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Plume de Renard - Page 12

  • Conversation

    Quand on improvise sur le thème de la conversation, voilà ce que ça donne. x)

     

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    -Je crois que mon problème, c'est que j'ai la nostalgie facile.

    -Ah bon ? Rien que ça ?

    -Tu dis ça comme si ce n'était pas vraiment un problème.

    -Tu me connais bien : ce n'est pas vraiment un problème. Enfin, pas un problème grave en soi. Ce n'est pas comme si tu étais en train de me dire que tu avais chopé la peste bubonique.

    -Où...où est-ce que j'aurais chopé la peste bubonique ?

    -J'en sais rien. Suffit de traîner dans des endroits bizarres et pas très propres, genre des égouts, ou...ou...un truc avec des rats, quoi.

    .Ou un village de l'âge sombre, me semble que c'est éradiqué dans le coin, non ? Et puis, est-ce que j'ai une tête à traîner dans les égouts ?

    -Ça dépend, c'est un égout nostalgique ?

    -C'est ça, moque toi de ma condition. Ce n'est pas toi qui dois vivre avec !

    -Et qui te dis que je ne suis pas nostalgique ?

    -Je crois que tu es totalement incapable d'éprouver de la nostalgie avec assez d'intensité pour que ça te dérange. Quand on se remémore des bons souvenirs avec les potes, c'est à peine si tu as l'air de te rappeler de quoi il s'agit.

    -Il y a des photos pour ça. Et puis je suis quelqu'un d'occupé, je vis dans le présent, voilà tout.

    -Tu ne peux donc pas comprendre les tourments de mon âme. Et si tu es sur le point de t'exclamer « Quelle âme ? », je t'envoie ce coussin à la tête.

    -Pas mon genre, voyons.

    -Tant mieux, j'aime bien ce coussin.

    -D'ailleurs, depuis quand t'as des coussins, toi ? Sur le canapé, j'entends.

    -Ils datent de machine. Elle trouvait que c'était important, sur un canapé.

    -Et t'as gardé les coussins ?

    -Ben, elle est jamais venue les récupérer, et puis on s'habitue.

    -Je suis étonné que tu ne les aies pas lardé de coups de couteaux.

    -Pourquoi je ferais ça ? Ce sont de très bons coussins, et ils n'ont rien fait.

    -Leur simple vision ne te replonge pas dans les tréfonds de ta nostalgie ?

    -Je serais plus nostalgique de la peste bubonique.

    -Oui, il paraît que ça laisse moins de traces.

    -Par contre, j'ai brûlé deux trois-souvenirs sur le balcon, c'était très cathartique.

    -C'est une des vertus d'un bon feu de joie. Je suis étonné que l'immeuble n'ait pas brûlé.

    -Je sais me servir d'une allumette !

    -Il t'en a fallu combien pour arriver à tout faire partie en fumée ?

    -Cinq. Mais c'est parce qu'elles étaient fragiles. Et puis on s'égare : je te parlais de mon très sérieux problème, celui qui est un poids sur les épaules de mon existence, et toi tu fais des quolibets.

    -Ah oui ? Ah oui. Bon, l'âme nostalgique, tu disais ?

    -Ouais, je réalise que quelles que soient les choses qui se passent dans ma vie, j'en reviens toujours à me lamenter sur quelque chose qui n'est plu.

    -Ça fait beaucoup de choses.

    -Ce que je veux dire, c'est que j'ai aucune raison que ça n'aille pas. Enfin, c'est pas comme si je vivais des trucs extraordinaires, mais j'ai pas à me plaindre non plus. J'ai un toit, de quoi manger, plein de trucs inutiles donc parfaitement indispensables, je suis pas malade, j'ai rien de cassé, et je n'irai certainement pas jusqu'à dire que je suis sain d'esprit, mais je suis capable de traverser la route tout seul, si tu vois ce que je veux dire.

    -Pas du tout, non.

    -C'est pas une expression, le truc de la route ?

    -Pas que je sache mais je t'en prie, continue, un jour j'en ferai un bouquin.

    -Tout ça pour dire que malgré tout, je passe mon temps à regretter le passé, où à espérer quelque chose que je n'ai pas. Et dès que je l'ai, je sais pas, j'ai l'impression...que ça ne m'intéresse plus.

    -Tu n'as donc plus besoin de cet ordinateur presque neuf ? J'avoue que le miens est un peu lent, et...

    -Nan, mais on se comprend, quoi...

    -J'aimerais que les gens arrêtent de dire ça.

    -De quoi ?

    -Qu'on se comprend sans rien y ajouter, comme si ça rendait aussitôt le truc universel. J'ai déjà de la peine à me comprendre moi-même, alors je suis loin d'avoir la compréhension innée d'autrui.

    -Je...vois ce que tu veux dire. C'est effectivement assez idiot, au fond.

    -Enfin bon, toi, je te comprends, mais c'est normal. Et, du coup, absolument terrifiant.

    -On remonte à loi, c'est pour ça.

    -Ah bon ? Je ne me souviens pas, il paraît que je suis incapable de me souvenir de ce genre de trucs.

    -C'est pas tout à fait ce que j'ai dit non plus.

    -Et bien on ne se comprend pas, finalement.

    -Tu vas continuer comme ça encore longtemps ?

    -Tu te sens toujours nostalgique ?

    -Je crois que le mot serait plutôt « irrité ».

    -Mais tu n'es plus nostalgique.

    -Je suis toujours nostalgique, j'ai...j'ai l'âme nostalgique, voilà ! Je poursuis des chimères, pour réaliser qu'elles ne sont pas ce qu'elles sont, et puis je regrette ce que j'avais avant. Ou alors, je ne vois que l'éphémère, je suis incapable de faire dans la durée.

