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Historiette - Page 10

  • Albert Smith

    Et voici un chapitre premier d'une histoire sans fin (pour l'instant) débutée hier suite au petit texte du début et de la fin (soit l'article précédent) qui lui sert en fait de prologue.

     

    Voici donc:

     

     

    CHAPITRE PREMIER

     

    Où l’on apprend qu’un début en vaut bien un autre et que l’on découvre Albert Smith

     

     

     

    Albert Smith était un homme heureux. Oh, pas heureux comme ces hommes qui mènent une vie extraordinaire. Plutôt heureux de la petite joie satisfaite qu’éprouvent ceux qui sont réussi à devenir ordinaires et qui s’en content plus que bien, merci pour eux.

     

    La joie de se coucher le soir dans un lit confortable tout en sachant que le matin serait –sauf impondérable exceptionnel- au rendez-vous. La joie de savoir que l’on aurait des corn-flakes au petit-déjeuner. Voir un petit-déjeuner tout court, ce qui n’était pas du luxe. La joie d’embrasser sa gentille femme le matin et de partir pour le travail –à l’heure- et d’y arriver entier et –surtout- à l’heure.

     

    La joie d’être dans les temps.

     

    Albert Smith aimait être dans les temps. Cela lui conférait un sentiment de sécurité inaltérable ; être dans les temps signifiait qu’aujourd’hui était pareil à hier, et qu’aucune monstruosité tentaculaire pleine de dents n’allait profiter d’un de vos retard pour vous faire une petit blague. Et Albert Smith ne pensait pas à Hortense, la plante carnivore qui trônait au fond du magasin de fleuriste où il travaillait avec une présence et une régularité exemplaire depuis quinze ans, jour pour jour.

     

    Mais il arrivait à Albert Smith de penser à des étranges comme ces monstruosités précitées, et parfois plus bizarre encore. Il n’avait beau presque plus s’en formaliser, mais les vieilles habitudes avaient la vie dure…

     

    Pour sa part, il préférait nettement les nouvelles, celles qui n’essayaient pas de lui dévorer la main lorsqu’il s’en servait (1). Il avait une affection toute particulière pour celle qui consistait à tourner la petit clef dorée dans la vieille serrure du magasin lorsqu’il l’ouvrait, tous les matins à septe heures trente. Sept heures trente tapante, parce que l’on ne savait jamais ce qui pouvait se produire. Une minute d’avance et on finissait renversé par une voiture que l’on aurait jamais croisée en étant à l’heure, et une minute de retard et on se retrouvait à remplir le constat de témoin pour l’accident, ce qui n’aidait pas les affaires de la boutique.

     

     

    Rangeant la clef dans la petite poche de poitrine de son complet-veston, Albert Smith pénétra dans la boutique d’un pas de conquérant, humant les effluves de fleurs et d’engrais divers tel Cortès l’or des Incas. Il se sentait dans son élément, parmi les fleurs. Elles n’essayaient pas de le tuer, ni de lui demander sans cesse un service. Bien sûr, il fallait s’occuper d’elles et Hortense avait son caractère, mais elles ne faisaient rien d’autres que rester là à fleurir et s’épanouir. Pas de cris, pas de hurlements, ni de supplications. Ce qui convenait parfaitement à Albert Smith, qui appréciait énormément ce silence, qui n’était troublé que par le gling gling de la cloche lorsqu’un client entrait.

     

    Et Albert Smith venait juste d’enfiler son tablier blanc, ses gants de travail et son chapeau de paille (2) quand le premier gling gling de la journée retentit. Albert Smith était fier de son gling gling : il était clair, doux et chantait aux oreilles. A l’entendre ainsi, on le voyait presque rutiler, comme la clochette qu’Albert Smith astiquait consciencieusement tous les jours.

     

    « Bonjour madame Iriguelet, lança-t-il joyeusement tandis qu’il se mettait en place derrière le comptoir.

    -Bonjour monsieur Smith. Ma commande est-elle prête ?

