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Univers

  • De l'infinité des librairies

     

    Vous aimez les librairies. Ce qui ne devrait pas être une surprise pour quiconque vous connaissant un tant soit peu. La lecture, ça fait partie de vous à un point tel que dès la petite enfance, vous en êtes devenu indissociable. (1) Et où trouve-t-on des livres ? Dans les librairies, pardi ! Et dans les bibliothèques, bien entendu, mais vous êtes moins attiré par ces dernières. Vous y allez rarement, tout simplement parce que vous oubliez que vous en avez l'opportunité la plupart du temps, et que quand vous en ressortez, c'est presque toujours sans rien avoir trouvé. Il y a quelque chose dans l'ambiance de bibliothèque -du moins celle de votre ville- qui ne vous happe pas autant que vous n'auriez cru. Vous ne savez pas pourquoi. Vous aimeriez bien être un capybara (le meilleur rongeur) de bibliothèque.

     

    Vous vous sentez tout de suite plus chez vous en libraire. Notamment la grande librairie de la ville, où vous effectuez la grande majorité de vos commandes et achats livresques. Vous vous y sentez toujours bien, il y règne une activité bourdonnante mais agréable, et vous vous sentez un peu lié aux client.es qui arpentent ses rayons, toustes uni.es dans la recherche du bon bouquin pour le bon moment (il ne faut jamais sous-estimer la force du bon moment, qui peut faire et défaire les livres les plus formidables comme les plus inattendus). Même lorsque vous n'avez aucun objectif en tête, si vous êtes en ville et que vous passez à côté, vous allez y rentrer. Aussitôt à l'intérieur, c'est comme de faire escale dans une jolie gare sur le trajet en train de votre vie (ou quelque chose dans ce goût-là). Du moment que vous êtes en librairie, le monde au-dehors s'arrête ou, du moins, ralentit un peu. Du moment que vous êtes en librairie, tout est possible. Du moment que vous êtes en librairie, le multivers vous tend les bras.

     

    Récemment, la chouette (2) libraire du rayon anglais vous a recommandé un roman de science-fiction touchant justement à la théorie des mondes parallèles, ici mise en pratique dans un récit d'une diabolique efficacité ! Il s'agit de « Dark Matter », de Blake Crouch. Un livre que vous avez dévoré en deux séances au cours de la même journée, ce qui n'était pas forcément partie gagnée ! Mais suite à un début plutôt terre-à-terre, l'intrigue a su vous captiver, mettant en scène les mondes parallèles à l'aide d'une imagerie puissante et d'un scénario finement maîtrisé ! Mais, plus que tout, vous pensez qu'on mesure un livre à l'impact qu'il continue d'avoir sur nous, et celui-ci vous trotte encore dans la tête des jours après, et vous y repenserez sûrement ici et là tout au long de votre futur.

     

    Tout ceci vous amène au thème des décisions prises, des issues évitées, des actes manqués et des rêves inassouvis, réalisés ou qui se sont vu changés suite à une cascade de décisions semblant au préalable sans importance. Et cela vous fait réfléchir. A ce que votre vie serait, si ces variables étaient rentrées en jeu à des moments charnière. Si vous aviez fait ceci à la place de cela. Si vous aviez osé. Peut-être seriez-vous alors quelqu'un de totalement différent, aujourd'hui. Peut-être que ces possibilités -cette infinie variations de vous- vous auraient propulsés sur des routes qui vous sembleraient aujourd'hui totalement impossibles, inimaginables, voir farfelues ! (3)

     

    C'est le genre de questionnement qui vous anime, depuis quelques mois. Une soudaine reprise de conscience de votre mortalité, de la vie qui défile à vitesse grand v telle un vol d'oies aux becs ouverts sur une remise en question de leur existence et oh purée est-ce qu'on n'est pas en train de foncer sur cet avion et qui se rappelle du cheminohseigneurnonpitié... ! Et se dire que la mort arrive, si ce n'est pas facile à avaler (même avec une cuillère de miel), c'est aussi se rappeler qu'avant, il y a la vie. Et franchement, être en vie, vous trouvez ça plutôt chouette. Malgré toutes les difficultés que ça représente. C'est banal, on vous dira, mais les banalités ont leur importance, surtout lorsqu'il s'agit de continuer à faire un pas derrière l'autre. Sans les banalités, on n'en serait pas là.