    -C'est ce que je me dis à chaque fois que je te vois manger : on dirait que tu essaies de tout dévorer avant qu'on te prenne sur le fait.

    -Je mâche vite, c'est tout.

    -Parce que tu mâches ?

    -Au moins, ce n'est pas quand je me souviendrai de cette conversation que je me sentirai nostalgique. Pour en revenir à ça, c'est comme de naturellement préférer les chansons tristes, tu vois.

    -J'entends, plutôt.

    -Ou de vouloir s'éclaire à la bougie, histoire de rester un peu dans le noir plutôt que d'allumer la lumière. Comme si c'était plus rassurant comme ça : ce que tu ne vois pas te fait peur, mais au moins, tu peux te dire que ça peut être n'importe quoi. Tu ne sais pas à côté de quoi tu passes, ça rend les choses plus faciles.

    -C'est assez mélancolique, non ?

    -En fait, je crois qu'il n'y pas vraiment de bon mot. Ce n'est pas tout à fait de la nostalgie, ni de la mélancolie. Ou alors, ce sont les deux à la fois.

    -Une sorte de...mélancostalgie ?

    -Voilà !

    -Je savais que mes longues études finiraient par payer.

    -D'ailleurs, où tu en es, avec cette histoire de thèse ?

    -J'ai l'impression de vivre dedans et, au rythme où ça va, je vais probablement finir par y mourir. J'aurais dû finir boucher, comme mon père.

    -Ton père est assureur.

    -Je sais, mais ça fonctionne moins.

    -Mais tu t'en sors, ça va ?

    -Oh, je fais avec, ce serait plus juste de le dire comme ça. Je fais comme d'habitude : je gère au fur et à mesure.

    -Le fameux fait de vivre dans l'instant.

    -Ce qui est plutôt pénible avec l'instant, c'est qu'il est un peu toujours là, et que j'ai pas l'impression que le boulot diminue. Mais qu'il croit de manière exponentielle : plus je me rapproche de la fin, plus il y en a, alors que logiquement, ça devrait être l'inverse.

    -Si tu avais voulu faire dans la logique, tu n'aurais pas continué tes études de lettres.

    -Non, j'aurais fait dans la boucherie. C'est logique, la boucherie : tu découpes, tu tranches, tu sépares, tu...

    -...est à court de synonymes ?

    -Je n'ai pas tenu longtemps, c'est à pleurer. Mais sinon, je m'en sors. Je me dis que ça va aller, comme tout le monde.

    -Et ça marche ?

    -Demande à tout le monde.

    -Tu vas t'en sortir.

    -C'est marrant, parce que vous me dites tous ça, mais je suis loin d'avoir votre confiance.

    -T'as toujours su gérer, ça va pas s'arrêter maintenant.

    -Cet un air que je me donne. Je crois que je suis trop doué.

    -Et modeste, avec ça.

    -Toujours. Oh, rien à voir, mais je repense à cette histoire de coussin, et...

    -Quoi encore ? J'ai pas le droit d'avoir des coussins ? Si ça se trouve, je vais même finir par me prendre un plaid.

    -Je...ne sais pas quoi répondre à ça. Ce que je voulais dire, c'est... Personne d'autre n'a amené ses coussins ?

    -Hein ?

    -Depuis machine, je veux dire.

    -Oh. Ben, non. Tu le saurais, si c'était le cas.

    -On ne sait jamais, on peut parfois se sentir d'humeur cachottière.

    -Je n'ai rien à cacher, et c'est un peu ça le problème.

    -Le poids de la solitude ?

    -Je ne sais pas si c'est vraiment le poids de la solitude, ou juste l'envie de ne pas être seul.

    -Différence subtile, mais pertinente.

    -Honnêtement, la plupart du temps, ça va. Ou j'ai l'impression que ça va. Ma vie est bien remplie, j'ai de quoi faire, je ne suis pas défini par mon statut relationnel...

    -Tu es une créature moderne !

    -C'est bateau dit comme ça, je sais.

    -Pourquoi bateau ? C'est aussi une question que je me demande, à propos des expression. Qu'est-ce qu'il y a dans le bateau qui traduit aussi bien ce qu'on veut dire par là ? Pourquoi pas l'avion, ou...ou la brouette ?

    -J'avoue. Je dirais même que ça prête à réflexion. Enfin bref. Je me dis que ça va et puis tout à coup, ça va plus. Je me sens seul, ça devient terrible, et j'ai l'impression que je vais finir seul dévoré par mes plantes vertes.

    -Il faudra déjà qu'elles te trouvent sous tous les coussins. Et le plaid.

    -Un jour, je vois des gens se tenir la main ou s'embrasser dans la rue, ça va me faire sourire, genre la vie est belle, tant mieux pour eux, et celui d'après, je vais avoir envie de les saisir par l'arrière du crâne pour les cogner l'un contre l'autre, genre s'ils s'aiment tant, autant qu'ils se rapprochent un peu plus, quoi.

    -Ahlala, ces gens qui ont l'impudence de s'aimer devant les autres.

    -Je ne dis pas que je suis rationnel, hein.

    -Mon grand, je crois que dans ce cas, personne ne l'est jamais vraiment. Sinon, ce serait beaucoup plus simple.

    -La simplicité, voilà qui simplifierait bien les choses.

    -C'est beau quand tu parles.

    -Ta gueule.

    -Non, sérieusement, ces mots mis bout à bout, c'est...mon dieu, je sens des picotements rien que d'y penser...serait-ce...serait-ce déjà de la nostalgie, précoce je te l'accorde ?

