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Plume de Renard - Page 14

  • Retour au bercail

    Une nouvelle historiette, pour une nouvelle humeur! ^^

     

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    Vous aviez le programme de cette fin de soirée en tête. Un bon film peut-être, confortablement installé dans le grand fauteuil en cuir du salon de vos parents. Un de ces films vus et revus, dont la familiarité vous enveloppe à chaque fois comme un cocon, stase temporelle de deux heures où vous savez que rien de pire que la fin du film ne peut vous arriver. Ou alors ouvrir un bon bouquin, parmi tous ceux que vous avez à lire, pour vous retrouver finalement plongé dans un roman lu cent fois, et dont la cent-unième lecture s'avère aussi poignante et exaltante que la première. Si ce n'est plus avec le recul ; il y a aussi du bon dans le fait de grandir, récoltant un brin de maturité en chemin. Les mots qui vous enthousiasmaient enfant vous faisaient soudain partir dans un tout autre voyage avec un peu de bouteille derrière soi. Allumer une console, vous perdre dans le monde fantastique d'un de vos chers jeux favoris, qui prenaient la poussière avant que vous ne retrouviez le temps de vous y mettre. Le temps. C'est étrange, comme concept. On ne le perçoit jamais de la même manière, et ce n'est pas tant qu'on en perd ; on l'oublie, plutôt.

     

    Le temps, vous le passez chez jours-ci dans le grand appartement de vos parents, à la campagne. Les immenses pièces de votre enfance semblent bien vides avec un seul occupant et pourtant, vous vous ne vous y sentez pas si seul que ça. Il y a les échos de toute une vie pour vous tenir compagnie ou, du moins ce qui vous semblait toute une vie quand vous y viviez encore. On a beau se jurer de ne plus jamais y remettre les pieds une fois libéré du carcan familial, ivre à l'idée de pouvoir voler de ses propres ailes (et croyez-moi, ce n'est pas très avisé de voler avec autant dans le nez). Y vivre à nouveau ? Quelle horreur ! Quel terrible coup du sort il faudrait affronter pour se résigner à aller ainsi à reculons ! Pourtant, quand un repas de famille vous y conjure, voilà que vous avez de la peine à quitter ces lieux le soir venu, quand les sœurs, les parents et les enfants se séparent et que l'espace d'un instant, personne ne sait plus qui il est vraiment parmi tout ça. Et il y a le retour chez vous, dans un petit appartement vide, encore dépourvu de cet écho confortable d'une vie entière (car ne vit-on pas plusieurs vies, l'envol du nid familial ne représentant que le début de la deuxième?).

     

    Cette fois-ci, vous avez accepté de garder la casa familiale lors des vacances de vos parents. La retraite aidant, ils ne cessent de voyager, de partir dès qu'ils en l'ont l'occasion. Maintenant qu'ils ne sont plus cloués à la base, et un brin décontenancés de ne plus se retrouver avec une affectation dans les pattes, ils profitent de leur dernière permission. La plus longue, et la plus méritée. Ou alors, parfois vous le soupçonnez, c'est qu'ils n'arrivent plus vraiment à vivre chez eux à plein temps. Car pour eux, comme pour beaucoup de monde, un chez-soi représentait l'endroit où l'on se retrouvait à l'abri, le soir, ensemble, une fois libérés des obligations diurnes du travail et des responsabilités. Et pendant longtemps, il y a les enfants, et on n'est plus jamais deux, plus vraiment. Et puis voilà qu'on ne travaille plus, que la maison qui contenait à peine quatre, cinq personnes ou plus devient soudain immense. Immense, et pourtant si étroite, quand on ne peut plus s'avancer au détour d'un couloir sans tomber sur l'autre. Alors peut-être que c'est plus facile ailleurs. Vous imaginez que ces échos n'ont pas forcément la même signification pour tout le monde...

     

    Pour votre part, vous êtes plutôt content d'être là. Loin de votre maison à vous, pour un temps du moins. Votre maison de plus en plus étriquée, alors qu'il n'y a jamais eu autant de place. La même rue sous vos fenêtres, les mêmes bruits des passants et des voitures, les mêmes murs, les mêmes plafonds... Lorsqu'on contemple trop longtemps à deux, même la chose anodine peut s'avérer difficile à voir encore et encore. C'est idiot, mais c'est comme ça. Et vous n'avez pas vraiment les moyens de refaire vos tapisseries (et encore moins les capacités, à moins qu'un voisin inquiet ne finisse par enfoncer la porte avant de vous retrouvé collé en un endroit improbable entre mur et plafond, à boire l'humidité gouttant de la salle de bain du dessus et vous nourrissant de mouche assez peu chanceuses pour avoir décidé de se poser dans ce piège involontaire). Alors passer une dizaine de jours dans votre ancien chez-vous vous a paru être une bonne idée. Vous aimez la tranquillité qui y règne. Pourtant, c'est tout aussi silencieux chez vous, en ville, mais nul silence n'est identique aux autres ; il y en a auxquels on s'habitue tellement qu'ils finissent par se transformer en un terrible vacarme sous votre crâne...

    Ce silence ci vous détend, il est...rassérénant. De même que les meubles familiers, le carrelage froid sous vos pieds, les immenses plantes vertes plus vieilles que vous qui étalent leurs branches le long de certains murs...et une cuisine moderne récemment refaite, mais vous échangez avec plaisir la nostalgie de l'ancienne contre le côté pratique de la nouvelle. Et vous vénérez sa cuisinière à induction comme un idole païenne, bien loin des trois misérables plaques aussi imprévisibles qu'effrayante qui font régner la terreur dans la boîte à chaussures aux murs gras (la hotte, voilà une belle invention elle aussi!) qui vous sert de cuisine. Vous pourriez cuisiner des heures pour le simple plaisir d'enfin vous retrouver aux commandes d'un matériel de qualité ! Et puis le calme de la campagne vous replonge loin de celui de la ville, qui n'est pourtant guère plus agité dans votre petit et vieux quartier. Mais ici, il y a quelque chose dans l'air...

     

    Peut-être est-ce petit quelque chose dans l'air (vous espérez juste qu'il ne s'agira finalement pas d'un moustique, les sales bêtes sont nombreuses dans le coin ; voilà bien un truc qui ne vous manquait pas, tiens!) qui vous pousse finalement abandonner tous vos beaux projets en cette calme soirée de la fin du printemps. Vous lirez plus tard, vous jouerez plus tard, vous regarder films et séries plus tard. Vous avancerez sur votre livre plus tard aussi, ce qui se révélera plus problématique, mais la procrastination n'est jamais plus dangereuse que lorsqu'elle est dans l'air et qu'on essaie d'y résister. Dans ces cas-là, mieux vaut suivre le courant. Vous n'avez pas envie de rester enfermé malgré l'appartement chaleureux, mais d'aller prendre l'air de la nuit. D'autant qu'il fait déjà bien chaud malgré l'obscurité qui finit de s'étendre sur les environs. Un short et t-shirt suffiront. C'est la première fois de l'année que vous abandonnez le pantalon, et l'air de la nuit qui vient chatouiller vos mollets vous procure un délicieux sentiment libérateur. Vous descendez les escaliers pour arriver sur le trottoir, bien éclairé par les nombreux lampadaires. Presque au milieu du village, le vieil immeuble bucolique qu'habite vous parents surplombe la grande route qui traverse, et bien, la grande rue. On ne peut pas reprocher un manque de logique aux villages ; il faut vraiment être grand, pour que cette dernière ne suffise plus, de toute façon... Dans l'appartement, petit chat -que vous avez transporté avec vous, et dont le récit de la capture et du voyage remplirait à coup sûr une nouvelle chronique- doit dormir en ronflant dans une de vos vieilles pantoufles. Vous n'avez encore jamais essayé de l'amener dans le jardin familial : le connaissant, il resterait pétrifié et tremblant devant le premier brin d'herbe venu, se demandant dans quel monde effroyable il se retrouvait projeté, et ce qui allait le tuer le premier (ce tuyau d'arrosage avait l'air particulièrement vicieux!).