    -Comme tous les jours depuis que vous nous la commander, madame Iriguelet. Emballée et prête à être livrée à son destinataire par la plus ravissante des messagères.

    -Oooooh, monsieur Smith, vil flatteur ! Je peux le voir ?

    -Bien sûr madame Iriguelet ! »

     

    Albert Smith se pencha et disparut sous le comptoir pour se relever avec un paquet de papier froissé qu’il posa devant sa cliente, qui semblait ravie de l’ouvrage.

     

    Madame Iriguelet était de ces vieilles dames dont les mots « ancienne institutrice » semblaient graver sur le front. Elle se tenait toujours droite et digne, et ne disait jamais un mot de plus qu’il n’était nécessaire. Et quand elle les prononçait, les mots, on entendait la différence entre un h aspiré et un h muet ; elle arrivait presque à prononcer la marque du pluriel des participes passés, et on sentait jusqu’aux tréfonds de son âme chaque exception orthographique comme si elle se découpait dans l’air. Et encore, on ne parlait pas des doubles consonnes !

     

    Mais madame Iriguelet était une de ces institutrices que les élèves avaient aimées, aussi ne se déplaçait-elle pas comme si elle avait avalé un compas et possédait une bonne figure toute ronde qui contribuait à l’envie de lui donner du madame plutôt que du mademoiselle de manière instinctive.

     

    Madame Iriguelet était aussi une des plus fidèles clientes de la boutique de fleuristes. Elle était veuve et, chaque matin depuis dix ans, venait pour l’ouverture chercher le bouquet qu’Albert Smith lui préparait quelques secondes à peine après avoir ouvert la porte de son magasin. Ensuite, elle allait le déposer, rue du cimetière, devant la tombe de son mari auquel elle racontait les derniers ragots du voisinage, notamment sur la dame Ragondin qui avait encore laissé son chien s’échapper dans le jardin de celui des voisins, mais si Henri, tu te rappelles d’eux, les Hugenots, voyons, ceux qui nous avaient invité pour une dinde au curry si dure que tu y avais laissé ton dentier… et ainsi de suite.

     

    Albert Smith aimait bien madame Iriguelet parce qu’elle était ponctuelle, sans surprises et qu’elle ne lui avait jamais demandé d’aller combattre le monstre de la colline verdoyante. Bon, une fois elle lui avait demandé d’aller récupérer son chat coincé en haut d’un arbre dans la rue d’à côté, mais cela n’était tout de même pas pareil : le félin ne l’avait griffé qu’une fois, et ensuite il avait eu droit à des petits gâteaux. Il n’avait jamais eu droit à des petits gâteaux, pour l’affaire de la colline verdoyante.

     

    « Ce sera tout madame Iriguelet ?

    -Ce sera tout monsieur Smith. Merci infiniment, Henri sera ravi, comme toujours.

    -Je vous ai gardé les plus beaux lys de côté, madame Iriguelet.

    -Merci monsieur Smith, vous êtes un amour ! Comment va Hortense ?

    -Elle va bien madame Iriguelet. Elle est un peu de mauvaise humeur ce matin parce qu’elle n’a pas encore eu ses mouches, mais…

    -Je parlais de votre femme, monsieur Smith, reprit madame Iriguelet ; on sentait le ton de l’institutrice prendre le pas sur celui de la brave retraitée.

    -Oh, oui, pardon. Elle va très bien, madame Iriguelet. A l’époque de l’acquisition d’Hortense –la plante- Albert Smith avait pensé que ce serait marrant de l’appeler comme sa femme, étant donné qu’elles avaient parfois le même caractère. Avec le temps, il eut vite l’impression que ni l’une ni l’autre n’avait goûté à la plaisanterie mais le nom était resté, à la plus grande satisfaction des clients amusés.

    -Elle s’est remise de son lumbago ?

    -Oui madame Iriguelet. Un peu de glace et un matelas dur, comme vous l’aviez dit madame Iriguelet.

    -Tant mieux, la pauvre enfant ! Vous ne devriez pas la laisser faire autant d’effort dans son état monsieur Smith ! dit madame Iriguelet d’un ton de reproches.