    -Crétin. Non, quand je dis plus facile... Ce serait quand même pratique si on savait tout de suite si on plaisait à telle ou telle personne. Comme ça, pas de longue agonie à se demander si oui, si non, pas de mauvais interprétation des signaux, pas de quiproquo, pas d'humiliation...

    -Ce serait drôlement pratique, en effet. Faudrait un genre de signal.

    -Hein dis ?

    -Genre, une personne te plaît, tu vois, et si tu lui plais aussi...pouf, elle se met à clignoter en bleu ! Et si elle ne te kiffe pas, qu'il n'y a aucune chance, et que l'enfer gèlera avant qu'elle ne songe à toi de cette façon, hop, ça clignote rouge !

    -Je ne sais pas ce qui serait le plus déprimant, mais au moins on serait fixé.

    -Déprimant ? Dans quel sens ?

    -C'est... Tu vas encore me trouver débile, mais...

    -Toujours.

    -Connard. Non, mais je crois que l'idée de trouver quelqu'un qui me plaît, et la simple possibilité que ça aille dans les deux sens...ben, ça me terrifie encore plus que s'il n'y avait plus jamais rien.

    -J'avoue que tu m'as perdu. Tu restes débile, ça c'est sûr, mais si tu pouvais développer.

    -Imagine que t'aimes bien quelqu'un. Et bien si au final, c'est pas réciproque, ben tant pis. C'est pas agréable, mais tu sais à quoi t'en tenir, tu passes à autre chose.

    -Tu écoutes de la musique triste pendant trois jours enfermés dans le noir.

    -C'était une fois. Enfin bref, donc... Je disais quoi ? Ah oui ! Voilà ! Ben, si quelqu'un devait tout à coup me dire que oui, je lui plais aussi, je suis censé faire quoi, moi ?

    -Tu veux que je te fasses un dessin ?

    -Tu dessines comme un tabouret manchot. Non mais du coup, je suis bien embêté, parce que j'avais jamais prévu que ça irait jusque là. Et ça me fout la trouille. Une trouille bleue, même ! Je suis terrifié de vraiment trouver quelqu'un avec qui ça pourrait marcher, parce que j'aurais bien trop peur de tout gâcher ! Elle me plaît, je lui plais, c'est super, mais après ? On a plus seize ans, j'ai l'impression que passé un certain âge, on s'attend tout de suite à ce que ce soit sérieux.

    -Et...tu n'en as pas envie ?

    -Le problème, c'est que je n'en sais rien. Le problème, c'est que ça me fout la trouille parce que j'aurais l'impression de ne pas pouvoir en faire assez. Dans le fond, ça se résume à ça : qu'est-ce que je pourrais apporter à qui que ce soit ? Qu'est-ce que je pourrais offrir ?

    -Et bien déjà, tu viens avec tes propres coussins.

    -Je suis sérieux mec !

    -Moi aussi. Ce que je veux dire...c'est que tu te mets la pression avant même de te retrouver devant le fait accompli. Tu te fous les boules pour une histoire hypothétique.

    -Alors je suis bien parti pour une vraie, tiens...

    -Ne déforme pas ce que je veux dire non plus. Ça fait combien de temps, depuis l'autre, là ?

    -J'en sais rien. Trois, quatre ans ?

    -Okay. Mais ça ne veut rien dire. Et il faut que tu arrêtes de stresser pour ce que tu ne peux pas contrôler. Ce qui doit arriver arrivera.

    -C'est qu'on t'a appris à l'uni ?

    -Crois moi, on y apprend beaucoup plus de choses qu'on ne le croit, et pas toujours en cours. Ce que je veux dire, c'est...on s'en fout ! Ce que t'as à apporter ? Ben, attends de savoir quoi avant de t'avouer vaincu. Si quelqu'un finit par clignoter en bleu, c'est bien qu'il y a... Attends, je viens de réaliser. Trois ou quatre ans déjà ?

    -Yep.

    -Et trois ou quatre sans...carrément...on se comprend ?

    -Je croyais que tu n'aimais pas cette expression. Et ne remue pas le couteau dans la plaie.

    -Pardon, je vais le ranger dans le tiroir. Comme ton...

    -Ça suffit.

    -Non, mais t'as raison, je propose qu'on fasse comme on l'a toujours fait à ce sujet.

    -On évite d'en parler entre nous de quelque manière que ce soit parce que nous sommes des adultes parfaitement matures et responsables et que ça ne nous rend pas du tout inconfortables ?

    -Exactement.

    -Où en était, déjà ?

    -Que ce serait bien si les gens clignotaient de la bonne couleur, et on a inventé un nouveau mot.

    -Une conversation bien remplie, en somme.

    -Et qui ne manquera pas de m'évoquer une profonde mélancostalgie quand j'y repenserai plus tard.

    -T'es con.

    -J'espère bien, sinon, à quoi bon ?

    -Ah, je crois que les autres arrivent...

    -Oui, mais est-ce qu'ils ont amené leurs coussins ?

    -T'es vraiment con, en fait.