     

    C'est au hasard que vos pas vous guident, sans destination bien précise en tête. En voyant les bâtiments, pour la plupart inchangés, qui vous entourent, les flash-backs défilent sous votre crâne en une agréable sensation qui rappelle celle de glisser ses pieds dans de bonnes grosses chaussettes confortables, celles qu'on a depuis toujours et qu'on refusera toujours de jeter malgré les trous ici et là et le gros orteil droit qui commence à mettre son nez dehors. Et puis vous décidez soudain de traverser la route en profitant du nouveau passage piéton, qui a transformé la traversée de la mort de votre enfance en un nouveau chemin balisé et, surtout, sécurisé. Ce n'est pas plus mal. Vous vous dirigez machinalement vers la station-service, encore illuminée. Outre le pub et le restaurant, c'est le bâtiment qui reste ouvert le plus longtemps chaque soir, son magasin fermant ses portes à l'heure vénérable -pour une telle localité- de vingt-deux heures. D'ici une dizaine de minutes, remarquez vous en consultant distraitement l'heure. Comme mu par un automatisme, vous déambulez parmi les rayons, à la recherche d'un trésor bien précis : la glace de votre enfance, le parfum que vous preniez toujours à cette même station, quand vous parents vous envoyaient chercher des desserts un peu à la dernière minute après un bon souper, avant de pouvoir vous installer devant le film du soir. A farfouiller ainsi dans la station en pleine nuit, il vous suffit d'un peu d'imagination et vous voilà à nouveau en Corée, lors de votre dernier voyages, avec des amis. Vous êtes replongés dans les ambiances à la fois exotiques et familières de la mégalopole de Séoul, et il vous suffit de froncer un peu le nez pour presque réussir à en sortir les parfums. Séoul, la ville qui ne dort jamais, où les rues fréquentées sont pleines de monde, pleine de vie, de musiques, de nourriture et d'ambiance, tout simplement. Où vous pouviez sortir sur un coup de tête à passé deux heures du matin et vous trouvez une des petites épiceries qui pullulaient afin de vous trouver un bol de ramen bien chaud, un burger au micro onde délicieusement écœurant (ou l'inverse, vous n'avez jamais vraiment su), ou une boisson quelconque pour vous rafraîchir, à partager avec d'autres noctambules ou à garder pour vous, petit secret parmi des millions d'autres. L'espace d'une minute ou d'eux, dans votre petite station-service campagnarde, quelque part en Suisse, vous êtes de retour à Séoul. Puis la vague repart aussi soudainement qu'elle était venue, vous laissant frissonnant de nostalgie comme la personne à qui l'on retire d'un coup sa couette au petit matin. Vous vous retrouvez ici, où acheter n'importe quoi avant dix heures relève parfois de l'exploit, et où les prix vous redonnent une petite leçon en réalité.

     

    C'est avec votre trésor dans les mains -la précieuse glace existait encore, victoire ! Et avec le bon parfum en plus!- que vous sortez pour reprendre votre impromptue balade nocturne, des souvenirs de voyages plein la tête. Et des envies aussi. Des envies de repartir, comme si la maison de vos parents n'était qu'un début, et quelque chose vous attendait après. Quelque chose de plus loin, de plus différent...et de familier à la fois. Vous repartirez un jour, vous le savez. Et cette simple pensée vous met du baume au cœur et vous aider à traverser la nuit l'esprit serein. Jusqu'à la gare, où s'arrête le train de campagne toutes les heures. Et devant, le grand parc où vous jouiez, petit, sur les balançoire. Mais les balançoires sont trop petites pour vous, alors vous vous asseyez sur un muret et commencez à déguster paisiblement votre glace, vos écouteurs sur les oreilles, avec la musique qui participe de plus belle au sentiment de la balade. Il est étrange de constater comme vous pouvez parfois vous sentir soudainement et terriblement seul au sein d'un groupe d'ami où vous vous sentez pourtant accueilli, et ce sans la moindre explication, sans la moindre raison...et comment vous pouvez vous sentir comblé, en phase avec l'univers, alors que vous êtes seul sur un muret devant une gare déserte, à manger une glace. Satisfait de la solitude voulue, vous recherchez pourtant la compagnie, comme cela vous arrive parfois. Cette manie que vous avez tout à coup d'espérer voire apparaître un ami, ou un inconnu qui le deviendra. Ou une inconnue, même si ce n'est pas toujours l'amour qui se doit d'être le but premier. Après vous êtes brûlé au feu du dernier, vous pouvez attendre. Mais si quelqu'un... Bah, il s'agit toujours de si, après tout. Et quand ils se retrouvent en face de nous, ils ne tardent de toute façon pas à devenir bien plus qu'hypothétiques, qu'on le veuille ou non. Peut-être avez vous une vielle âme un peu idiote de grand romantique rêveur, ne croyant pas dur comme fer que la bonne personne sortira du prochain train pour se retrouver face à lui, mais ne pouvant s'empêcher de l'espérer quand même dans un coin de sa tête...

     

    La glace fini, vous jetez soigneusement l'emballage dans la poubelle non loin, et poussez même le vice à vous emparer des quelques détritus que vous apercevez dans l'herbe pour leur faire suivre le même chemin. L'air vaguement satisfait du devoir vaguement civique vaguement accompli, vous reprenez votre route. Ce sera peut-être un autre train, un autre jour, un autre ailleurs... Bah, là tout de suite, ça n'a pas d'importance, pas vraiment. Ou si, mais vous bénéficiez d'un de ces petits moments trop important pour s'en rendre compte. Vous marchez quelques minutes encore, les mains dans les poches, des chansons de circonstance défilant dans vos oreilles. Il fait bon, les lumières du village sont agréable aux yeux, et il y a ce quelque chose dans l'air... Vous frappez, et manquez votre cible : cette fois-ci, il s'agissait bien d'un de ces fichus moustiques.

     

    Avec votre content de vadrouille dans la tête aussi bien que dans les pieds, vous prenez le chemin de ce qui a été votre maison plus longtemps que n'importe quelle autre. La nuit est encore belle, la nuit est encore longue. Ce bouquin aura peut-être un nouveau chapitre au matin, qui sait...

  • Catharsis

    Sans-doute le texte le plus personnel, sincère et non forcé que j'ai écrit depuis bien, bien trop longtemps. Ça fait du bien.

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    Ce soir, vous avez eu envie de sortir. Comme ça, tout à coup, hop, sans avoir à la base rien prévue d'autre que de rester tranquillement chez vous à jouer à un jeu vidéo ou bouquiner du Terry Pratchett (depuis la mort de cet homme -qui, même si vous ne l'avez jamais rencontrée, était ce qui se rapprochait le plus pour vous d'un mentor, ou au moins de l'homme le plus humain que dont vous ayez déjà suivi le travail- vous vous êtes décidés à lire tous les romans de sa plume que vous n'aviez encore jamais lu, à savoir principalement ses quelques premiers romans, les pre-Disque-Monde, sa serie phare). Bref, vous êtes alors retrouver au début de votre soirée à vous habiller en bondissant partout (et ce n'est pas facile de s'habiller en bondissant, laissez-moi vous le dire ! Surtout pour les boutons. On peut plonger dans plein d'habits, mais dès qu'il y a des boutons, ça complique tout). Si vous bondissez, c'est parce que vous avec un besoin de dehors, de grand air et d'espace comme cela ne vous arrive pas que peu. Et pas le besoin légitime et vivifiant de l'homme jugeant qu'il n'a que trop longtemps été enfermé entre ses quatre murs et qu'il est temps pour lui de communier à nouveau avec la nature, l'exercice et -s'il se sent d'humeur chafouine- de tenter à nouveau d'aller dragouiller la nana qui promène son chien tous les jours à la même heure (au risque de décevoir mon lectorat et pour m'éviter d'avoir par la suite à revenir là-dessus à la moindre occasion, il n'y a pas de nana qui promène son chien tous les jours à la même heure dans ma vie. C'était un exemple comme ça. Tous les jours ou presque, à la même heure ou presque, la nuit il n'y a que des renards qui jappent sous les fenêtres.). Non, ce qui vous a étreint tel le désespéré son dernier ticket de loterie gagnant, c'est cette désagréable énergie surexcitée née de l'angoisse. Car l'angoisse, quand elle descend de son arbre triste et pollué pour venir vous étreindre de ses molles tentacules perfide, ce n'est pas toujours pour s'abattre sur vous telle la chape de plomb dont le but est de vous presser en forme de larve rongée par l'anxiété et incapable de faire quoi que ce soit de productif. Non, là, il s'agit de cette forme d'angoisse plus vicieuse, plus poissarde, qui va s'insinuer à travers tout vos orifices, vous noyant dans la piscine de l'anxiété, celle qui ne vous donne qu'une envie : commencer à sautiller sur place pour éviter de se noyer (ce qui explique le coup des boutons ; il faudrait déconseiller les boutons aux personnes anxieuses, si on n'a pas envie de les voir fiché dans une vitre après un lancer aussi précis que redoutablement puissant). Il s'agit de cette anxiété qui vous pousse à littéralement bouger dans tous les sens pour éviter qu'elle n'ait une emprise totale sur vous ; alors vous devenez malléable comme un marshmallow (mais en hélas beaucoup moins doux et sucré), à vous agiter dans tous les sens des fois que ça ferait tomber l'angoisse. Qui s'accroche comme un petit vampire sadique, persuadé en plus de vous faire une fleur en déversant en vous toute cette fausse énergie mal placée.