    -Je sais bien madame Iriguelet, mais elle n’en fait qu’à sa tête. Les hormones sans doute…

    -Ahlala, les jeunes mamans ne font bien plus assez attention ! De mon temps, on savait se tenir quand on avait le ventre rond ! 

    Albert Smith essaya d’imaginer une madame Iriguelet enceinte et s’empressa de changer de sujet :

    -Et Mioumiou va bien ?

    -Oh, la brave petite bête se porte comme un charme depuis que vous l’avez descendu de cette arbre. Il vous faudra repasser à la maison un de ces jours, je crois qu’il me reste des biscuits.

    -Merci beaucoup madame Iriguelet. Les biscuits de madame Iriguelet, c’était un peu comme mordre dans le Paradis mais sans la barbe de Saint-Pierre pour vous chatouiller le palais.

    -Ca vous fera vingt-cinq, madame Iriguelet.

    -Comme d’habitude, monsieur Smith. Tenez, le compte tout rond, plus deux francs pour votre service.

    -Merci madame Iriguelet. Madame Iriguelet était de ces vieilles femmes qui considéraient que le pourboire était le symbole même de la générosité humaine, que ce soit au bistrot du coin ou à la caisse du supermarché devant des vendeuses étonnées.

    -Au revoir monsieur Smith.

    -Au revoir madame Iriguelet. Mes amitiés à monsieur Henri.

    -Je n’y manquerai pas, au revoir. »

     

    Le gling gling signala la sortie de madame Iriguelet, et Albert Smith retourna aux préparatifs de l’ouverture complète de la boutique.

     

    Il ne vit pas, dans son dos, l’épée apparaître brièvement dans les airs, clignoter comme si elle était destinée à permettre aux voitures de signaler qu’elles allaient tourner, et disparaître aussi vite qu’elle était apparue.

     

    Sur son étagère, Hortense goba une mouche imprudente.

     

     

     

     

    (1)   Sauf Hortense ses jours de mauvaise humeur

     

    (2)   Qui n’était, lui, nullement indispensable, mais Albert Smith aimait à penser que donner l’image du fleuriste qu’en avait le client moyen le rassurait.

     

  • Barré

    Un texte totalement barré que vous avez écrit hier, sans raison aucune que celle de vous occuper... ^^;

      

    "Les histoires commencent toutes quelque part. Du moins ainsi le veut la tradition. Après tout, il est dur d’y avoir une continuité sans début auquel se raccrocher ; et on ne parle même pas d’une fin !

     

    Pourtant, il reste parfois très difficile de déterminer où se situer le début. Dans l’imbroglio des évènements, le déchaînement des circonstances et l’avalanche de conséquences, il est même carrément impossible de remettre la main sur la première page de l’histoire, celle qu’on est pourtant sûr d’avoir tournée en premier.

     

    Le fait est qu’un début n’est pas seulement celui auquel on s’attend, ni celui dont on se souvient. Parfois, il y a un début avant le début, et il ne s’agit pas du prologue. La plupart du temps, même, le début d’une histoire n’existe que grâce à la fin d’une histoire précédente. La fin deviendrait alors début et le début, une fin. Mais alors, comment commencer avec une fin ? Cela ne risque-t-il pas de provoquer une instabilité quantique dont l’univers a le secret ?

     

    La question reste en suspend, sans début, ni fin (1) et il est fort peu probable qu’on  trouve une réponse un jour. Et si tel était le cas, où serait l’intérêt ? Cela serait la fin de tout (2) et la fin du tout a un principe : elle n’a pas de début.

     

    Et ne pas avoir de début, c’est embêtant. Prenons un schéma classique d’histoire qui implique un début pour ensuite cheminer vers son terme. Tiens, sauver le monde, par exemple, exemple classique s’il en est ! S’il n’y a pas de commencement, le héros ne peut continuer et arriver à la fin de l’histoire. Et sans fin, il n’y a…tout simplement rien. Ce serait comme marquer sur la couverture même que les méchants gagnaient à la fin(3).