     

  • Trois heure trente redux

    Une nouvelle historiette, qui s'est retrouvée à faire écho à la première écrite (Trois heures trente) de cette petite saga! Comme quoi, une nouvelle historiette est toujours possible! x)

     

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    Vous réajustez votre position sur la chaise longue, enclenchez par mégarde le mécanisme abaissant le dossier, et basculez brutalement en position horizontale. Au-dessus de vous, les branches du vieux chêne donnent un instant l'impression qu'elle s'apprêtent à vous relever avant de se fendre d'un geste plutôt malpoli. Plus loin au-dessus, un ciel nocturne tacheté de grappes d'étoiles ici et là. Vous le redécouvrez à chaque fois que vous passez en compagne, loin des cieux bien plus saturés de lumières de la ville. A travers les fenêtres de votre petit appartement citadin, ce sont les lampadaires qui font office d'étoiles et, plus encore, les fenêtres éclairées des autres appartements dans leurs tours, autant de petits univers qui vous fascinent de par leur proximité comme leur éloignement. Quant aux vraies étoiles, celles incrustées dans le paysage céleste que vous contemplez à l'instant, elle vous paraissaient quelque part bien moins complexes mais certainement plus sereines. En fond, vous entendez les rires, les éclats de voix, la musique (1) qui émanent de la vieille maison en pierre. A l'intérieur, vos amis sont lancés dans une énième discussion à la trajectoire aussi curieuse que fascinante. Ou alors ils ont déjà commencé une nouvelle partie d'un de ces jeux de société tous simples à base de cartes où il s'agit de s'en sortir avec la maîtrise du bluff et un poil de stratégie. Comme vous avez la duplicité d'un concombre naïf et l'esprit tactique de son voisin de mer, vous avez mis bien du temps à vous y faire, et appréciez d'autant plus les parties où vous faites éliminer rapidement, profitant alors du reste du spectacle. En général, une bonne partie rappelle l'enfant illégitime du vaudeville et de la tragédie grecque.

     

    Vous les rejoindrez certainement d'ici quelques instants ; pour le moment, vous profitez un peu du calme de la nuit. Mais, contrairement à celui que vous étiez encore il y a peu, vous ne fuyez pas. Non, vous...c'est difficile à expliquer. Vous rechargez vos batteries, comme si une brève exposition au silence et à la solitude vous remettait d'aplomb pour vivre à nouveau des moments que vous ne laisseriez pas passer pour tout l'or du monde. Les interactions sociales vous ont toujours coûté une énergie folle mais aujourd'hui, plutôt que de vous sentir vidé, vous vous sentez exalté. Vous n'êtes pas encore très sûr de vous, et vous avez encore tendance à vous conduire maladroitement dans un cerce étendu, mais vous vous sentez à votre place. Et ça, c'est un sentiment dont vous ne vous seriez pas cru capable auparavant. Non pas que votre vie se soit avérée spécialement désagréable ces dernières années. Vous aviez finir par vous découvrir une propension à une vie plus remplie que prévue. L'emménagement en ville, l'écriture qui porte ses fruits, la rencontre avec celle qui partage votre fille, et celle de petit chat qui partage vos pantoufles (vous n'osez plus les enfiler sans y toquer avant d'entrer). Quant à votre géographie amicale, elle était principalement constituée des rares amis que vous vous étiez fait au fil des années, les même depuis bien longtemps, et que vos adorez. Mais étendre votre horizon à de nouvelles rencontres s'était toujours avéré problématique. Vous vous accrochiez aux gens qu venaient à vous, ne comprenant guère comment aller vous-même à votre rencontre. En général, les gens que vous ne connaissez pas vous font peur. La vendeuse de la libraire du coin vous fait le même effet que si vous croisiez votre star du cinéma favori à chaque fois que vous vous décidez finalement à vous approcher de la caisse, et le cantonnier qui vous salue au détour d'un trottoir pourrait aussi bien être le président incognito. Vous préférez engagez la conversation selon vos termes, et ils se révèlent aussi tortueux et compliqués qu'un addendum de l'addendum, celui en petits caractères.

     

    Mais voilà que ces dernières années, les choses se sont mises à changer. Petit à petit, si bien que vous ne vous en êtes rendus compte que bien plus tard, comme victime d'une salvatrice épiphanie sournoise. Vous avez rencontré les bonnes personnes au bon moment, c'est aussi simple que ça. Comme le dirait psy bien aimé, la vie a enfin votre pointure, autant en profiter. Là où vous échapper l'espace d'un week-end dans une maison de campagne avec plus de dix personnes ne vous aurait paru possible que victime d'un culte, voilà que vous vous y livrez de bon cœur et avec un enthousiasme sincère. Tout n'est pas encore parfait, loin de là : vous naviguez encore entre trop parler et pas assez, et vous avez toujours très peur d'arriver une soupe dans les cheveux (c'est l'effet que ça vous fait). Avant, vous vous seriez retrouvé dehors pour reprendre votre souffle, et essayer désespérément de calmer votre nervosité sous-jacente. Ce soir, vous avez juste envie de prendre l'air. Pour un bref instant de tranquillité, mais aussi et surtout parce qu'il fait chaud. Et autant le dire tout de suite : la chaleur n'a jamais été votre amie. Fils de l'hiver, vous avez toujours préféré la possibilité d'enfiler des couches de vêtements supplémentaires en cas de grand froid plutôt que de devoir en enlever dans le cas inverse (au bout d'un moment, on se retrouve bien embêté ; à part se peler la peau avec un épluche-patates en désespoir de cause, on ne peut guère allez plus loin en société). Ces temps-ci, les température estivales qui sévissent durant la journée transforment votre cervelle en mélasse, et votre processus de pensée s'apparente à celui d'un commodore 64 sur lequel on aurait installé le nouveau Windows. De plus, votre créativité s'en ressent : pondre la moindre page devient un calvaire, surtout quand vous avez la désagréable impression que les touches de votre clavier vont se retrouvées collées sous vos doigts par la sueur. Vous buvez trois litres d'eau par jour et passez probablement au moins une heure aux toilettes si l'on met bout à bout toutes vos escapades aux cabinets (vos avez la vessie d'un vieillard dotée de la patience d'un gosse de cinq ans). Vous avez déjà enterré deux ventilateurs de poches dont les pales se sont prises dans vos cheveux, et avez fait l'acquisition d'un modèle géant qui fait un bruit d'enfer mais qui a le mérite de rendre votre appartement un peu plus viable. Et vous n'êtes pas le seul à en souffrir : en rentrant des courses l'autre jour, vous avez trouvé votre chère et tendre allongée sur le carrelage de la cuisine et petit chat perché au sommet du frigo. Vous vous êtes alors étendus à côté de votre compagne, contemplant en guise d'étoiles les tâches au plafond datant du jour funeste où vous aviez eu l'idée saugrenue de vous mettre aux omelettes aux épinards. Vous n'êtes tous deux sortis de la cuisine qu'à vingt-d'heures passées, parlant de vos journées respectives et du reste entre deux pieds de chaise, un sac en papier rempli de bouteilles de lait vides et ce que vous espériez très fort être un mouton de poussière plutôt qu'un truc avec bien trop de pattes pour être honnête. Mais sans vous toucher, parce que la simple idée d'entrer en contact avec ne serait-ce qu'un centimètre carré de peau vous semblait à l'un comme à l'autre tout bonnement inconcevable étant donné les circonstances. Malgré tout l'amour que vous vous portez l'un à l'autre, une fois au lit, vos mouvements s'apparente à la danse nuptiale de deux limaces pathétique glissant dans les draps sous l'effet suintant de la chaleur. Le moindre contacte fait alors spontanément venir en vous l'image d'un chat sphinx enduit d'huile qu'on aurait lancé contre un mur avant de le voir s'en décoller lamentablement. Vous refusez de porter autre chose que des shorts et des sandales depuis trois semaines, et la simple vue d'une manche dépassant le coude manque de vous faire défaillir.