     

    Alors vous avez pris la décision de sortir, comme ça, d'un coup. C'était ça ou passer le rester de la soirée à tourner en rond, ce qui ne mène jamais très loin dans un sutdio : il faut dire que l'on commence à s'y ennuyer plutôt vite dans ces conditions. Mais aussi petit soit-il, vous serez en plus condamné à heurter votre petit orteil contre un meuble (deux fois), et finirez la soirée en hurlant dans votre oreiller, ce qui n'est quand même pas très recommandable ni pour vos voisins, ni pour vous, et ni pour l'oreiller (qui n'a rien demandé à personne, le pauvre : vos voisins non plus, mais il faut dire qu'ils vous ont coûté moins cher). Mais quitte à sortie pour essayer d'évacuer ce trop plein d'anxiété, autant voir les choses en grand ! Vous vous êtes rasé, douché, lavé les dents, et même retrouver un peu de parfum dans un coin que vous avez naïvement pulvérisé ici et là (la dernière goutte n'a sans doute pas encore fini de ronger la peau ; en plissant l'oreille, vous entendez encore le petit « psshhh »). Et plutôt que du sacro-saint t-shirt/jeans, vous y aller à fond, quitte à faire dans la démesure ! Ce sera la chemise rouge (avec les boutons), la meilleure paire de jeans (qui ne sert que pour votre bien), et le gilet sombre par-dessus la chemise (ce qui fait, vous l'aurez deviné, bien trop d'autres boutons à gérer, mais quitte à diriger votre anxiété quelque part, les boutons, c'est encore pas si mal). Montre gousset accrochée au gilet, mouchoir jaune dans la poche de devant, baskets noires, et petit chapeau en cuir noir. La veste du même tonneau, et c'est parti ! Oh, et n'oublions pas la cravate que vous casez, hop, dans le gilet ! Cravate nouée à l'avance il y a longtemps pour un jeu de rôles grandeur nature, et que vous n'avez jamais dénouée depuis. Et puis le moment est mal venu pour se mettre à apprendre comment nouer une cravate (à savoir un acte du diable offert à quelques élus qui peuvent maintenant passer tout leur temps à nouer celle des autres en leur faisant bien comprendre à quel points ce sont des idiots finis, parce que bon, Philippe, quand même, regarde comme c'est facile, fait un effort que diable!) Votre sac en bandoulière, et c'est le monde qui vous attend !

    Alors évidemment, il pleut, mais ce n'est pas grave. Vous aimez bien la pluie, et c'est une des rares choses qui pourraient apaiser un peu votre surexcitation angoissée ce soir. C'est à pieds que vous faites le trajet jusqu'au centre ville, de la musique dans les oreilles, et la pluie pour vous rafraîchir. Et la désagréable sensation d'être ridicule, engoncé ainsi dans vos vêtements assemblés au petit bonheur la chance. La prise de poids n'aide pas, et encore moins le gilet, qui se retrouve greffé maladroitement sur votre ventre. Tant pis, vous avez peut-être l'air d'un pingouin ou d'un clown (ou d'un clown pingouin : amusant ou terrifiant ? Faites votre choix.) mais bizarrement, sur le sujet de vos habits au moins, vous vous sentez bien. Vous êtes contents d'être habillé comme ça, maladroit ou non, ridicule ou non, et vous vous sentez presque à votre place tandis que vous déambuler d'un pas décidé sur le trottoir. Vous retirez un peu d'argent une fois au centre et vous laissez porter un peu au hasard, avant de vous diriger vers la Riponne, avec une petite appréhension au fond de la gorge. Vous ne l'avez pas revue, elle, et vous ne l'avez pas revu, lui, depuis leurs mensonges, et étant donné l'emplacement du m2 à la Riponne, ce lieu représente maintenant pour vous une sorte de nexus où vous seriez à plus le même de leur tomber dessus par hasard. Votre cœur -guère aidé par la surexcitation anxieuse, se met à battre la chamade tandis que vous regardez partout autour de vous sans réfléchir, dévisageant des passants qui auront certainement une de ces histoires marrantes à raconter quand on rentre à la maison, du genre « Et ben, y a un type bizarre en rouge avec chapeau, et beaucoup de boutons -bon sang Marie, t'aurais du voir les boutons- qui m'a un instant regardé comme si j'allais essayer de le manger. J'vois pas le risque franchement, je venais de m'enfiler une mitraillette au Bruxellois, c'est pas comme si j'aurais encore eu de la place. Ahlala, on rencontre décidément des gens bizarres partout, dans cette ville. Hé, y a quoi à la télé ? ». C'est totalement ridicule, mais comme vous ne les avez encore jamais revu depuis, vous avez presque envie que ça finisse enfin par arriver. Vous avez besoin de savoir comment vous vous sentirez à ce moment là. Si l'ignorance primera, ou si vous éviterez de justesse d'aller leur foutre un pain comme vous le fantasmer régulièrement depuis des mois (et pourtant, vous n'êtes pas du genre violent). Ou pire, que vous vous sentiez tout à coup appelé à la pitié et au dialogue ! Je crois que vous préféreriez encore partir en courant en hurlant très fort et levant les bras en l'air, Il y a un abcès à crever là-dedans, un bon gros abcès qui prend de plus en plus de place à l'intérieur de votre être, et que vous avez de plus en plus de mal à gérer. Vous êtes animés d'une telle colère, que ce soit contre ces deux zigotos ou contre votre mère par rapport à la bêtise qu'elle avait fait d'arrêter son traitement, que vous commencez à hurler et à vous lancer dans des tirs de canon d'injures lorsque vous êtes chez vous, et ce à la moindre raison, comme un truc que vous feriez tombez (et vu votre maladresse légendaire combinée à votre distraction maladive, autant dire que ça arrive souvent9 : Vous hurlez, vous tempêtez, vous insulter copieusement ces pauvres objets innocents qui n'y sont pour rien, les abreuvant d'insultes grossières dont vous n'avez pas l'habitude et qui choquerait pas mal de gens parmi ceux qui bien vous connaître. Et ensuite il y a les coups : les coups de poings et de pieds dans les portes, les lancements d'objets martyrisés et encore plus de hurlement, et de coup à vous démolir la main. Vous avez déjà fait un trou dans la table basse en bois du salon, que vous couvrez du mieux que possible avec votre ordinateur. Vous n'aimez pas en arriver à vous comporter ainsi, ce n'est pas vous. Ce n'était pas vous du moins, avant que des manches pareils réussissent enfin à vous mettre en colère et à comprendre ce que cela peut faire de détester viscéralement des gens pour la première fois de votre vie, vous qui aviez toujours cru que vous seriez incapable. Heureusement, vous cantonnez cette colère, cette violence dans la solitude de votre chez-vous (qui doit être incroyablement bien isolé, sinon les voisins seraient depuis longtemps venus tous unis sonner à ma porte, des fourches et des cordes dans les mains ; vous espérez vraiment, sincèrement n'en avoir embêté aucun). Et vous pensez toujours être incapable de faire du mal à quelqu'un : la seule pensée continue de vous répugner ; au moins une chose que ces deux là ne vous auront pas pris... Vous ne savez pas comment ni où déverser toute cette colère qui vous empoisonne et vous ronge petit à petit, une bile infâme et brûlante qui remonte dans votre gorge, tandis que vous frisez l'apoplexie en imaginant à quel point ces deux personnes n'ont rien compris de ce qui vous a vraiment blessé et mis en rogne, et continuent à vivre parfaitement dans leur bon droit. Franchement, vous ne savez pas ce que donnera le jour où vous les croiserez à nouveau, et vous avez aussi besoin de le savoir que vous en avez peur. Quant à votre mère... Vous ne la détestez pas, c'est une autre histoire. Vous avez de la colère contre elle que vous n'arrivez pas à ressortir directement : c'est jamais le bon moment, là elle est trop fragile, là elle récupère, etc. Mais ily a tant de choses passives agressives de votre fait que vous vous devez de régler avec elle, même si vous e savez pas comment. Parfois, il suffit qu'elle commence à parler du truc le plus banal pour vous agacer profondément. Autant chez elle que chez vous, il y a des soucis à régler, et vous ne désespérez pas d'y arriver un jour. Parce que c'est une femme formidable, et parce qu'il y a tant à gagner à dépasser tout ça ! Simplement, vous ne savez pas comment.