     

    C'est banal, aussi, de se demander comment sa vie aurait tourné si des décisions différentes avaient été prises. Si on était allé jusqu'au bout de tel rêve, de telle idée, de telle lubie. On si on avait évité ceci, cela, si on n'avait pas engagé la conversation avec cette personne, ou si on avait osé parlé à celle-ci. Est-ce que le sens de la vie se trouve dissimulé derrière l'une de ces portes, tel un chat Schrödinger (la réponse étant que peu importe l'état du chat, ce dont est sûr c'est qu'il sera peu jouasse à l'ouverture) ?

     

    Dans une autre vie, peut-être que vous auriez échappé aux tares qui vous poursuivent. Peut-être que vous seriez « un élément productif de la société ». Peut-être que vous seriez dans un corps plus sain, un esprit plus sain, une vie moins douloureuses. Peut-être que vous seriez de ces gens qui, plutôt que de lire des livres, se content de quelques décorations froide et blanches dans un appartement artistiquement vidé. Peut-être que vous auriez DEUX plantes vertes (ce qui ferait de la compagnie à Pamela, la plante grimpante qui vous suit depuis plus ou moins dix ans, fidèle constante végétale de votre vie hors du nid parental). Peut-être que vous seriez devenu paléontologue, suivant votre rêve d'enfant jusqu'au bout (trop de poussière et de genoux par-terre, le dos tout plié). Peut-être que vous seriez écrivain, à la suite d'un autre rêve lointain.

     

    Dans une autre vie, peut-être que vous auriez une famille. Non pas parce que c'est ce que la société aurait voulu, mais parce que vous auriez eu envie de la fonder, cette famille. Avec la bonne personne (qui, comme les bons livres, dépendent souvent du bon moment). Vous y pensez souvent, dernièrement. Non pas que vous regrettiez tant que ça que cela ne soit pas le cas, mais parce que cette vie vous semble tant aux antipodes de celle que vous vivez actuellement, qu'elle en devient souvent curieuse. Connaître ce que cela implique d'avoir des enfants, des êtres issus en partie de vous, avec lesquels existe un lien qu'on ne peut comprendre autrement. Qu'on ne peut qu'imaginer. Parfois, vous vous demandez si par vos choix, vous vous êtes coupé de quelque chose d'important, d'unique, du cosmique pur à l'échelle humaine. Mais cela n'est pas pour vous, une vie comme ceci. Vous n'êtes probablement pas équipé pour. C'est le regret de la curiosité qui vous saisit parfois, ou du moins est-ce ainsi que vous le vivez. Parce qu'il serait probablement trop dur de faire autrement.

     

    Peut-être qu'il y a une vie où vous auriez parlé à cette personne. Peut-être qu'il y a une vie qui vous attend, quelque part dans les recoins du multivers comme dans les recoins de la libraire où chaque livre s'ouvre sur un nouveau monde.

     

    Peut-être... Il y a quelque chose dans un bon « peut-être », ou du moins un « peut-être » radicalement différent, qui se trouve être plutôt séduisant, souvent triste, parfois difficile. Peut-être que vous pourriez être quelqu'un de profondément différent, si les dés étaient tombés différemment, si vous aviez agi différemment, si vous aviez osé différemment...ou peut-être qu'au finale, vous seriez juste vous, à nouveau. Et quoi qu'il arrive.

     

    Qui que vous seriez alors, vous espérez juste que dans l'infinité des réalités possibles, il y aura pour vous toujours une librairie.