     

    Tout ceci soulève un autre débat intéressant : comment le héros sait-il qu’il lui revient de sauver le monde ? Oh, certains diront qu’ils ont droit à une annonce tout ce qu’il y a de plus honorable avec prophéties, voix divines et effets pyrotechniques du plus bel effet, mais cela compte-t-il vraiment ? Après tout, personne ne se réveille un beau matin avec l’idée de sauver le monde(4) !

     

    Et pour que le monde ait besoin d’être sauvé, il faut bien qu’il y ait la résultante d’une conséquence ultérieure provoquant son besoin quasi maladif d’être sauvé. Et si l’on suit ce point de vue, où peut-on réellement placer le début de l’histoire ? Quand le héros réalise qu’il doit sauver le monde ? A la raison de ce sauvetage ? Ou doit-on remonter jusqu’à la création du monde lui-même, sans quoi il n’aurait jamais eu besoin d’être sauvé ?

     

    Oui, trouver un début est difficile. Mais est-ce vraiment indispensable ? Les chroniqueurs vous répondront que oui. Mais les chroniqueurs doivent bien vivre. Aussi, en tant que début, se contentent-ils de trouver le bon moment. Pas celui qui déclenchera tout, pas forcément. Juste un moment parmi tant d’autres. L’important n’étant finalement pas le début de l’histoire, mais ce qu’il s’y passe.

     

    Dans ce cas, un début en vaut un autre, non ?"

     

     

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    (1) Et parfois sans queue ni tête.

     

    (2) Y compris celle des haricots.

     

    (3) Sauf qu’il n’y en avait pas.


    (4) Sauf Norbert Claquenbois, qui avait un peu bu la veille et décidé que les tiroirs représentaient une infamie. Il n’aura certes pas sauvé le monde mais deux spatules coincées et un tire-bouchon. Même les ustensiles de cuisine ont leurs légendes.

     

     

    Des fois, vous écrivez des trucs vraiment bizarres...

  • Les honneurs

    Comme promis, voici un second texte utilisant les même personnage que la nouvelle "Trois heures trente du matin". Ecrire sur eux vous plaît bien; peut-être parce que par ce biai vous pouvez glisser des éléments de votre vie tout en préservant le côté fictif du roman qui vous plaît tant. Si ça se trouve, vous allez régulièrement réutiliser ces personnages, du moins si l'inspiration est au rendez-vous.

     

    Et vos lecteurs, qu'en pensent-ils?

     

    Ah, et pour accompagner cette historiette, une chanson de Benabar que je trouve tout simplement magnifique:

     

    http://www.deezer.com/track/537667 

     

     

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    Lorsque vous claquez la portière, vous voyez au nombre de voitures sur le parking que le gros du monde est déjà là. Derrière vous, votre moitié fouille dans son sac à main pour payer le chauffeur de taxi, qui ne tarde pas à s’en aller. Sans doute pour une course dans le périphérique et non pour un monde meilleur. Vous levez le nez, et plissez les yeux pour vous protéger du soleil ; le ciel est bleu, à peine un nuage à l’horizon. Ce n’est pas aujourd’hui que va avoir lieu la farandole des parapluies noirs. Tant pis pour le cliché.

     

    En parlant de noir, vous les apercevez déjà, seuls ou en petits groupes en train de discuter sur le parvis du centre funéraire. Costumes et cravates noirs pour les hommes, tandis que leurs femmes s’accrochent à leur sac à main comme si il était la dernière chose qui les retenait à leur tailleur sombre en ce jour d’été. Ici et là, quelqu’un tranche dans la masse, avec son t-shirt certes noir mais pas spécialement chic ou sa robe grise que la vieille tante Georgia ne manquera sûrement pas de qualifier de trop légère pour un jour pareil. En voyant un des grands-pères  suer dans son costume de circonstances, vous vous demandez bien pourquoi ; il fait presque trente degrés, et vous n’êtes pas sûr que la sueur n’aide à la dignité si chère à tante Georgia.