     

     Ce sont ces pensées en tête, colère bouillonnant dans vos veines, cœur battant à tout rompre à cause de l'anxiété, que vous traversez le pont Bessière dans le but d'aller manger un burger au Café Enning. Vous avez besoin de vous entourer de gens, et un bistrot vous semble parfait, surtout bondé comme ce soir. Vous pourrez vous contenter de vous immerger dans le monde et le bruit, comme si vous étiez vraiment entouré, sans avoir à faire l'effort si dur, souvent impossible pour vous, de prendre le contact avec un inconnu. Même avec vos proches, c'est une lutte de tous les instants : ils vous faut parfois plusieurs jours pour ne serait-ce que trouver le courage d'écrire un message à une pote ou d'appeler quelqu'un. Vous ne savez pas pourquoi, ce sont vos proches, ils vous aiment, vous les aimez, ils sont super, mais... ça ne suffit pas. Et de le dire comme ça, ça vous terrifie encore plus : vous êtes terrifié, tous les jours horriblement terrifié, de perdre des amis, de la famille, et ce même les gens les plus proches, juste parce que vous n'arrivez pas toujours à avoir le courage d'aller vers eux. Parfois vous aller y arriver sans trop de soucis, directement, parfois il vous faudra des jours voir une semaine pour rassembler le courage...aussi proche que puisse être la personne en question. Et vous avez très peur de les perdre avec le temps, qu'elles croient qu'elles ne valent pour vous pas la peine de faire le moindre effort, et qu'elles feraient mieux de vous oublier. Mais l'effort est là, seulement, il est juste tellement...gigantesque, alien, imprévisible, que vous n'avez aucun contrôle dessus. Si un jour vous abordez direct sans souci quelqu'un, et que pendant un temps tout semble normal, et que trois mois plus tard ce même quelqu'un n'a plus souvent de vos nouvelles parce qu'il vous faut tout à coup trois jours pour ne serait-ce qu'oser commencer un message, ce n'est pas parce que vous ne faites pas d'efforts ou que vous estimez moins ce quelqu'un, qu'il compte tout à coup moins pour vous. Au contraire, vous essayez désespérément de faire le plus gros effort du monde pour essayer de ne pas le perdre, seulement vous n'y arrivez pas toujours très bien. Ce n'est pas seulement une question de volonté, ou de lâcheté, ou de flemme, ou parce que vous ne tenez pas tant que ça à vos proches. C'est parce que vous ne pouvez vraiment pas faire autrement, que vous en sortir quand ça vous arrive demande de terribles efforts souvent invisibles, et que vous donneriez en fait n'importe quoi pour que vos proches acceptent de venir vers vous, même si c'est injuste pour eux que vous n'arriviez pas toujours à le leur rendre dans les deux sens ; pour que vous me donniez une chance. Parce que ce sera toujours plus facile dans ce sens là, même dans mes bons moments. Parce je n'arrive pas à gérer tous ces efforts, alors que je le voudrais tellement, parce que tous mes proches comptent tellement, tellement pour moi ! Alors si vous n'arrivez pas à aller vers eux, ce n'est par désintérêt, ou par complaisance (Oh, ils feront le boulot!), mais parce que vous n'arrivez pas à fonctionner autrement. Vous faites de votre mieux pour tordre cet aspect de maladie comme vous le pouvez, et de temps en temps, vous y arrivez un peu mieux que d'autre, mais vous serez sans doute toujours sous le joug de cette terrible restriction, comme vous comme pour tous vos proches, qui ne le méritent certainement pas.

     

    Au restaurant, après avoir manger, vous dessinez sur le set, le noircissant de traits de stylo jusqu'à ce qu'on ne voit pratiquement plus de blanc. Vous avez besoin de vous changez les idées. La serveuse vous rapporte de l'eau ; elle est gentille et jolie. Mais inutile de commenter à ce sujet : vous avez plus ou moins accepté qu'il n'était sans doute pas pour vous, d'arriver à fréquenter une nouvelle personne. Que pourriez-vous vraiment lui offrir ? Vous ne pourrez pas changer pour elle d'un coup de baguette magique, et vous êtes encore échaudé par la pression de la dernière personne qui avait essayé de vous changer selon ce qu'elle, elle attendait de vous. Depuis, vous avez vraiment fini par vous dire qu'une relation normale, fonctionnelle, ne serait jamais sûrement pour vous. Cette dernière personne vous a bien fait comprendre que vous ne seriez sans doute jamais capable d'assumer un vrai futur, et encore moins une famille. Ces termes vous ont grandement blessé. Que doit-on entendre par « vrai futur » ? C'est comme les gens qui vous demandent quoi de neuf, et qui sont déçu lorsque vous répondez que rien n'a changé ou, pire encore, qui vous prennent en pitié. Comme si à leurs yeux, votre vie ne pouvait être complète, valable, reconnue. Pourtant, vous en auriez des choses de neuf à raconter ! Les derniers épisodes de séries de ces jours étaient tous très bon dans leur ensemble, et vous aimez vraiment la direction que prennent Arrow et The Flash, tout en regrettant l'arrêt de Cougar Town et Hart of Dixie. Community est de retour, et cette série vous fait rire et réfléchir comme aucune autre ! C'est sans compter les livres que vous avez terminé ces derniers jours, pleins d'humanités et d'intelligence (merci sir Pratchett) où même les jeux vidéos, où vous avez exploré des paysages incroyables et tué un terrible dragon qui menaçait la région. Parce que vous ne travaillez pas, parce que vous n'êtes pas en couple, parce vos loisirs sont dans des pages, des écrans, votre imagination lorsque vous faites tout un week-end de jeu de rôles, méritent-ils d'être considérés comme avec aussi peu d'intérêts par les travailleurs, les couples, les fans de sports ? N'en déplaise aux gens, vous faites quelque chose de votre vie, merci bien, et vous la considérez bien riche ! Oui, les circonstances vous ont mis sur un chemin différent, peu usité, et qui peut paraître bizarre. Mais croyez moi, il peut s'avérer aussi riche que n'importe qui, et vous serez toujours prêt à le faire découvrir et partager avec tous ceux qui voudront bien lui laisser une chance plutôt que d'aussitôt le mettre de côté après le dernier « quoi de neuf ». La pression des autres aura longtemps causé de gros dégâts dans votre vie et vos attentes, mais aujourd'hui, vous le vivez de mieux en mieux en vous en préoccupant de moins en moins. Et alors, qu'ils pensent ce qu'ils veulent, qu'ils s'imaginent que votre vie est plate, sans ambition, sans objectifs, sans je ne sais pas quoi encore ! Vous, vous êtes content de votre vie. Cela vous aura pris beaucoup du temps et longues périodes terribles à vivre, mais aujourd'hui...si tout ne va pas bien, si la maladie est là, si les angoisses et la dépression guettent et continueront sans doute toujours de guetter... aujourd'hui, vous arrivez enfin à vous dire que vous êtes plutôt content de la vie que vous arriver à mener malgré tout. Elle n'est pas orthodoxe, elle n'est pas normale, mais elle vous convient ; vous vous y sentez bien complet ou presque, sans manque à combler parce que vous ne pouvez ps avoir de travail ou que les grandes ambitions ne vous manquent pas. Elle vous convient et, au fond, n'est-ce pas là tout ce qui devrait compter ?

    En pensant à la jolie serveuse, en pensant à ce que vous pensez ne plus jamais connaître un jour, en pensant au mal que la dernière femme de votre vie vous aura fait, sciemment et plusieurs fois, d'abord dans votre couple, puis dans votre amitié, ce qui fut pir que tout, vous ne pouvez vous empêcher de repenser à quel point elle avait voulu vous changer tout en prétendant le contraire. A vous faire croire que vous lui conveniez tel que vous étiez, elle avait fait de vous l'homme le plus heureux des monde. Celui qui pouvait être pleinement accepté en amour, celui avec qui on pouvait imaginer une vie, celui avec qui... Et puis au final, un mensonge de plus, longue durée celui-ci, et un abandon dès le moment où vous n'auriez pas pu être changé comme elle le voulait depuis le début. Et puis les mots, durs, bouleversants, causant bien plus de dégâts que prévu, vous mettant devant un fait accompli auquel vous aviez toujours essayé de ne pas trop penser : la famille. Quand elle vous avait dit que vous n'étiez pas fait pour une vraie relation à long terme, et encore moins pour une famille, les poignards ainsi plantés vous aurons au moins ouvert les yeux. En y réfléchissant vraiment, vous ne pouvez pas dire qu'elle a tort. Que pourriez-vous apporter à une femme ? A des enfants ? Seriez-vous capable de les élever, d'être un bon modèle ? Avec cette maladie qui rampera sans doute toujours dans un coin de votre esprit, vous laissant même parfois vivre heureux, mais avec elle quand même, toujours. Vous n'y aviez jamais pensé, et maintenant vous avez l'impression de pleurer un possible de plus. Ces mots vous suivent, et vous ne pouvez décemment pas en faire des mensonges. Pas ceux là Mais peut-être est-ce pour le mieux. Et puis vous rappelez d'un rêve que vous aviez fait il y a deux ou trois ans (vous faites rarement des rêves dont vous vous rappelez vraiment, et encore moins des rêves farfelus ; bien que celui où vous aidiez à combattre des dinosaures en compagnie de Spiderman et du chanteur Renaud commandant d'une escouade de soldats russes restera toujours dans un petit coin de votre tête). Il s'agit sans doute du rêve qui vous aura le plus bouleversé au réveil, et par la suite également ; aucun autre rêve n'a encore jamais égalé celui-ci en terme d'émotion pure. Dans ce rêve, vous étiez papa. Votre femme -elle n'avait aucune apparence dans le rêve, aucun visage, une pure abstraction- venait d'accoucher, et vous teniez votre bébé dan les bras. Ce que vous avez ressenti à ce moment là du rêve, vous seriez bien incapable de le décrire. Cela allait au-delà de la félicité, au-delà de la peur, au-delà des mots. C'était un instant unique, pour une émotion unique, dans un univers unique. Au réveil, vous avez pleuré. Vous ne savez toujours pas si c'était à cause de ce trop plein d'émotions que vous n'arrivez toujours pas à comprendre, ou si parce que vous saviez déjà que vivre un tel moment pour de vrai sous serait sans doute jamais impossible. Vous n'y aviez plus souvent pensé, à ce rêve, mais vous avez toujours pu sentir la marque qu'il avait imprimée en vous ; vous la sentez encore maintenant, à la fois chaleureuse, et à la fois en train de vous brûler, plus encore quand vous repensez à ses mots à elle, et à ce que votre vie, dans l'état actuel des choses, vous permettra ou non de vivre.