     

     

     

    1. Tout ça grâce aux dinosaures. Vous avez appris à lire en recopiant des nom de dinosaure de mémoire, avant même vos premiers jours d'école. Les dinosaures, c'est chouette. Voilà. Vous aviez juste envie de cette petite précision qui a sans doute changé votre vie.

    2. Vous aimez les livres, et vous aimez les mots. Une suite logique, on vous dira, ce qui ne la rend pas moins...chouette ! Chouette étant votre mot favori lorsqu'il vous vient en tête de dire du bien de qui ou quoi que ce soit. Il y a juste quelque chose de profondément joyeux et sincère dans ce mot qui peut tout aussi bien devenir une expression sincère qui, pour vous, veut dire beaucoup !

    3. Surtout celle avec la chèvre jaune !

  • Crise de réalité

     

    Vous êtes terrifié. Votre crâne résonne sans cesse, comme la sensation du vertige lorsqu'on ôte le vertige : vous ne vous cognez pas partout en manquant de tomber, mais la cloche invisible vibre sous vos cheveux. Une nouvelle constante qui vous a assailli progressivement, avant que vous ne remarquiez enfin que c'était là.

     

    Mais ce n'est pas ce qui vous fait peur. Non, cette peur est primale, ancienne, universelle et, en ce moment totalement hors de contrôle. Vous avez peur de la fin. Sans raison palpable outre que son inéluctabilité. Tout à commencer il y a plus ou moins deux semaines où, perclus par vos soucis d'endormissements, vous avez repensé à cette maladie fort rare se traduisant à terme par un trouble de l'insomnie fatale. Vous aviez par hasard appris son existence quelque temps auparavant, la classant aussitôt sur la liste des choses terrifiantes dont vous auriez nettement préféré continuer d'ignorer l'existence (comme la sortie d'un nouvel album de ABBA ou l'existence des mars frits écossais). Et en y repensant, votre esprit a immédiatement cru bon d'en faire le point d'orgue de vos angoisses, les concentrant instantanément (comme des nouilles) sur la fatalité inexorable d'un tel diagnostic. Une angoisse irraisonnée, certes, mais n'est-ce pas là le sens des angoisses ? Et, plutôt que de s'arrêter là, cette fixation a ouvert la porte à cette ancienne peur que vous aviez réussi à mettre de côté depuis bien longtemps : la peur de la mort.

     

    A l'âge de douze/treize ans, la soudaine prise de conscience de votre mortalité vous avait plongé dans la première dépression de votre vie, allant jusqu'à vous faire manquer une ou deux semaines d'école à son paroxysme. Les années passant, la peur s'était étiolée, nageant à une distance de sécurité de vos craintes jusqu'à devenir diffuse, lointaine.

     

    Et voilà que vous replongez en plein dedans.

     

    Ce n'est pas la peur de tomber raide mort là tout de suite, mais la peur de l'inévitabilité de la chose. Le fait de savoir que, quoi qu'il arrive, cela va bien vous arriver un jour. Cette réactualisation de cette crainte s'est cristallisée en vous au point de constamment parasiter vos pensée depuis une quinzaine de jours. La cessation de l'existence -et l'incompréhension que cela représente- vous paralyse, un gouffre constant s'agitant au creux de votre estomac. Vous n'arrivez pas à vous changer les idées. Films, jeux, séries, lectures ne vous offrent que quelques minutes de répit ici et là avant de replonger votre esprit dans la terreur. Et comme si cela ne suffisait pas, voilà que le tout s'accompagne de ce que vous qualifieriez de « crise de réalité ».

     

    Il y a de ces gens qui s'extasient de l'infinité de l'univers et du miracle que notre existence représente. En ce moment, vous trouvez cela infiniment terrifiant plutôt que réconfortant. L'existence vous apparaît comme absurde. Pourquoi l'univers, pourquoi la Terre, pourquoi l'humanité, la vie, pourquoi vous ? Plus rien n'a de sens, au point que vous avez de la peine à vous concentrer sur le monde autour de vous. Vous pouvez vous mettre à contempler votre fourchette d'un air effaré, comme frappé de l'absurdité de son existence.