     

    Personne ne vous a vu, aussi vous restez à l’écart encore un moment, guère pressé de céder aux éternelles embrassades familiales et à l’échange des formules de circonstances. Vous portez une simple chemise noire à manches courtes, votre veste sur le bras, et vous passez une main dans les épais cheveux que vous avez consentis à coiffer ce matin. Tant pis, ça ne vous allait pas, selon les dires de la personne qui vient doucement glisser son bras sous le vôtre :

     

    « Je savais que tu finirais par faire ça. On  y va, ou tu veux attendre encore un peu ? »

     

    Vous demandez quel pourboire elle a laissé au chauffeur de taxi, et faites les gros yeux en entendant la réponse.

     

    « Je n’avais plus de monnaie. Et puis c’est pas souvent qu’on prend un taxi, surtout pour un jour pareil. Et si monsieur n’avait pas la tête aussi dure, on aurait peut-être une voiture… »

     

    D’aucun pourrait la trouver indélicate étant données les circonstances, mais vous la connaissez assez pour savoir que c’est sa manière à elle de se protéger, et de vous protéger vous par la même occasion. Vous préférez mille fois cette façon d’agir que de devoir supporter un énième « Oh, mon pauvre chéri, c’est si dur ! »…

     

    « Oh, mon pauvre chéri, c’est si dur ! »

     

    Vous n’avez même pas le temps de réfléchir à une réponse que vous voilà étouffé par les bras vénérables mais robustes de tante Georgia, qui vous avait repéré de loin de son œil d’aigle. Boule drapée de noir, elle vous paraît irréelle sous son chapeau à voilettes.

     

    « Il était si jeune ! »

     

    Vous aimeriez bien dire que quarante-neuf ans, c’est effectivement jeune pour mourir, surtout d’une crise cardiaque, mais elle est déjà occupée à plaquer trois baisers sonores sur les joues de votre moitié, qui ne perde pas pour autant son sourire de façade. Vous l’admirez. Tante Georgia déstabiliserait Droopy lui-même.

     

    « C’est si gentil à vous d’être venue, ma chérie ! Cela fait si longtemps qu’on ne vous a vue ! »

     

    La chérie ne répond pas, parce qu’elle sait que la tante ne l’écoutera pas ; d’ailleurs, cette dernière se précipite déjà avec des petits cris de compassions vers votre cousin William, qui vient d’arriver avec sa femme et leur petite fille, qui ferme déjà les eux, stoïque face à la déferlante de baisers mouillés qu’elle sent arriver.

     

    La femme de vos rêves et vous en profitez pour vous éclipser et vous mêler au reste de la famille. Et que pleuvent les accolades, les poignées de mains, les baisers par trois sur les joues et les phrases toutes faites de ceux qui ne savent pas quoi dire un jour comme celui-ci. En vous voyant arriver, votre mère vous embrasse tendrement, et prend votre moitié dans ses bras, ce qu’elle n’avait encore jamais fait.

     

    « Ton père est là-bas. » souffle votre mère en vous indiquant la rangée d’arbres qui bordent la cour. Laissant votre mère et sa « presque belle-fille » ensemble, vous marchez lentement dans les graviers, les mains dans les poches, le cœur vous ne savez trop où. Appuyé contre un tronc, votre géniteur semble plus petit que d’habitude dans sa jaquette noire. En voyant votre air surpris, il sourit faiblement :

     

    « Tu connais ta mère… Elle adore me rendre chic quand elle le peut. »

     

    Les yeux habituellement pétillants de cet homme que vous avez en face de vous ont beau être de la même couleur que le ciel, le temps y est à l’orage. Ses rares cheveux effilochés sur le crâne, votre père tire une dernière bouffée sur son cigarillo et le jette dans le cendrier prévu à cet effet. Emu, ne sachant trop quoi dire, vous bredouillez les questions habituelles et autres comment ça va, mais votre père se contente d’approcher et de venir vous serrer dans ses bras.