     

    Soudain il y a trop de bruit ; vous finissez la seconde eau apportée gentiment par la serveuse, payez, laissez un pourboire et sortez sous la pluie. L'agréable sensation de faire partie d'un groupe tout en se faisant copieusement ignorer par ce dernier était tout à coup devenue par trop oppressante, et vous aviez à nouveau d'air froid vous fouettant le visage, et d'une pluie humide vous descendant dans la nuque. Vous vous mettez en marche, déséquilibré, avec des gestes maladroits alors que vous n'avez pas avalez la moindre goutte d'alcool. Des soirs comme celui-ci, vous songez souvent à aller vous installer dans un bar pour boire plus que de raison, pour enfin se bourrer la gueule, enfin oublier. Mais vous n'avez encore jamais cédé à cette impulsion. Bien trop peur de perdre de contrôle, même comme prix de l'oublie. Vous vous retrouvez à la Riponne, et vous vous asseyez un instant sur la fontaine, attendant le bus. Essayant de vous réapproprier une place, un objet, qui est encore bien trop lié à elle pour votre goût. Mais ça va un peu mieux. L'angoisse est toujours là, mais vous êtes un peu plus calme. Toujours aussi seul, incapable de réussir à appeler un proche alors que vous en crevez d'envie ; mais vous n'y arrivez pas. C'est nul, c'est idiot, c'est comme ça. L'Everest. Foutue maladie. Mais le calme reste, parce que sous votre crâne quelques mots s'ordonnent déjà. Des phrases, des anecdotes, des ressentis. Cela fait depuis très longtemps que cela ne vous était pas arrivée, cette envie naturelle, et nullement forcée, de coucher sur le papier vos mots, votre expérience, vos peurs, vos espoirs. Alors vous prenez le bus, toujours seul mais avec vos mots à vous dans la tête ; des mots qui sonnent justes, qui viennent tout seuls, qui sont honnêtes, et jamais forcés comme beaucoup trop de vos mots lors de vos derniers textes de ce genre, où vous forciez à écrire pour écrire sans vraiment y croire. Pas cette fois. L'anxiété est toujours là, mais vous la comprenez tout à coup ; elle est assise à côté de vous dans le bus, et vous la voyez mieux que jamais depuis bien, bien longtemps. Vous savez que ces mots ne vont pas la détruire. Ce n'est pas le but. Mais vous apprenez de mieux en mieux à vivre avec. Vous rêvez à ce besoin que vous avez depuis quelques temps de vous isoler : un chalet en montagne, une cabane dans les bois quelque part, avec des livres, de quoi écrire et manger, et juste vous. Un besoin qui gronde au fond de vous, de plus en plus fort, cet appel de la retraite, non pas pour disparaître et vous replier sur vous-même, mais pour mieux revenir vers le monde, et vers tous ces proches que vous aimez tellement, même si vous n'arrivez pas à le leur montrer, à le leur exprimer comme vous le voudriez. Foutue maladie. Mais c'est votre maladie : vous ne la laisserez pas vous bouffer, pas tout le temps du moins ! Vous vivrez avec. Oui, un chalet, une cabane... L'idée continue de vous séduire, plus puissamment que jamais, et vous espérez plus que tout de trouver un moyen pour la réaliser un jour ; vite, ce serait bien. Vous en avez bien besoin.

     

    Le bus continue de rouler, et la musique de jouer dans vos oreilles ;vous espérez arriver assez vite chez vous pour que les mots ne se soient pas dissipés, que l'impulsion ne soit pas retombée, que l'inspiration -pour une fois tellement, tellement pas forcée- soit encore là ! Dans votre tête, ça commence comme ça : « Ce soir, vous avez eu envie de sortir. Comme ça, tout à coup, hop, sans avoir à la base rien prévue d'autre que de rester tranquillement chez vous à jouer à un jeu vidéo ou bouquiner du Terry Pratchett ... »


     

  • Où ce n'est pas une promesse, mais au moins un début

     

     

    Thème: How Far We've Come - Matchbox Twenty


    podcast

     

     

    Jorgen Haz se servit une tasse de café bien chaud, comme il le faisait tous les matins depuis bientôt quarante ans. C'était pour lui un rituel immuable, plus sacré encore que le contrôle des générateurs ; il était convaincu qu'il mourrait bien plus rapidement d'un manque de caféine que d'un manque d'électricité. Et puis s'il y avait une panne, qu'elle survienne aujourd'hui comme demain ou dans trois semaines, il se voyait mal y remédier sans l'immanquable breuvage coulant dans ses veines. Et c'était pareil pour tous les autres habitants de la ferme jugés assez grand pour prétendre avoir droit à la source de vie : tous ou presque préférerait affronter trois jours et trois nuits plongés dans le froid et le noir plutôt que de se priver de café. Si l'on pouvait encore appeler café le liquide noirâtre qu'ils ingurgitaient tous dès qu'ils en avaient l'occasion. Il s'agissait plus d'un flegme poisseux que leur corps métabolisait et se mêlait à leur sang en un mélange impie et coagulé qui lui permettait de se répandre doucement dans les veines plutôt que d'y couler. Au bout de quelques minutes, la magie du produit faisait invariablement son effet, lorsque la douce -bien qu'un peu visqueuse- sensation de chaleur s'écoulait jusqu'aux extrémités encore engourdie par le sommeil et le manque de mouvement. Jusqu'à ce qu'enfin, la caféine remonte péniblement le long du corps pour venir atteindre le cerveau, qui affichait jusque là toutes ses lumières plus ou moins éteintes et la clef sous le paillasson. Le goût était infect, l'odeur rappelait plutôt celle du pneu en caoutchouc brûlé que du grain torréfié, mais rien au monde n'était aussi délicieux de Jorgen, même si la vapeur qui s'en dégageait les piquait un peu. Il essuya une larme distraitement de ses gros doigts, comme il le faisait là aussi chaque matin depuis quarante ans. Non, il n'aurait pas voulu commencer la journée avec quoi que ce soit d'autre, même les stimulants qu'ils conservaient dans un une grosse mallette à l'infirmerie. Ils les conservaient pour les cas d'urgence de toute façon, et Jorgen aurait vu leur utilisation comme de la triche, et le procédé lui répugnait. Au point de lui avoir fait perdre une de ses deux chemises préférées lors de la dernière partie de cartes au mess, la veille au soir. Bah, il finirait bien par la récupérer d'une façon ou d'une autre, Jonas savait se montrer raisonnable.

    Mu par un automatisme issu de décennies d'habitudes, il alla vider le fond de sa tasse dans le fond de la machine a café. Certains aimaient mâcher le marc informe qui se déposait invariablement au fond des mugs comme on chiquait du tabac, mais pour Jorgen c'était là du beau gâchis. Tous les restes ainsi récupérés finiraient par passer à travers le processus de filtrage et de recyclage pour faire office de café pour le chanceux suivant. En riant, Anne disait souvent que tous les habitants de la ferme se partageait en réalité la même tasse de kawa depuis au moins trente ans, quand les derniers stocks d'origine avaient été écoulé. En disant cela, elle était sans doute bien plus proche de la réalité que de la blague, et tous devaient bien le réaliser, mais on ne plaisantait pas avec le café. C'était une de ces nombreuses lois tacites et non-écrites qui régissaient vraiment chaque petite communauté depuis la nuit des temps. Des lois du genre qui vous poussait à rester civil avec votre voisin même lorsqu'il était affublé d'un travers agaçant comme, disons, celui de tricher de temps en temps en carte pour vous piquer vos chemises préférées ; on ne sait jamais, ce même gars pourrait vous sauver la vie le jour où vous vous retrouvez avec le bras écrasé par la porte du sas. C'était une multitude de petits accords de ce genre et de preuves de bonne volonté qui avaient maintenu aussi serrés les liens du groupe. Après tout, tout le monde se connaissait à la ferme, et si certains caractères pouvaient parfois s'avérer un peu difficile, cela ne valait pas la peine de se mettre qui que ce soit à dos. Non pas qu'ils aient de véritables problèmes à gérer de ce côté-là ; au fond, ils s'entendaient tous plutôt bien, ou toléraient sans faire d'affaires ceux avec qui les atomes crochus étaient plus rares. Dans l'ensemble, se disait Jorgen, il formait une petite bande plutôt homogène. Et puis dans ce monde, on se serrait les coudes ou on finissait rapidement par ne plus rien avoir à se serrer du tout.