     

    Mais ce n'était certainement pas la chaleur qui allait vous faire manquer un tel week-end. Vous pourrez écrire la semaine prochaine, en espérant que les orages annoncés stimuleront votre créativité (et combleront votre patient éditeur adoré). La température ne vous fera pas tourner de l’œil, et l'angoisse encore moins. Et si la fatigue chronique ne vous quitte jamais vraiment, si le nœud qui vit à l'état naturel dans votre estomac fait encore sentir sa présence diffuse, et si votre esprit continue de tourner à toute allure dans un recoin de votre tête...et bien rien de tout ça ne vous paralyse comme avant. Pas depuis que vous avez enfin l'impression d'avoir enfin trouvé qui vous étiez...ou, du moins, de vous en être plus approché que jamais. L'angoisse qui vous étreignait des nuit entières n'a plus qu'un contrôle moindre sur les méandres de votre existence, et vous savez la tordre plus qu'elle ne vous plie. Mieux, vous apprenez à l'étouffer dans l’œuf avant qu'elle s'installe sans fermer le frigo ni éteindre les lumières. Quand vous vous réveillez brusquement la nuit, c'est bien plus souvent parce que vous savez enfin comme vous allez terminer votre nouveau chapitrer du Souricier que parce vous avez l'impression que l'heure de votre mort à soudain sonné là, tout de suite. Si la présence de l'amour de votre vie à vos côtés vous rassure toujours autant, ce n'est plus le patch qui comble seul vos angoisses ; aucun partenaire ne devrait l'être. Non, maintenant, vous apprenez à vous suffire à vous-même, et vous choisissez avec plaisir de ne pas être seul plutôt que de crever de trouille à l'idée de l'être. Vous êtes entourés de gens qui vous acceptent tel que vous êtes, et vous réalisez avec une stupeur béate que vous les avez laissé rentrer dans votre vie sans avoir eu un seul instant besoin de vous forcer.

     

    Derrière vous, la porte de la maison s'ouvre et plusieurs convives s'égaient sur le perron. Deux fumeurs, et deux autres silhouettes qui vous repèrent et s'approchent aussitôt de vous. Votre chère et tendre se laisse tomber sur vos genoux avec la grâce d'une dinde de noël remplie de gélatine (c'est aussi pour ça que vous l'aimez), et votre vieil ami s'asseye sur le rebord de la fontaine, trempant aussitôt le pantalon rose moulant pour lequel il a opté ce soir (3).

     

    « Ça va mon pote ? » vous lance joyeusement Kevin, dont la mèche à la Tintin se dresse fièrement vers le cosmos. Il porte bien évidemment un petit pull sur les épaules, les manches nouées autour du cou. Heureusement que vous le connaissez assez pour savoir que sa personnalité ne s'accorde pas à ses goûts vestimentaires. « Houla, je crois que j'ai bu un verre de trop, je dois en avoir au moins... » Son front se plisse sous l'effort d'une réflexion intense. « ...cinq dans le nez.  Au moins. Ouais. Voilà. »

     

    Malgré sa volonté de faire de l'esbroufe, votre vieil ami tient aussi bien l'alcool qu'un poussin qu'on aurait laissé tombé dans un tonneau d'armagnac. Il tente de vous tapoter l'épaule, mais la manque d'un bon mètre. Se dandinant pour se couler à vos côtés sur l'étroite chaise-longue défoncée dans les ressorts vous rentrer dans la cuisse droite, la douceur de vos jours vient nicher sa tête sous votre cou. Vous l'enveloppez d'un bras, savourant l'instant. Les bruits de la maison vous attirent à nouveau, vous donnant envie de rentrer, vous donnant envie d'être vivant plutôt que de vous contenter de vivre. Un soir, une amie vous avait demandé quel était selon vous la place de l'homme dans l'univers ; vous n'aviez pas trop su quoi répondre, habile comme vous êtes lors d'une conversation sérieuse. Aujourd'hui, vous n'êtes toujours pas sûr de la place de l'homme dans l'univers, mais vous êtes enfin sûr de la vôtre : elle est là, à l'instant présent, sur cette chaise longue, entouré de tous vos amis.