     

    « Merci fils. Ne t’inquiète pas pour ton vieux père. Comment va ta jeune amie ? C’est gentil à elle d’être venue. »

     

    Vous faites quelques pas ensemble, lui essuyant machinalement ses lunettes sur la manche de sa chemise, vous ne sachant trop que dire. Il vous propose un cigarillo que vous n’osez refuser ; vous le glisser dans votre poche tandis qu’il s’en allume un nouveau. Pour que votre père fume autant, c’est que plus rien ne sera jamais comme avant.

     

    La cloche de l’église retentit, vous arrachant tous deux à vos rêveries, et il a une nouvelle fois un faible sourire :

     

    « Les honneurs vont commencer. Allons-y. »

     

     

     

    Dans la grande salle du centre funéraire, il fait plus frais qu’à l’extérieur, même si les grandes fenêtres intensifient les rayons du soleil. Tous les bancs ou presque sont pleins, et le pasteur monte sur l’estrade tandis que résonnent les notes du petit orgue installé dans le coin. Devant l’assemblée, le cercueil orné de fleurs, les gerbes et les photos du défunt cachent les vitraux que surplombe un Christ en bois clair qui vous semble moins sinistre que ses semblables vus partout ailleurs. Lorsque l’homme de Dieu commence l’éloge du mort en citant un passage de la Bible, vous vous demandez pourquoi une telle cérémonie quand il était de notoriété publique que votre oncle ne croyait nullement en toutes ces « bondieuseries », comme il le disait lui-même. Comme vous ne savez pas vous-même où vous en êtes avec ça, cela ne vous dérange pas, mais vous voyez votre sœur étouffer un soupir de révolte ; pour elle, la moindre référence religieuse est une insulte au défunt. Vous, vous supposez que si ça n’est peut-être pas ce qu’aurait voulu le corps étendu dans son cercueil, cela rassurera ses proches qui s’appuient sur la foi pour faire face à la douleur. En ce qui vous concerne, vous ne savez pas trop où vous appuyer, mais cela fait depuis toujours… Par contre, vous sentez la main de votre moitié se glisser dans la votre ; si vous ne savez où vous adosser, vous savez où vous retenir.

     

    Après une vingtaine de minutes où le pasteur, un homme aux tempes grises et au sourire réconfortant, a fait l’éloge du plus jeune frère de votre père sans trop forcer sur les précitées « bondieuseries » -ce qui est tout à son honneur- vous commencez à nouveau à vous sentir…déplacé. Autour de vous, les gens prient, pleurent ou font face avec toute la dignité dont ils sont capables ; vous, vous ne savez pas comment faire. Ce n’est pas que vous ressentez rien, mais que vous n’avez aucune idée de comment l’exprimer.

     

    Quand le pasteur décide malgré tout de citer un second passage de la Bible avant d’attaquer la conclusion des honneurs, vous n’y tenez plus : votre jambe s’agite toute seule, et vous avez l’impression d’étouffer, là sur votre banc au milieu de vos semblables si concernés. Comme toujours, votre chère et tendre remarque votre désarroi, et vous lisez dans son regard qu’elle vous couvrira.

     

    Discrètement, vous vous levez, et comme vous êtes au premier rang sur les côtés, presque collé à la sortie, personne ne semble remarquer que vous vous levez pour sortir. Ce qui ne vous empêche pas d’imaginer le courant de rumeurs qui ne va pas tarder à se déclencher. Aucune importance : une fois à l’air libre, vous avez l’impression de respirer à nouveau. Défaisant les premiers boutons de votre chemise, vous faites quelques pas avant de vous asseoir sur le banc de pierre, à l’ombre d’un arbre.

     

    « Toi aussi tu n’as pas tenu le coup ? »

     

    Assise à côté de vous, une de vos cousines fume une cigarette. Elle  a seize ans, et semble déplacée dans son ensemble noir. Elle en a d’ailleurs ôté le haut, révélant un de ces t-shirt bariolés que portent les adolescentes. La voir simplement elle-même vous semble bien plus de circonstances que tous ces gens qui s’astreignent à enfiler leurs plus beaux atours pour faire honneur au mort. En vous rappelant votre oncle en chemisette et salopette, vous esquissez un sourire.