     

    Vous avez beau essayé de vous rassurer -vous êtes, de ce que vous en savez, dans une santé physique décente, et à 36 ans vous pouvez encore vous considérer comme jeune- rien n'y fait. La peur est là, surgissant à tout moment au premier pan de votre esprit, vous figeant sur place, déversant en vous les affres de l'angoisse ; et le reste du temps, vous la sentez là, diffuse, tandis que tout vous paraît absurde, aléatoire, dépourvu de sens. Vous regrettez terriblement de ne pas croire en la moindre puissance supérieure. Vous n'arrivez pas non plus à en parler vraiment, vous sentant ridicule. Il y a des problèmes bien plus tangibles, actuels, qui taraudent le monde autour de vous. Vous n'êtes pas malade, vous n'êtes pas condamné, vous n'avez aucun raison d'être à ce point désespéré. Même si vous savez que les angoisses -et les crises qui vont avec- sont irrationnelles, vous en avez presque honte. Mais c'est en train de vous dévorer de plus en plus, aussi essayez-vous de l'exprimer à travers quelques mots tapés sur votre clavier. Essayer de faire un peu sortir tout ça, d'une manière ou d'une autre.

     

    Il y a aussi la peur d'un futur possible, pas encore concret, qui ne se réalisera peut-être pas, mais qui vous pèse plus que vous ne le croyiez. Les antécédents de souffrance mentale et de sénilité dans votre famille maternelle, l'inconnu de ceux de votre famille paternelle. Avez-vous une voie toute tracée menant au brouillard cérébral, à la perte de vous-même avant la mort elle-même ?

     

    Et vous ne savez pas comment arrêter de penser à tout. Comment ignorer ces peurs qui ont longtemps été tenues à distance. Comment vous concentrer sur le moment qui compte: l'instant présent. Et dans ces cas-là, vous vous sentez également dévoré par une solitude qui prend de plus en plus de place. Vous commencez à vous dire que le fait de vivre seul, sans présence régulière, commence à vous peser. L'absence d'une présence solide, de contacts affectifs, de contacts physiques (pas uniquement romantiques ; simplement la sensation de la peau de quelqu'un d'autre contre la vôtre, d'un bras autour de vos épaules, d'être pris dans les bras et de prendre dans les bras. De pouvoir vous abandonner à une intimité que vous n'arrivez pas à retrouver.) Vous ne savez plus quoi trouver pour vous sortir de cette angoisse existentielle actuellement permanente, quoi trouver pour vous rappeler qu'il s'agit avant tout de vivre sa vie dans le présent et d'en profiter au maximum, sans craindre sa fin en permanence.

     

    Alors vous espérez que ça finira par passer. Que cet état ne sera pas constant, parce que vous ne sauriez pas comment le gérer. Vous espérez juste de pouvoir, enfin, retrouver la beauté de simplement se sentir en vie.

     

    D'être, enfin, rangé au côté du miracle plutôt que de l'absurde.

  • Le bouchon et l'aspirateur

    Voilà bien longtemps -des années et des années!- que vous n'aviez pas tenté une petite historiette, dans cette petite version fictive du quotidien qui vous avait longtemps accompagné. Vous ne savez pas trop pourquoi, mais aujourd'hui, vous avez eu soudain l'occasion de vous y replonger, l'espace de quelques mots.