    Toujours sans y penser, Jorgen apporta sa tasse dans le petit évier du sas, où il la nettoya avec application en sifflotant distraitement quelques notes éparses. Il avait une chanson dans la tête depuis son coucher hier au soir, et il essayait désespérément de la faire sortir prendre un tour. Lorsqu'il estima sa tâche accomplie au mieux, à savoir lorsqu'il n'arrivait plus à graver le marc dorénavant incrustant dans le fond du mug à force de quarante ans d'usage répété, il alla la sécher soigneusement avant de la ranger à sa place. Jorgen était de ces hommes consciencieux à l'extrême qui croyaient aux vertus d'un travail bien fait. Sinon, à quoi bon le faire tout court ! Ce genre d'amateurisme ne vous amenait pas loin à la ferme. Tous l'avaient compris, même s'ils avaient aussi leur part de gens plus pressés que soigneux. Mais pas de paresseux ; tout le monde comprenait vite que ce n'était pas une option. Le travail était dur, il ne me manquait pas, et il était nécessaire que tout le monde fasse sa part. Leur vie était délicatement mais efficacement ordonnée pour être la plus agréable possible. Et par agréable, ils entendaient surtout celle qui leur permettait de survivre un jour de plus une fois une nouvelle journée de dur labeur terminé. Ils n'en demandaient pas plus ; Il faut dire qu'ils n'avaient pas vraiment les moyens... Solomon essayait régulièrement de les exhorter à repenser leur système, et à non seulement demander plus, mais à aller le prendre d'eux mêmes. Les plus raisonnables, souvent ceux qui avaient le plus de bouteille à la ferme, se contentaient de l'écouter patiemment en secouant la tête, et même les derniers arrivés et les plus jeunes n'étaient que moyennement transporté par ses sermons. Et puis tout le monde reprenait le travail comme si de rien n'était, parce que ça marchait, et que marcher signifiait vivre. Solomon n'insistait alors pas trop pendant quelque temps, avant de retenter le coup lors d'une soirée qu'il jugeait propice. Pas un mauvais bougre, le Solomon, songea Jorgen. Mais trop d'idées dans la tête, quand la tête se devait surtout d'être pleine des connaissances pratiques qui maintenaient la ferme en l'état depuis tout ce temps. Ils ne savaient pas comment ils faisaient dans les autres exploitations -les communications n'étaient que rarement dans le domaine du possible- et Jorgen doutait que les compagnons aient plus de succès ailleurs. Quand un système marchait, la plupart des gens s''en accommodaient sans rêver à plus. Rêver, c'était pour le sommeil, et encore ; les travailleurs à la ferme préféraient les lourds sommeils sans rêves, où ils avaient alors vraiment l'impression que leur corps profitait de tout le repos qu'il avait besoin pour fonctionner.

    Bah, d'autres esprits que celui de Jorgen Haz étaient mieux à même de penser à ce genre de chose. Il laissait volontiers la réflexion à Solomon et ses semblables, tant qu'ils accomplissaient leur travail comme tout le monde. Et celui de Jorgen était sur le point de commencer : il avait été de garde dans le sas cette nuit, ce qui signifiait que la première sortie du matin lui était réservée. Il n'en était pas plus ravi qu'il n'en était déçu : pour lui, c'était une tâche comme une autre. Il n'avait jamais vu l'intérêt de se perdre en lamentations pour quelque raison que ce soit, et il n'allait pas commencer maintenant. Il espérait juste qu'il ne ferait pas trop froid dehors, avant de dissiper même cette pensée de l'équivalent d'un haussement d'épaules mental. Après tout, il ne pouvait rien autant, alors il n'allait pas gaspiller de l'énergie à s'en plaindre. Il n'avait jamais compris ceux qui avaient élever les grommellement indignés au rang d'art, et se disait tout bêtement que chacun avait son propre système pour continuer d'avancer.

    La mélodie toujours rivée sous son crâne, il alla fouiller dans son sac jusqu'à trouver le baladeur. Le rôle du gardien de sas étant de par sa nature solitaire, on transmettait d'un commun accord l'appareil à celui qui était de piquet. Il l'avait laissé charger pendant la nuit, mais il vérifia néanmoins le niveau d'énergie, et le débrancha dans les règles. On l'avait déjà dit : Jorgen Haz ézait un homme consciencieux. Il vérifia que la bonne cassette était insérée, puis il accrocha l'engin à sa ceinture avant de se planter les écouteurs dans les oreilles. Il appuya sur un bouton, et la musique se déversa aussitôt, familière et énergique. Ils n'avaient pas beaucoup de choix à la ferme, aussi Jorgen se contentait-il de plus ou moins n'importe quel morceau. Celui-ci l'accompagnait depuis, et bien, non pas quarante ans mais vingt-trois, quand le père de Jonas avait amené la cassette le jour où il était venu frapper à la porte de la ferme, Jonas le bébé dans ses bras. Autant dire que Jorgen la connaissait par cœur, et qu'elle lui paraissait appropriée à sa philosophie vie qui se résumait très simplement en « un jour de plus ? Et ben tant mieux, on va tâcher de recommencer demain ! Et si c'est pas le cas, ben au moins on aura fait c'qu'on a pu. Aller, j'vais me reprendre un kawa tiens, ces vieux os vont pas s'réchauffer tout seul ! ». Hochant la tête en rythme, sans un souci dans le monde, il entreprit de se vêtir pour la sortie. Les sous-vêtements thermiques quittaient rarement sa personne, de même que la combinaison de base que portait tout le monde à la ferme. Il enfila les épais pantalons d'extérieur de fabrique militaire, puis les deux anoraks du même tonneaux et, enfin, la grande veste polaire. Une fois habillé ainsi, il donnait l'impression d'avoir doubler de volume, mais c'était là le dernier détail auquel il aurait apporté de l'importance. Il prit soin de vérifier une à une les fermetures selon le règlement de survie du manuel, puis entreprit de mettre ses chaussures d'extérieur. Vu la taille et la complexité des systèmes de verrouillage des monstres, comme on les appelait, il en eut pour cinq ou six bonnes minutes, et il vérifia le tout deux fois. Personne ne voulait sortir de la ferme avec de mauvaise chaussure. Il ne lui restait que l'écharpe râpeuse qu'Anne lui avait tricotée il y a dix ans de cela, puis la cagoule, les cache-oreilles qui contenait l'émetteur à courte portée, le bonnet, et le capuchon doublé de fourrure synthétique à abattre par-dessus de le tout. Quand il eut enfilé les épaisses lunettes de protection dotées d'un affichage électronique rudimentaire mais néanmoins efficace pour ce qu'il avait à faire, il n'y avait guère que sa bouche qui restait exposée à l'air libre, et quelques poils d'une épaisse moustache poivre-et-sel qui finiraient très certainement pas vite geler. Les gants enfilés et raccordés au manches de l'anorak -il vérifia là aussi par deux fois que c'était bien le cas- et son sac de survie accroché dans le dos, il estima être enfin prêt. Il avait déjà consciencieusement noté tout l'équipement qu'il emporté avec lui sur la feuille de sortie ; il ne lui resta qu'à noter l'heure de son départ. Une fois cette dernière formalité accomplie, il contempla une dernière fois l'ensemble du sas du regard satisfait de celui qui savait avoir fait son boulot bien et correctement. Du moins sa première partie, car il ne faisait en réalité que commencer, et la journée serait longue... D'un pas assuré par quarante ans d'habitude, Jorgen Haz se dirigea vers la sortie.

     

    * * *

     

    Le vrombissement de la grosse motoneige paraissait presque étouffé dans l'immensité silencieuse du paysage, mais faisait toujours de bruit au goût de Jorgen. Il y avait des oreilles dont personne qui sortait au-dehors des limites de la ferme n'avait envie d'attirer l'attention. Mais les engins étaient leur seule possibilité de se déplacement vraiment rapidement, et il aurait été bien trop difficile pour eux de s'en priver. Même avec les chiards attelés aux traîneaux, les engins à chenilles étaient le moyen de transport le plus sûr qu'ils avaient à disposition. La ferme possédait trois de ces engins, et tous avaient connu des jours meilleurs. Aussi, leur entretien n'avait à envier son importance qu'au rituel du café. L'un d'entre eux était coincé indéfiniment au garage, le temps que Jonas et son équipe arrivent à le remettre sur pied ; ou plutôt, sur chenille. Deux véhicules fonctionnels suffisaient à la bonne marche de la communauté, mais Jorgen serait nettement plus rassuré le jour où les génies de Jonas auraient enfin réussi à remettre le troisième en marche. On ne savait jamais besoin qu'on allait avoir d'un besoin d'un moyen d'évacuation supplémentaire... Jorgen était conscient qu'il pêchait par excès d'alarmisme, mais c'était dans sa nature : il aimait être paré à toute éventualité comme il aimait que tout soit en ordre. Bah, il ne voyait tout de même pas le besoin de s'inquiéter de ça, du moins pour l'instant. Et il avait confiance en Jonas et ses gars : comme la ferme n'avait pas vraiment les moyens de se faire livre des pièces détachées de remplacement, ils avaient appris à faire des miracles avec ce qu'ils avaient sous la main. Au fond, cela valait bien une chemise.