     

    « Tu fumes ? » demande l’adolescente en vous proposant son paquet. Vous déclinez l’offre, arguant que vous « avez ce qu’il vous faut ». Vous sortez de votre poche le cigarillo de votre père, qu’elle allume à son briquet. Soudain, la jeune fille rougit :

     

    « Euh, tu ne le diras pas à mes parents, que je fume, hein ? Mon père s’en fout, mais ma mère piquerait une de ces crises… »

     

    Vous la rassurez, parole de scout. Vous restez là un moment à tirer sur vos bâtons de mort respectifs, sans rien dire, profitant de l’ombre. Elle ne semble pas indifférente, à vrai dire elle semble très pensive et  un peu triste, mais vous n’osez troubler le silence. De toute façon, c’est elle qui fait le premier pas :

     

    « Je le connaissais pas beaucoup. Mais je l’aimais bien, il était sympa avec moi. »

     

    Vous acquiescez, toujours sans rien dire ; il ronchonnait tout le temps, mais il était sympa avec tout le monde. 

     

    « De toute façon il était sympa avec tout le monde. » reprend-elle (tiens, vous l’aviez dit). « Mais je le connaissais pas assez. J’veux dire, je suis triste, mais quand je vois les autres, je me rends bien que je ne le suis sûrement pas autant que je le devrais. Que la vie continue déjà pour moi, que j’ai envie de retrouver mes amis ou de rentrer à la maison pour écouter de la bonne musique. Est-ce que c’est mal ? »

     

    Vous ne savez pas trop quoi répondre, une fois de plus. Pour votre part, vous avez envie de retravailler un chapitre de votre livre qui vous paraît un peu léger par rapport aux autres, et de regarder le prochain épisode du coffret dvd qu’un ami vous a prêté. Finalement, c’est ce que vous lui dites. Après quelques secondes de réflexions, vous convenez tous deux que vous êtes bien tristes, mais pas comme les autres. Rassurés de ne pas être des monstres, vous échangez un sourire quand le reste de la famille sort en procession de la salle pour aller rejoindre le corbillard qui va conduire votre oncle dans sa dernière demeure.

     

    Vous vous rappelez avoir serré votre sœur dans vos bras, échangé des paroles avec vos parents, repoussé la curieuse tante Georgia qui se demandait pourquoi « le pauvre petit avait quitté aussi précipitamment la cérémonie », serré des mains, embrassé des joues, écoutés des paroles de réconforts, en proférer vous-même par mimétisme, adressé un sourire d’encouragement à votre cousine qui se faisait tancer par sa mère pour une raison dont seules les mères connaissaient la cause… Ou vous croyez vous rappeler de tout ça.  

     

    Vous croyez aussi vous rappeler du traditionnel « thé de la mémoire » au restaurant du village, ou le brouhaha des conversations se mêlait aux trains qui passaient dans la gare toute proche. Vous croyez vous rappeler de votre père qui, sa petite-fille de cinq ans (la fille de votre frère) sur ses genoux, lui expliquait que si « papi avait l’air tout triste », c’était parce qu’il avait perdu son petit frère. Vous croyez vous rappeler avoir échangé quelques mots avec le pasteur, cordialement invité et se révélant être un homme d’une profonde humanité. Vous croyez vous rappeler de toutes ces choses que l’on vit à un enterrement.

     

    Et vous vous rappelez de ses bras, à elle, qui viennent enlacer vos épaules, de son visage s’enfouissant dans votre cou et de ses cheveux qui vous chatouillent.

     

    « Tu veux qu’on rentre ? Chez nous. »

     

    Vous sentez sa main dans la vôtre, et si vous ne vous rappelez pas où vous être appuyé ce jour là, vous vous souviendrez toujours de celle qui vous retenait. Et, ses doigts mêlés aux vôtres, vous avez su –comme toujours- que vous étiez enfin vous-même, quelle que soit votre manière d’exprimer votre tristesse un jour pareil.

     

    Alors, main dans la main, vous êtes rentrés chez vous.