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    Vous n'auriez jamais dû passer l'aspirateur. Pas aujourd'hui. Vous l'aviez senti. Si si, parfaitement. C'est une de ces fameuses journées. Où il va se passer quelque chose, de manière totalement inévitable. Tellement inévitable que finalement, vous n'auriez pas passé l'aspirateur, quelque chose d'autre serait arrivé. Les vitres auraient éclaté subitement sous le doux contact du chiffon, le lait aurait explosé à peine sorti du frigo, quelqu'un aurait sonné à la porte avec une sommation venue de nulle part comptant vous expulser d'ici la fin de la semaine avant de saisir votre chat. (1) Au fond, ce n'est pas plus mal qu'il ne s'agisse que de l'aspirateur. On peut vivre sans aspirateur. Avec assez de poussière, on pourrait sûrement se rouler dedans comme avec la neige. Évidemment, vous êtes allergique, donc vous seriez plutôt en train de vous rouler dans les restes palpitants de vos poumons expirés par le nez, mais il n'empêche que ça resterait possible.

     

    L'aspirateur, donc. Une de vos fonctions attitrées dans la répartition du planning. Entre les courses de la semaine, l'organisation de la paperasse et tout un lot des petites choses du quotidien. En terme de ménage, vous êtes capables de vous en sortir avec n'importe quoi pourvu qu'il ne s'agisse pas de repassage. Vous n'avez jamais repassé un seul de vos vêtement dans toutes vos décennies d'existence. Vous n'en êtes pas fier, mais vous ne le regrettez pas non plus. C'est un concept qui vous a toujours paru particulièrement étrange, cette manie de vouloir défroisser à tout prix des vêtements qui finiront chiffonnés d'ici la fin de la journée. Peut-être parce que vous avez tendance à ne porter que des t-shirt, et que si on rassemble quelques vêtements disparates, vous avez à peine un costume complet dans le lot. Et puis vous avez toujours peur d'être attaqué par le fer à repasser. Un objet beaucoup trop lourd et beaucoup trop chaud pour vous inspirer la moindre confiance. De plus, petit, vous vous étiez coincé une jambe dans la table pliante (vous vous êtes coincé au moins une jambe dans la plupart des accessoires pliants de la planète, à ce jour). Du coup vous êtes prêt à faire tout le reste, mais s'il y a quelque chose à repasser, vous passer la main. De préférence pour qu'elle ne finisse pas sous le métal brûlant parce que vous étiez trop occupé à penser à quelque chose de beaucoup plus intéressant que le repassage.

     

    Vous avez toujours assumé le reste de vos fonction avec l'acceptation tacite de quelqu'un qui reconnaît la valeur du compromis. Vous ne diriez pas exactement que vous le faite avec entrain (2), mais vous le faites naturellement. Ayant longtemps vécu seul, dans cette étrange période suivant le départ de vos parents et l'emménagement avec celle qui partage définitivement votre vie, c'était de toute façon votre prérogative. Vivre à deux n'y changeant rien, d'autant que vous êtes celui qui travaille à la maison, et qui peut se permettre le luxe de gérer son temps d'une manière optimisée (même si vous risquez de mettre deux heures pour changer une ampoule parce que les étapes sont aussi nombreuses que délicates, et que c'est fou le nombre d'autres tâches importantes et immédiates que l'on rencontre sur son chemin lorsqu'on a pourtant décidé de s'appliquer précisément à une autre). L'aspirateur fait simplement partie de votre part. Une fois par semaine, vous le sortez pour pour quelques instants de vrombissement furieux (et une semaine sur deux, vous y ajoutez un bon coup de panosse). Il y a le nettoyage de la salle de bain, aussi le même jour, mais cela demanderait une autre chronique à elle seule.