    La musique émanant toujours des écouteurs se mêlait au bruit du moteur en la cacophonie rassurante de l'habitude, à laquelle Jorgen pouvait ajouter les jappement occasionnels de Shien-Li. Le chiard était installé sa place habituelle derrière le conducteur, maintenu en place par un harnais de fortune bricolé par Jonas. Les chiards pouvaient courir vite, et sur de longues distances, mais il était inutile de les fatiguer quand on pouvait employer les motoneiges à la place des traîneaux, même si certains s'amusaient à faire la course avec les engins motorisés lorsque l'humeur les en prenait. Ils avaient mis du temps pour s'habituer aux moto. En fait, ils avaient mis du temps pour s'habituer à tout ce qui avait de près ou de loin avoir avec la ferme, ses machines et ses habitants. Leur prudence naturelle et leur tendance à détaler au moindre signe de danger potentiel ne leur avait pas valu le surnom de chiard pour rien. Une dénomination qui avait en plus l'avantage de présenter une contraction aussi adéquate qu'un brin humoristique des termes « chien » et « renard ». Car les grands animaux ressemblaient à un mélange étonnant de ces deux créatures canines : fin et élancés, ils devenaient plus massifs au niveau des épaules, où se concentrait une quantité impressionnante de fourrure qui prenait l'apparence d'une crête hérissée lorsqu'ils étaient à l'affût ou menacés. Leurs longues queues touffues se terminait en un panache élégant, et leurs grosses pattes -dotées de griffes impressionnantes, leur permettait de franchir de grandes distances en peu de temps. Leur museau allongé, doté de moustaches tombantes et épaisses, était surmonté par une paire d'yeux vifs et rusés, et leurs oreilles généralement tombante leur donnait un air pataud qui jurait avec le reste de leur élégance. Il ne les dressait que rarement, et ce n'était que rarement considéré comme un bon signe. Leur pelage isolant allait généralement d'un blanc plus pur encore que la neige à un bleu qui devenait presque électrique le long de leur collerette de fourrure dorsale. Certains des habitants avaient appris à la dure qu'ils s'y dissimulaient des poils acérés comme des aiguilles qui provoquaient des démangeaisons très désagréables. Mais dans l'ensemble, depuis qu'ils avaient appris, à force de patience, à cohabiter avec eux, les chiards faisaient des compagnons loyaux. Ils n'étaient pas à proprement dressés ; ils donnaient plutôt l'impression de volontiers donner un coup de main à ces deux-pattes maladroits, surtout quand ces derniers partageaient la viande et les épis de maïs qu'ils cultivaient dans les serres de la ferme. Bizarrement, les mais étaient devenus un pêché mignon pour les chiards, qui se régalaient de ses grains qui se coinçaient entre leurs dents. Les deux communauté vivaient en bonne entente, et Jorgen était persuadé que les bestioles comprenaient encore mieux qu'elles ne voulaient le laisser entendre les paroles et les ordres des humains. Il y avait une intelligence redoutable derrière leurs yeux bleus, et plus d'une fois les habitants de la ferme s'étaient lancés dans des débats enflammés sur le niveau d'éveil de leur conscience. Là aussi, Jorgen laissait le débat aux autres : il n'avait pas besoin d'en savoir plus pour estimer leurs compagnons à quatre pattes, et il appréciait leur compagnie. Il y avait quelque chose de rassurant à se dire qu'on n'était pas le seul groupe à survivre ainsi à la surface d'un monde hostile. Et si ça se trouve, Shien-Li et ses congénères pensaient la même chose...

    Au moins, il n'y avait pas besoin de longues discussions pour conclure qu'en ce qui concernait les rocasses, l'intelligence telle qu'on la percevait en tant qu'humain n'était pas vraiment de mise : plutôt une obstination bornée qui pouvait déborder sur la ruse et, généralement, des éclats de caractères soudain qui devaient bien amusé les grandes bêtes cornues et faisaient à chaque fois japper les chiards présents comme s'ils étaient en train de rire à n'en plus finir ; ce qui était peut-être le cas... Mais les rocasses avaient l'avantage de rester assez dociles une fois qu'on avait appris à les mâter, et les grands cerfs laineux étaient une source appréciable d'élevage, que ce soit pour leur viande, leurs bois, leur cuir ou leur fourrure. Tous ces éléments faisaient partie des fondamentaux qui permettaient d'améliorer le quotidien des habitants de la ferme, et s'assurer de l'état du troupeau de rocasses au matin revenait au gardien du sas. Jorgen avait accompli sa tâche avec diligence, même lorsque l'une des grandes bêtes donna l'impression de lui marcher volontairement sur le pied. Et vu la taille des sabots et la force de l'animal, même les monstres aux pieds de l'humain ne pouvaient encaisser le choc sans broncher. Shien-Li, qui accompagnait Jorgen, s'était aussitôt mis à japper comme un fou, dissipant le moindre doute qui aurait encore pu se terrer sous le crâne de Jorgen : le chiard se payait sa tête, c'était un fait. Loin de se laisser démonter par un incident aussi trivial, Jorgen continua sa tournée jusqu'à juger l'état du troupeau satisfait avant de se dirger vers le garage et la motoneige, suivi d'un chiard hilare.

    Cela faisait une heure maintenant qu'il roulait, et plutôt vite ; en fait, il avait déjà dépassé la limite habituelle du périmètre de reconnaissance de quelques kilomètres. Il ne savait pas trop pourquoi, mais il avait ressenti l'envie de pousser un peu les moteurs ce matin, et de bouleverser un brin ses habitudes. Ce qui, en quarante ans de bons et loyaux services à la ferme, n'arrivait pour ainsi pas souvent à quelqu'un comme Jorgen Haz. Mais il avait fait un rêve cette nuit, et la nuit précédente, et celle d'avant. Et ce qu'il aimait encore moins que bouleverser ses habitudes, c'était de voir son précieux sommeil réparateur ainsi perturbé. Et puis quelque chose d'autre retenait l'attention de leur petite communauté depuis quelques jours : les appareils de détection longue portée avaient perçu des relevés...inhabituels. Des signaux dont la nature n'était pas certaine, parce que leur équipement n'était pas de la première jeunesse, et ne marchait que parce que le bric et de broc qui le constituait continuait de survivre tant bien que mal au fil des modifications de Jonas. Ce n'était pas la première fois qu'ils auraient été perturbé pour rien, victimes de glitchs dans le système, mais Jorgen avait la curieuse impression que cette fois-ci, il s'agissait de quelque chose d'autre... Quelque chose...d'important, il n'aurait pas su dire pourquoi. Et il n'était pas le seul à le penser, à la ferme, et quelques regards soucieux avaient été échangés ces derniers jours ou, du moins, plus de regards soucieux que d'habitudes. Il y avait quelque chose dans l'air, comme qui dirait. La brume il y a quelques jours de cela n'avait rien arrangé non plus : le phénomène était rare, et toujours angoissant. Annonciateur de mauvaises nouvelles, disaient les impressionnables et les crédules, et Jorgen n'étaient pas de ceux là. Mais même lui ne pouvait ignorer cet étrange picotement presque électrique qui dansait le long de sa nuque...

