vous forcez plus à écrire, vous n'en ressentez plus le besoin. Vous ne ressentez plus aucun besoin de prouver quoi que ce soit. Vous avez il y a peu réalisé que l'ambition qu'on vous prêtait venait avant tout des autres. Et ce depuis toujours. « Oh mais il est brillant c'est sûr, il s'en tire très bien ici ou là ! Il fera de grandes choses ! » ou encore « Gâcher un talent pareil, ce serait, ben, du gâchis ! ». Et un de vos préférés : « Voir tout ce potentiel en toi, et penser à tout ce que tu pourrais en faire si tu y croyais, ça me donne envie de te pousser ! » Et bien vous vous pousserez très bien tout seul, merci bien. Quant à votre talent, votre potentiel ou votre je ne sais quoi... Et ben justement, c'est le vôtre. Vous ne l'avez pas demandé, il se trouve simplement qu'il est là. Et certes, il pourrait accomplir ci ou ça, faire de vous quelqu'un, vous permettre de vous sentir enfin accompli, et tout ça. Ben, le fait que quand vous y réfléchissez, vous vous sentez plutôt accompli, là, tout de suite. Vous vous sentez bien dans votre peau. Satisfait. Heureux. Parfaitement, vous vous sentez heureux. Oh, il y a bien des choses qui vous gênent encore, des soucis, des fragilités, des phases plus dures que d'autres... Mais vous les connaissez, vous les acceptez, et vous n'en faites plus la principale force motrice de votre vie. Vous surfez sur la vague, parce que même quand elle s'écrase, elle finit toujours par remonter. Ou mieux, par être suivi par une autre vague, qui sera certainement tout aussi intéressante ! Votre vie, ce sont les vagues. Et vous venez enfin de comprendre qu'il n'appartient qu'à vous de gérer le courant. Et à personne d'autre. Votre vie vous appartient. C'est digne d'être noté sur un paquet de céréales ou d'être mâchouillé distraitement en même temps que votre petit biscuit chinois (et il ne s'agit pas d'une métaphore graveleuse), mais vous venez récemment de le comprendre. Ils vous aura fallu tomber plusieurs fois, parfois dans les mêmes pièges (l'apprentissage du glacier, rappelons-nous!), mais vous le pigez enfin. Vous n'avez plus à vivre votre vie à travers les attentes des autres. Ceux qui vous imaginent faire ces putains de grandes choses parce que c'est ainsi qu'ils imaginaient vous voir utiliser votre fameux potentiel. Et bien tant pis pour eux : vous êtes bien plus heureux depuis que vous n'y prêtez plus attention. Et ce sans retomber dans votre piège personnel de « l'ambition du tabouret », où la seule ambition devenait ne plus en avoir, d'ambitions. Vous en avez une maintenant : continuez à être heureux, à vous sentir bien, à vivre votre vie jour après jour sans vous sentir forcé de la mener dans une direction ou une autre juste parce qu'on vous verrait bien la prendre.

     

    Les directions. C'est important, les directions, dans ce que vous vous apprêtez à faire. Gauche, droite, en haut, en bas... Petit pas, grand pas. On saute, on tourne, et hop ! Le rythme aussi, ce qui est un peu plus embêtant : si vous savez sans hésitation différencier la gauche de la droite, vous avez autant de rythme dans le sang que d'azote liquide. Vous essayez de vous persuader que ce n'est pas important. Encore une fois, personne ne vous regarder pour se moquer de vos performances. Comme vos ambitions, cela ne regarde que vous. Vous le faites pour vous, et pour personne d'autre. Quand vous vous y adonner, vous êtes seul.

     

    La solitude. Vous vous en accommodez bien mieux que prévu. Vous récupérez votre vie. Non pas que vous en ayez vécu une fausse, mais vous pouvez sans crainte conserver votre chemin, même quand il n'y en a pas vraiment un. Vous ne faites pas du surplace pour autant, n'en déplaisent aux observateurs extérieurs : dans votre tête, ça ne cesse pas de bouger vite, très vite, et vous faites des pas de géant là où il y a peu, vous avanciez encore en titubant, croulant sous les attentes. Celles des autres, et celles que vous vous infligiez. Mais du moment qu'on se sent heureux, n'est-ce pas là ce qu'il faut pour combler n'importe quel vide ? Heureux, parce que libre d'être soi-même. Ce qui vous effraie un peu : vous ne l'avez jamais vraiment été. Vous êtes encore en train d'apprendre à le connaître, ce soi-même. Et puis vous n'êtes pas seul : vous aviez tendance à les oublier quand le ciel vous tombait sur la tête, mais vous avez vos amis. Cette fois-ci, ils n'ont plus besoin de vous le dire : vous vous en rappelez tout seul. Et ils méritent au moins ça ! Vous avez vos routines aussi, comme vos envies de découvertes. Cette série de bouquins à lire, ces séries à voir, ces films à rattraper. Vous bondissez de film en film, de cinéma en cinéma, de dvd en dvd avec l'envie sans cesse grandissante d'en voir plus, d'en découvrir plus, d'en comprendre plus. Vous ne vivez plus à procuration à travers la fiction non plus, mais elle vous accompagne. Elle vous fait du bien sans régenter votre vie. Personne n'essaie plus de la régenter, même vous. Vous chantez de nouveau dans le bus ou dans la rue, quand une chanson que vous aimez particulièrement passe dans vos écouteurs. Sans même vous en rendre compte, uniquement parce que c'est la bonne chose à faire. Non, que ce soit via vos amis ou vos passions, vous n'êtes pas seul. Vous aviez peur de l'être à nouveau, chez vous, mais ce n'est pas le cas (et puis, après tout, petit chat est toujours là lui, qui ronronne dans une pantoufle). La solitude d'un chez soi n'est pas à confondre avec l'absence de connexions. Des connexions réelles, qui ne cessent de vous surprendre et de consolider la confiance en vous que vous avez patiemment cultivée au fil des années, sans même vraiment vous en rendre compte. Cette confiance qui vous permet de vous mettre à chanter devant les gens : bien ou mal, ça n'a aucune importance.