     

    L'aspirateur, donc, ne vous a jamais dérangé plus que ça. Le bruit couvre de manière bienheureuse vos vocalises approximatives (vous faites partie de ces gens-là qui prennent à cœur le « chantant en travaillant »), et vous vous laissez tirer par l'objet plus que vous ne le dirigez vraiment avec la plus redoutable des précision. Vous le laissez tressauter entre vos mains, entraîné dans son sillage comme dans celui d'un cochon à la recherche de sa précieuse truffe (vous n'avez encore jamais trouvé de truffe chez vous, hélas.). Il s'agite, vibre et se secoue parfois comme un grand-huit, mais vous finissez toujours par aller dans les moindre recoins, derrière les meubles, sous le canapé et partout là où il est nécessaire d'aller vrombir. Ce qui plaît très moyennement à petit chat qui, dès qu'il entend le redoutable appareil lancer sa première note, file se cacher quelque part, généralement au fond d'une pantoufle.

     

    Ce n'est pas une bête qui en demande beaucoup, l'aspirateur. Il suffit de changer son sac de temps en temps (la recherche du sac en question prenant à peine moins de temps que le changement d'une ampoule), de préférence avant qu'il n'implose, et d'éviter de se prendre les pieds dans l'appareil lorsqu'on est un tantinet distrait. Au jour d''aujourd'hui, votre canapé a essayé de vous tuer plus de fois que votre aspirateur, ce qui est plutôt une bonne chose. Vous avez confiance en votre aspirateur. Vous le connaissez, maintenant. Vous n'avez pas à vous en méfier comme l'un de ces petits aspirateurs automatiques, dont la rondeur bonhomme cache sans doute de sombre secrets et qui, s'il passait moins de temps à se cogner dans les murs comme une souris ivre, serait sans nul doute en train de planifier le soulèvement des machines.

     

    Mais rien n'est parfait, pas même votre fidèle aspirateur, et encore moins cette journée qui vous fait dire depuis le début que le monde entier aurait mieux fait de rester couché. Il suffit de peu de choses : cet innocent bouchon de bouteille d'eau en plastique, tombé derrière un meuble il y a probablement trois ou quatre couches géologiques de cela. Sa rencontre avec l'aspirateur. Le bruit effroyable et soudain de l'objet crissant à l'intérieur du tube en métal comme une poule effarée jetée dans une machine à laver (faisant manquer quelques battements à votre petit cœur surpris – et faisant sauter une pantoufle d'au moins un mètre au-dessus du sol vous renseignant sur la présence exacte de petit chat), le souffle soudain asthmatique de la bête (l'aspirateur, pas le petit chat), le manque flagrant d'aspiration... Et, après inspection, le triste constat du fameux bouchon logé solidement en plein cœur du tuyau, comme une pâte avalée trop vite lors d'un dîner mouvementé.

     

    Après avoir vainement secoué le tuyau dans tous les sens, vous réalisez avec un effroi palpable (au moins) que le sinistre morceau de plastique est bel et bien coincé. Et même muni des ustensiles les plus longs et fins (dont une astucieuse et inutile construction en baguette chinoises née des espoirs les plus fous d'un cerveau alors ravagé par le doute (3)), impossible de l'en déloger ! Découragé, sur le point d'abandonner pour l'instant, vous avez alors repéré un détail d'intérêt : une vis fixant le long tube en métal au reste, plus épais, du tube en plastique. Ce qui présentait une solution alors évidente, mais aussi compliquée par le fait suivant : si le ménage, globalement, ne représente pas pour vous une épreuve, le bricolage est à un tout autre niveau. Probablement celui de la Fosse des Mariannes, en ce qui vous concerne. Clouer deux planches de bois ensemble revient à éviter de justesse l'apocalypse quand c'est dans vos mains que reposent l'espoir d'accomplir une telle tâche. Malgré tout, refusant d'abandonner (vous auriez dû), vous avez plongé dans divers tiroir à la recherche d'un tournevis, attaché à un couteau suisse coincé dans au moins trois autres objets (bien sûr, il était dans LE tirroir de la cuisine. Celui où sont cachés tous les objets qu'on cherche sans arrêt, sans préoccupation de leur fonction première, le tout étant bien entendu emmêlé d'une manière grotesque, et bloquant le tiroir d'une manière telle qu'il vous faudrait au moins trois ans d'ingénierie pour réussir à vous en sortir sans que cela ne soit encore pire).