    Alors aujourd'hui, au diable les habitudes, il avait décidé de pousser la reconnaissance plus loin que prévu dans la direction des relevés. Il pouvait voir la montagne qui s'élevait au loin, glacier anguleux se découpant sur un ciel bleu dépourvu du moindre nuage. Il ne neigeait pas aujourd'huil ce qui rendait la sortie plus agréable, mais Jorgen ne s'inquiétait pas vraiment qu'il se mette à tomber des flocons. Il neigeait rarement, finalement, et la neige qui était déjà tombée manifestait simplement une capacité étonnante à rester en place quoi qu'il arrive. Rien ne fondait, ici. L'éclat du ciel qui luisant dans la neige blanche uniforme aurait pu sérieusement endommagé les yeux de Jorgen s'il n'avait porté ses lunettes ; il se demandait comment Shien-Li ou les rocasses faisaient, mais les deux espèces semblaient nullement incommodées. Les merveilles de l'évolution, sans doute, se disait Jorgen, puis il arrêtait d'y penser. Son regard se fixa une fois de plus sur le sommet au loin ; certains disaient l'avoir entendu grondé il y a peu, mais là encore, difficile de séparer les données véritables des impressions des gens. Quand on passait autant de temps dans un endroit isolé comme la ferme, on se persuadait parfois de drôles de choses... Bah, ce n'était sans doute rien, se répéta Jorgen tandis que la chanson faisait de même dans son casque. Il ferait quelques kilomètres de plus, et puis il rebrousserait chemin, un peu honteux d'avoir gaspiller du kérosène quand ce dernier était si précieux pour la ferme. Non, décidément, cela ne lui ressemblait pas, il.. Derrière lui, Shien-Li se mit soudainement à aboyer, et il put sentir l'animal se tendre dans son dos. Jorgen coupa aussitôt le contact, et le moteur se tut progressivement dans une successions de crachotements de plus en plus faible. Il détacha sa sangle, sauta à terre et fit de même pour Shien-Li. Le chiard bondit avec grâce dans la neige, ses pattes s'y enfonçant à peine malgré son poids. Il se mit à trottiner en cercles autour d'un véhicules, des cercles de plus en plus grands jusqu'à ce qu'il s'arrête tout à coup, la truffe plantée vers le sol, la fourrure hérissée et plus bleutée que jamais dans son dos.

    -Qu'est-ce que tu as trouvé, mon grand ? lui demanda Jorgen tandis qu'il le rejoignait en une succession d'enjambées pénibles. Il n'était pas doté de la grâce naturelle d'un natif de ce monde, lui, et chacun de ses pas s'enfonçait profondément dans la neige. Mais il arriva à bon port rapidement, et s'accroupit pour mieux voir.

    -Qu'est-ce que tu nous a déniché mon vieux ? Il ne serait venu à l'esprit d'aucun habitant de la ferme d'appeler Shien-Li ou n'importe lequel de ses semblables « mon chien ». D'abord, Jorgen ne vit rien de spécial, et se demanda si ce que le chiard avait perçu était enterré sous les flocons. Puis il les repéra. Des traces, ou du moins des marques qui ressemblaient à des traces de pas. Comme il n'avait pas neigé depuis quelques temps, ce n'étais pas anormal que des traces restent ainsi préservées. Il faudrait au moins quelques jours pour que celles de la motoneige disparaissent totalement, par exemple. Les empreintes étaient petites, et les formes régulières indiquaient plus volontiers des chaussures que des pattes d'animaux. Vue leur taille, elles faisaient tout de suite penser à un enfant, ce qui saisit Jorgen d'un frisson glacé à l'idée que n'importe quel gamin puisse être perdu ainsi au milieu de nulle part.

    « Bon sang... » grommela-t-il entre ses dents ce qui, pour Jorgen Haz, était le summum d'un mouvement d'humeur qui ne lui était pas coutumier. Mû par l'instinct, il commença à suivre les traces, qui allaient approximativement en direction de la ferme ou, du moins, d'où venaient Jorgen et Shien-Li. Après une vingtaine de mètres, ce qui revenait à une marche plutôt pénible, ce fut en soufflant qu'il stoppa tout à coup, stupéfait : les traces s'arrêtaient net. Incrédule, il avança encore un peu, balayant la neige devant lui de ses yeux cachés derrières les lunettes, mais elles ne reprenaient pas plus loin. Il revint en arrière, interdit, ne sachant que faire ni que penser. Il se demanda un instant s'il allait retrouver un petit corps enterré dans la neige mais ça ne tenait pas debout : rien n'était tombé ces derniers jours pour le recouvrir. Il ne voyait plus qu'une chose à faire : il changea la fréquence des émetteurs dans ses cache-oreilles tandis qu'il retournait à la moto.

    -Base, ici Jorgen. Je suis en sortie de reconnaissance, un poil plus loin que les limites habituelles, à ... Il plissa les yeux pour mieux lire l'affichage intégré dans ses lumières de protection, puis énonça les coordonnées.

    -Il y a un truc bizarre. Pas de danger visible, mais ça vaut la peine que j'aille jeter un œil. On a peut-être quelqu'un dans la nature. Dites à Anne de se tenir prête au cas où, terminé.

    -Reçu Jorgen, crachota une voix à travers les parasites : leur équipement de communication était aussi âge et capricieux que le reste. Fais gaffe à toi mec, et tiens nous au courant ! Base, terminé !

    Jorgen hocha la tête dans la vide, puis rebascula sur la chansons tandis qu'il installait Shien-Li sur la motoneige. Il y monta a à son tour et la fit démarrer avant de suivre à vitesse minimal les traces dans l'autre sens, espérant remonter jusqu'à leur origine. Après environ deux heures et deux nouveaux rapports pour rassurant son contact à la ferme, il arrivait au bout de son périple. Cette fois-ci, après être descendu, il se saisit du vieux fusil accroché le long du véhicule. Il espérait ne pas en avoir besoin, et doutait d'en arriver là, mais il préférait jouer la sécurité. A ses côtés, Shien-Li humait l'air et semblait lui aussi jouer sur la carte de la prudence. Puis il s'élança d'un bond vers la forme couchées dans la neige, à une dizaine de mètres de là, d'où venaient les traces. Jorgen n'avait pas eu besoin de s'approcher beaucoup de l'anomalie, à défaut d'autre nom, pour se faire une idée plutôt précise de ce dont il s'agissait.

    -Ben merde... lâcha-t-il sombrement. Pauvre gars.

    Car il s'agissait bien d'un corps : un jeune homme, sans doute pas plus de trente ans, c'était dur à dire avec ses traits gelés par le froid. Il était habillé chaudement, mais pas chaudement assez. Et ici, à la surface, ça faisait toute la différence, et le pauvre bougre avait payé son erreur de sa vie. Il était allongé, comme s'il dormait, les bras croisés sur la poitrine. D'une manière qui laissait à penser que quelqu'un l'avait fait pour lui, peut-être l'enfant responsable des mystérieuses traces disparues... Il savait ce qu'il allait découvrir un peu plus loin mais alla vérifier par acquis de conscience : deux paires d'empreintes menaient bel et bien jusqu'ici, des petites et des grandes. Ils avaient dû s'arrêter pour se reposer, et le jeune gars ne s'était jamais réveillé. Coup classique. Shien-Li gémissait doucement, tournant autour du corps, sa truffe à la recherches d'odeurs et d'histoires que lui seul pouvait déchiffrer...

    -Qu'est-ce que tu as là, mon gars ?

    Intrigué, Jorgen s'appuya sur son fusil pour mieux s'accroupir et observer ce qui avait attiré son regard. Sous ses mains croisées, l'homme semblait tenir un carnet dans la mort. Délicatement, alors que la musique qu'il n'avait pas songé à éteindre continuait de cogner dans ses oreilles, les images d'un rêve oublié derrière les yeux, comme hypnotisé, il essaya de dégagé l'objet. Il avait peur que le gel l'en empêche mais, curieusement, il n'en fut rien, et il pu s'en saisir sans causer dommages au livre comme au corps. Plus curieusement encore, le carnet ne semblait pas froid : il put l'ouvrir et tourner quelques pages, couvertes d'une écriture à la fois appliquée et maladroite qui ne pouvait appartenir qu'à un gosse. Il n'était pas beaucoup rempli, seulement quelques pages, aussi Jorgen chercha-t-il la première, des fois qu'il y trouvera un indice. Ce fut le cas : à voix basse, comme pour se convaincre de la réalité de cette trouvaille incongrue et de l'état de ce journal qui aurait dû se briser entres ses doigts, il lu :

    -Journal de Lucie Robbins.

    Lucie. Le nom ne lui disait rien, et pourtant il avait l'impression de se rappeler de quelque chose à l'arrière de son crâne. Il se souvint d'un rêve de bleu, encore un de ceux qui l'avaient empêché de bien dormir ces dernières nuits. La bouche sèche, il eut soudain peur de tourner les pages, peur de ce qu'elles allaient révéler, et pourtant il ne pouvait s'en empêcher. Il allait continuer sa lecture quand un aboiement soudain de Shien-Li l'arracha de sa contemplation. Le chiard se tenait en position de défi, la fourrure hérissées et pointues, d'un bleu si électrique qu'il crépitait presque.

    Cette fois, Jorgen Haz n'eut pas de mot pour accompagner le choc de ce qu'il voyait.

     

    * * *

     

    Tout avait été noir. Un noir rassurant, chaleureux, doux. Chaud. Surtout chaud, enfin. Et puis il y avait eu le bleu. Un bleu éclatant, pendant une seconde, pendant un siècle, pendant mille ans. Rien d'autre que le bleu, si ce n'était le néant. Et puis tout à coup une truffe chaude, des voix si lointaines qu'elles auraient pu venir de l'autre côté du monde, et une sensation bien connue, atroce, terrible, de froid. D'un froid horrible qui l'arrachait au bleu, qui le replongeai dans un univers de lames de couteaux et de souffrance, et de neige, et de vent.

     

    Arthur Kent ouvrit les yeux.