     

    Et pourtant, cette confiance vous manque là maintenant, tout de suite, comme à chaque fois que vous essayez ça. C'est étonnant quand on y pense : brailler à tue-tête devant des étrangers vous perturbe peu, mais bouger ainsi, même quand personne n'est là pour le voir (y compris petit chat, dont vous ne supportez pas le regard inquisiteur. Si si, inquisiteur, parfaitement!). Et pourtant, et pourtant... Vous dormez mieux depuis que vous le faites, là, tout seul, à l'abri des regards. Dans votre petit jardin secret, où ce n'est qu'entre votre corps et vous. Et puis, à chaque fois, vous vous sentez aller un peu plus loin. Votre esprit inquiet s'y abandonne de plus en plus vite. C'est de commencer qui est toujours difficile. De briser cette barrière de la honte inculquée par tout une vie de manque de confiance et de peur du regard des autres au moins autant que du vôtre. Mais vous n'avez pas à vous regarder, juste à le faire. A accepter de se laisser emporter par les mouvements plutôt que de vouloir les diriger avec la raideur d'un piquer. Vous ne savez pas vous y prendre, et alors ? Ce n'est pas comme si vous soulagiez cette nouvelle habitude en public. Pour l'instant du moins. Étape par étape, étape par étape...

     

    La musique s'enclenche, et vous fermez les yeux. C'est plus facile ainsi. Votre main commence, incapable de rester immobile tandis que vous vous efforcez de contenir le reste de votre corps maladroit. Il vous faut toujours un peu de temps avant de vous y mettre, trouver la bonne musique, le bon rythme (ou son absence), le bon moment... Et après, c'est la libération. Le soulagement, l'énergie qui se dépense et qui vous permet de bien dormir la nuit. Comme un rituel d'appel au sommeil. Vos pieds s'agitent à son tour, votre tête suit le mouvement. Vous vous sentez pathétiquement ridicule, honteux, le rouge vous monte aux joues, mais vous luttez contre cette retenue surgie d'on ne sait où, comme si vous braviez un interdit. Mais chaque nouvelle fois est meilleure que la précédente, et le soulagement qui en résulte vaut toutes les peines du monde. Les mains, les pieds, les bras, les jambes, la tête, les hanches, tout s'y met. Vous n'êtes plus vraiment vous, ou plutôt vous l'êtes enfin plus que jamais, à un niveau primal, dépourvu des restreintes et de la peur infligées par la réflexion. La réflexion n'a plus rien à voir là-dedans. Et c'est là toute la magie de la chose, qui conduit à l'instant libérateur. Vos pieds quittent le matelas d'abord tour à tour, puis ensemble tandis que vous décollez. Vous bondissez, vous oubliez, et plus personne ne juge ; plus important encore, vous non plus. La musique résonne dans la chambre, et les notes vous guident, la voix du chanteur est désormais votre seule attente.

     

    Comme un fou, un fou vaguement désarticulé qui s'est pris trop longtemps pour un sac à patates, vous dansez sur votre lit. Voilà, vous dansez comme une patate! Et cela n'a aucune importance. Du moins durant les quelques minutes où vous arrivez à refouler cette honte étrange, ce blocage corporel dont vous n'êtes pas encore arrivé à trouver l'origine. Mais les minutes sont de plus en plus nombreuses, les nuits de plus en plus apaisées, et la vie de plus en plus juste. Il n'y a pas de moment plus en accord avec soi, au-delà du moindre et épuisant fatigant processus de pensée, où vous vous sentez aussi... libre. Libéré de tout, et avant tout de vous. Et au fond, il s'agissait de peu de choses, n'est-ce pas ?

     

    Ils vous aura fallu presque trente ans (et les bonnes musiques), mais vous dansez maintenant. Et c'est le pied.