     

    C'est donc après moult efforts et un acharnement de plus en plus nerveux que vous êtes enfin parvenus à dévisser la chose...pour voir du plastique exploser soudain entre vos doigts une fois la tension relâchée (voilà, vous saviez bien que quelque chose allait finir par exploser aujourd'hui). Vous regardez, sans comprendre -mais aussi sans grande surprise, de cette façon résignée qu'on les gens de constater les dégâts- les petits bouts de plastique ayant ricoché ici et là dans la cuisine. Avec, entre les mains, un tuyau de métal certes débarrassé de son bouchon, mais aussi -et c'est là où ça devient un brin plus embêtant- du reste de l'aspirateur. Comment ? Vous n'en avez aucune idée. Est-ce que cette vis était le le dernier sceau empêchant la fin du monde, vous ayant ainsi fait relâcher les quatre cavalier de l'apocalypse et tout ce qui s'ensuit ? Dur à dire, par les temps qui court. Toujours est-il que vous vous retrouvez tristement en train de maintenir comme faire ce peut le tuyau dans le reste de la machine, réussissant machinalement à terminer la tâche de nettoyage, le dos voûté comme une petite vieille ployant sous les sacs de légumes (dont sort toujours une carotte avec son beau plumeau vert de feuille. Vous n'avez jamais vu de carotte comme ça quand vous allez au marché. Les petites vieilles doivent toutes les prendre avant vous). Votre esprit enfiévré imagine un instant de scotcher le tuyau à l'autre, avec un de ces gros scotchs qui réparent, on le sait, n'importe qui n'importe quand, mais la solution vous paraît temporaire, à la manière d'un sparadrap mental sur la blessure béante de votre psyché en détresse, destinée à vous réduire à l'état d'un trou noir aspirant (ah ah!) petit à petit chaque aspect de votre âme jusqu'à ne laisser de vous qu'une coquille vide sur le sol de la cuisine.

     

    Là, votre morceau d'aspirateur dans les mains, vous devez avoué que vous sentez non pas bête, mais soudainement affreusement triste. Comme lorsqu'un événement des plus mondains fait sauter quelque chose en vous qui s'était tranquillement amalgamé jusqu'à ce qu'il trouve la bonne raison de déborder. La noirceur, le vide, l'entropie attendant toute chose -et tous les gens- qui vous entourent. Quand votre tendre moitié finit par rentrer, vous êtes toujours là, pensif. Un peu cassé vous aussi. Peut-être avec toujours moins de vis. Petit chat ronronne sur vos genoux depuis tout à l'heure, et vous acceptez une main solide pour vous relever. Un échange de regard suffit, le contact de sa peau contre votre peau produit une étincelle. L'aspirateur attendra. Ça se répare, où ça se change. La ruine de votre esprit est toujours là, toujours pas loin de déborder, de prendre le dessus.

     

    Mais ce soir encore, vous n'êtes pas seul. Votre vie continue de se construire, fragile mais toujours nouvelle. Ce soir, le reste peut attendre.

     

    Au moins jusqu'à la semaine prochaine.

     

     

     

    1. La sonnerie de la porte, c'est toujours une mauvaise nouvelle. Ou plutôt, vous êtes constamment persuadé que cela ne peut être qu'une mauvaise nouvelle. Généralement sous la forme d'un monsieur inquiétant pourvu d'un costard noir et de lunette de soleil destiné à vous arracher votre chat pour toujours parce que vous avez payez une facture en retard il y a trois ans et six semaines. Vous êtes de ces gens qui vous sentez coupable par défaut. Peut-être que c'est vous qui avait fait ça, mais si, vous savez, ça !

    2. Vous vous méfiez terriblement des gens qui persistent à dire qu'iels aiment faire le ménage.

    3. Et le désespoir. Par le doute, et le désespoir.