     

    « Ça va ? » chuchote votre chère et tendre à vos oreilles, et sa voix comble elle aussi un vide ; elle s'inquiète toujours lorsqu'elle vous voit vous isoler, plus d'une fois témoin de vos crises d'angoisse et de vos accès de stupeur.

     

    « Oui. » répondez-vous enfin, avant de jeter un œil distrait à l'heure sur votre téléphone, comme mû par un instinct subit.

     

    Il est passé trois heures trente du matin, et tout va bien.

     

     

    1. Une loi du multivers veut que dans n'importe quelle soirée de ce type, l'un des convives va forcément se mettre à sortir un instrument de musique pour en jouer à merveille, comme si les notes s'accordaient à la pure béatitude de l'instant présent. Généralement une guitare, parfois piano et, dans un cas dont vous vous rappellerez toujours, un tuba. (2)

    2. Pour moins de béatitude, mais plus de coffre.

    3. Kevin qui, rappelons le, possède un sens de la mode particulier ; étrangement et d'une certaine manière, il semble même lui aller lorsqu'on ferme un œil, là où il aurait appelé à l'émeute pour cause de mauvais goût flagrant chez n'importe qui d'autre. La plupart du temps, Kevin donne l'impression d'avoir choisi ses vêtements du jour en s'étant recouvert de poix avant de courir les yeux bandés dans les rayons d'un magasin de vêtements. En ayant fait tous les étages, et pas forcément dans le bon ordre.

     

  • Retour au pays

    Il ne s'agit pas d'une nouvelle historiette, mais d'une petite tranche de vie. Vous êtes retourné à la bibliothèque aujourd'hui, et cela valait bien quelques mots. Il est bon d'être retour.

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    Vous êtes de retour à la maison. C'est la première pensée qui vous est venue lorsque vous avez franchi le seuil de votre bibliothèque municipale, et ce pour la première fois depuis au moins dix ans. A peine à l'intérieur, voilà que vous êtes frappé par un sentiment d'un grand confort ; cette curieuse sensation que vous éprouvez à chaque fois que vous pénétrez dans l'un de vos sanctuaires. Il y a bien des lieux saints qui vous laissent de marbre, mais une bibliothèque vaudra toujours pour vous toutes les églises du monde. Surtout celle-ci. Tandis que vous vous imprégnez de l'atmosphère familière, vous demandez une fois de plus pourquoi il vous a fallu autant de temps pour y retourner. Et, surtout, pourquoi vous aviez arrêter de vous y rendre. Ce qui était pour vous le lieu de visites coutumières, toujours mensuelles et souvent quasi hebdomadaires a fini par disparaître de votre vie. Vous n'avez même pas l'impression que le procédé fut progressif : un jour, vous n'y êtes simplement plus revenu. Peut-être que cela fait simplement partie de la vie qui change, où ce qui vous apparaissait depuis votre enfance comme des pierres d'achoppement inamovibles de votre existence se révélaient finalement tout aussi fragiles que d'autres. A la fin de votre adolescence, votre vie était plus que jamais en train de se modifier pou former les bases de ce qu'elle est aujourd'hui. Peut-être que les études en moins, dépourvu de raisons de vous pousser à aller à la bibliothèque pour les cours ou pour un élément professionnel de votre existence, y a contribué. Ce n'est pas que vous aimiez moins les livres, en tout cas. Tout ce que vous savez c'est qu'un jour, le dernier livre que vous aviez rendu s'est avéré être le dernier. Du moins jusqu'à aujourd'hui.

    Vous n'y aviez pas repensé plus que ça, ces dernières années. La vie étant ce qu'elle est, vos intérêts se sont diversifiés et votre amour des histoires s'est propagés sur un nombre de médiums toujours plus grands. Pendant longtemps, vous avez alors été affublé de cet étrange idée que vous profitiez mieux d'un livre qui vous appartenait, que vous pouviez ranger dans votre bibliothèque et reprendre absolument n'importe quand sans la moindre contrainte de temps ou précaution. Même les livres qu'on vous prêtait vous intéressait moins. Vous préfériez les acheter au risque d'être déçu. Maintenant que vous y pensez, toute cette manière de faire vous confond, comme si vous ne comprenez plus comment vous en êtes passé par là. Vous qui avez toujours aimé le partage des découvertes et des histoires, qu'il s'agisse des vôtre ou de celles d'autrui. Peut-être avez-vous cru enrichir votre jardin intérieur ; maintenant, vous avez plutôt l'impression d'avoir limité vos horizons. Et puis, il faut bien l'avouer, vous avez fini par moins lire. Vous qui dévoriez au moins un livre par semaine depuis votre enfance -souvent plus- vous avez fini par attribuer de moins en moins de temps à la lecture. D'autres intérêts gourmands en temps se sont greffés sur votre temps libre, et vous avez perdu des habitudes de lecture sans même le remarquer. Du moins pas tout de suite. Cela doit faire deux ans que vous réalisez pleinement à quel point. Votre vitesse de lecture a diminué, votre concentration aussi. Les romans qui vous happaient de la première à la dernière pages se faisaient plus rares. Non pas parce que vous n'en trouviez plus à votre goût, mais parce que vous ne leur laissiez plus vraiment cette option. Il y avait toujours quelque chose d'autre à faire, et la peur de manquer de temps vous a très longtemps paralysé au point de réduire vos activités plutôt que de vous pousser à mieux vous y consacrer. Et vous n'aimiez pas pas. Vous aviez l'impression de perdre, chaque année un peu plus, une part de ce qui faisait de vous...et bien, vous. Cela vous manquait terriblement. Et depuis que vous avez décidé d'y remédier, vous vous sentez un petit plus vous même au fil du temps. Cette année, vous avez décidé de vous replonger plus que jamais dans la lecture. De lui accorder le temps nécessaire sans se soucier d'en perdre. Car maintenant que vous y penser, comme peut-on considérer que le temps est perdu tant que l'on aime ce que l'on lit ?

    Le retour à la bibliothèque, c'est sans doute l'étape suivante la plus logique. Vous n'en doutez plus en tout cas, maintenant que vous faites la queue à l'accueil, observant avec un plaisir retrouvé la petite vie qui se glissait entre les rayonnages. Les gens de tous les âges et de tous les horizons qui viennent avec leur pile de documents -livres, cds, dvds- sous le bras, pour les emprunter ou les rapporter. Ceux qui consultent les rayons, qui étudient, qui lisent, qui partagent. C'est une sorte de communion des esprits qui ne connaît pas de frontières, et où les préjugés n'ont plus d'emprise. La connaissance, le plaisir, la recherche, le travail se mêlent sans jamais s'opposer. C'est un monde des possibles qui s'offre aussitôt à vous. Vous n'en revenez pas que la somme dérisoire qu'il vous ait coûté pour refaire une carte vous donne aussitôt accès à un univers aussi gigantesque. Ou, plutôt, à un véritable multivers où tout semble à portée. Il suffit de prendre un livre pour mettre le pied dans des mondes qui vous ont jusque là été étrangers. Autant de livres pour autant de portes. Autant de petites choses pour autant de potentielles grandes découvertes. Il faut parfois de peu pour changer une vie, et c'est dans ce genre d'endroit que vous le réalisez d'autant plus. Et plus que jamais, vous en comprenez l'importance. Et leur nécessité, quoi qu'on puisse en penser aujourd'hui. Même pas forcément pour vous, mais pour ceux qui ont fait d'un tel lieu un élément fondamental de leur vie. Une plate-forme aussi rassurante qu'inépuisable. Vous n'aviez pas réalisé à quel point cela vous manquait maintenant que vous y avez remis les pieds. Et maintenant que vous vous baladez avec votre carte flambant neuve dans votre porte-monnaie, c'est comme si vous aviez récupéré une petite partie de vous-même que vous ne saviez même pas avoir perdu. Vous vous sentez plus léger. C'est comme un retour au pays, où les racines nourrissent l'âme et lui redonnent de cet éclat qu'elle avait un peu oublié.

    Vous vous rappelez votre première bibliothèque, celle du village où vous avez passé plus des vingt premières années de votre vie. Elle n'était pas très grande, mais elle avait décuplé votre monde comme jamais. Il y avait les livres dont vous êtes le héros, que vous consommiez avec un vif plaisir, et qui vous mèneront plus tard aux jeux de rôles. Et dont vous adoriez voir les écrits de précédents lecteurs sur les fiches de personnages, ou au détour d'un paragraphe. Un livre de bibliothèque, c'est un livre qui a vécu. Qui est passé entre des dizaines, des centaines, des milliers de mains. Qui a une histoire ajoutée qui vient bien au-delà des mots. C'est une histoire qui a été lue, transmise, et vous avez le privilège de la partager avec des inconnus qui vous paraissent l'être un peu moins. Vous vous souvenez à quel point vous vous sentiez faire partie d'un monde plus grand, un livre de bibliothèque entre les mains. Vous qui vous êtes toujours senti un peu à part du reste du monde, nouant difficilement des liens, n'osant pas toujours aller vers l'autre, maladroit avec vos paroles comme avec vos sentiments, vous n'étiez plus seul avec un de ces livres. Vous étiez le nouveau maillon d'une grande chaîne, et vous aviez la chance de partager ce que tant d'anonymes avaient partagé avant vous. Vous vous rappelez de votre première grande bibliothèque, la bibliothèque jeunesse de la grande ville, où votre mère vous avez amené vous inscrire. Les rayonnage de bds, une grande passion de votre mère qui vous a toujours permis de vous connecter l'un à l'autre malgré les difficultés d'une relation atypique et compliquée. Et puis les romans, bien sûr. Vous n'auriez pas cru qu'il pouvait en exister autant, de toutes les tailles et de toutes les formes. Et vous pouviez à tous leur donner une chance. Sans aucune limite, sans aucune peur de perdre du temps ou de l'argent sur une lecture déçue. D'ailleurs, aucune lecture n'était décevante : même lorsque le livre ne vous plaisait pas, c'était une occasion de découvrir un peu plus qui vous étiez, à travers vos goûts, vous affinités et vos sensibilités pour tous les types d'histoires.

    Vous vous rappelez de votre inscription à la bibliothèque municipale en elle-même, passant de leurs locaux jeunesse à celui, mystérieux et un peu effrayant, du monde des grands. Vous pensiez que le multivers ne pouvait pas être plus grand, et vous vous trompiez. Il était infini, avec des ramifications qui vous échappent encore aujourd'hui. Cela doit avoir quelque chose à voir avec le quantique ; dans le doute, tout vous paraît toujours quantique. Et c'est dans cette bibliothèque que vous avez eu accès au quantique bien avant qu'il ne soit mentionné en passant au détours d'un de vos cours de gymnase. Car c'est pendant votre adolescence qu'un ami vous avait découvrir l'auteur qui changerait à jamais votre vie : Terry Pratchett. Et c'est dans cette bibliothèque que vous avez frénétiquement emprunté volume après volume de sa fourmillante série du Disque-Monde. Et c'est dans leurs pages que vous avez appris ce qu'était le quantique ou, du moins, l'utilisation qu'on pouvait en faire dans une histoire pour en exploiter tout le potentiel comique, mais aussi et surtout tout le potentiel humain. Car c'est grâce à Pratchett que vous avez appris à mieux comprendre l'humain, et sans bibliothèque, vous n'auriez sans doute pas pu vous y consacrer autant à un moment aussi charnière de votre existence. Aujourd'hui, vous profitez de votre retour dans ce sanctuaire pour retrouver sa place sur les rayons. Vos pas vous guident automatiquement, le chemin maintes fois parcours vous revenant naturellement sans même y penser. Mais vous êtes parti longtemps, et l'agencement des lieux à changer. Alors vous redécouvrez la place des rayonnages, autant d'occasion pour s'étonner d'un titre ou d'une couverture qui n'aurait jamais attiré votre regard autrement. Vous soulevez plus d'un livre, ouvrez plus d'un recueil, parcourez brièvement plus d'une page. Et puis vous trouvez la nouvelle place accordées au romans de fantasy et de science-fiction, avec leurs vieux comparses les policiers. Et si l'endroit à changer, le reste est le même. Vous suivez des doigts les reliures des romans du Disque-Monde, plus nombreux que jamais. Vous croyez même vous souvenir de plusieurs d'entre elles, et vous vous rappelez l'impact que chacun de ses livres avait eu sur vous bien avant que vous ne mettiez les moyens pour les avoir dans votre propre bibliothèque. Vous vous rappelez aussi des longues vacances d'été, où il était possible d'emprunter encore plus de livre que d'habitude, et pour une période plus longue. De la fin de l'enfance à la fin de votre adolescence, vous alliez en vacances avec vos parents avec le gros sac qui contenait les vingt, trente livres qui allaient vous accompagner en France, au bord de mère comme sur les terrasses des cafés ou le soir, couché sur votre lit ou dans la capucine du camping-car, penché sur une nouvelle histoire. Vous transformant à chaque page un peu plus en la personne que vous êtes aujourd'hui, comme tous ceux qui s'étaient penchés avant vous sur tous ces récits.

    Aujourd'hui, vous retrouvez tout ça, et même plus. Votre carte dans une main, un livre dans l'autre, vous faites à nouveau la queue après avoir récupéré votre carte. Car vous ne pouviez partir sans un nouveau trésor sous le bras. Voilà qui aurait été tout bonnement impensable. Vous retenant de prendre tout ce qui vous passait sous la main, vous avez jugé plus judicieux de vous contenter d'un seul ouvrage pour commencer. Car vous avez encore plein de livres qui vous attendent à la maison, et vous préférez vous montrer raisonnable pour mieux profiter de tous ces mondes qui s'offrent à vous. Vous avez opté pour un gros morceau ceci dit, un gigantesque roman de Thomas Pynchon qui vous intrigue depuis que vous avez découvert l'auteur l'an passé, avec le film « Inherent Vice » (devenu aussitôt un de vos films cultes) dont vous aviez vite fait en sorte de lire le roman. Et là, vous vous retrouvez avec « Contre-Jour », dont le résumé vous intrigue depuis que vous vous êtes penché sur la bibliographie de Pynchon. Et que vous n'avez jamais réussi à trouver en librairie. Et voilà que pour les trente prochains jours, vous pourrez vous plonger dans cet univers qui semble aussi qu'éclectique que passionnant. Il y est visiblement question d'expositions universelles, de luttes anarchistes dans l'ouest américain, de la Venise du début du siècle, de la révolution mexicaine et des mystères de l'Orient. Vous y trouverez, selon le quatrième de couverture, aussi bien des espions fourbes que des savants fous, des prestidigitateurs et des aéronautes. Car il y est aussi question d'aéronefs, et vous êtes partial lorsqu'il s'agit d'aéronefs. C'est tout un monde passé de mains en mains qui se retrouve dans les vôtres.

    Alors que votre tour approche à l'accueil, deux bibliothécaire réalisent que l'odeur persistante de marijuana qui embaumait tout une partie de la bibliothèque depuis un moment venait en fait d'une pile de livres rendus plus tout, imprégnés de l'odeur. Dans la file à côté de vous, une jeune mère tient la poussette d'une main, et sous son autre bras repose aussi bien des livres que des dvds de séries. Un vieil homme discute tranquillement avec un autre membre du personnel, et des étudiants viennent poser des questions pour leurs recherches. Un jeune homme, arrivé avec une pils de cds -des livres audios- se fait gentiment expliquer qu'il en a bien trop pris, n'ayant pas réalisé que plusieurs boîtes contenaient deux ouvrages qui comptaient séparément. Il se lance alors dans la difficile entreprise de laisser de côté certaines de ses découvertes ; du moins pour un temps. Ce qui vous rappelle vos propres délibérations, chaque vacances d'été, où il s'agissait alors de prendre avec vous les meilleurs ouvrages. Tout autour de vous, la bibliothèque vit de ses mille vies, toutes nées d'horizons différents. Sur le comptoir, vous prenez un marque-page sur la pile offerte, sur lequel est imprimé le petit coup de cœur d'un bibliothécaire. Cette fois, il s'agit d'un des derniers romans du Disque-Monde : vous décidez de voir cela comme un signe. D'autant que dans le Disque-Monde, les bibliothèques et autres libraires ont toujours eu une place de choix. “A good bookshop is just a genteel Black Hole that knows how to read.” disait-il dans son roman “Guard! Guards!”. Au fond, voilà qui s'applique aussi à toute bibliohèque, selon vous.

    Il est bon d'être retour.