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Plume de Renard - Page 18

  • Lucie 95

    Et ça continue, la fin approche!

     

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    Le brouillard commençait enfin à tomber, au fur et à mesure que la nuit laissait sa place au jours suivant. Le vent persistant qui semblait ne jamais cesser dissipait la brume épaisse en fines volutes qui finissaient par s'évaporer comme des ronds de fumée. Le froid, mordant et constant, régnait sans partage sur ce monde blanc, et Arthur Kent se demandait s'il connaîtrait à nouveau la moindre sensation de chaleur. Ce n'était pas seulement son corps qui souffrait de la température, son esprit aussi : il avait l'impression de sentir geler les pensées sous son crâne, et il devait lutter pour les concentrer sur un seul but, celui de leur survie à Lucie et et lui. L'enfant n'avait pas dit un seul mot depuis qu'ils avaient laissé sa mère en arrière, plusieurs heures plus tôt. Des heures qui paraissaient des jours entiers, toute notion du temps devenant de plus en plus confuse à la surface d’Éclat. Kent avait entendu Lucie pleurer, mais pas longtemps : elle avait ravalé ses sanglots, s'ancrant dans un mutisme qu'Arthur n'osait pas briser. Il n'aurait su que dire, de toute façon. Rien ne pouvait effacer la peine et la douleur de la fillette. La mettre à l'abri, comme il l'avait promis à Martha, voilà la seule chose qu'il pouvait faire. Les mots viendraient plus tard, s'il les trouvait jamais. Lucie était une gamine forte, mais Arthur ne savait pas comment quelqu'un pouvait se remettre d'une aventure aussi terrible, surtout aussi jeune : tant de choses horribles et inconnues avaient été vues, tant de gens étaient morts, et elle avait en plus de tout cela perdu sa mère... Non, il n'imaginait pas la manière dont de tels événements pouvaient marquer une enfant. Mais elle ne serait pas seule, ça il pouvait s'en assurer. Après ce qu'ils avaient traversé tous les deux, il était bien incapable de ne serait-ce que songer à la laisser une fois qu'ils seraient arrivés à bon port. Et puis, quelque part, il savait qu'il avait autant besoin d'elle qu'elle avait besoin de lui. Elle lui donnait la meilleure raison possible pour continuer d'avancer quand faire un pas après l'autre devenait une épreuve incroyablement difficile, et il savait que lui-même ne se sortirait pas indemne de toutes ces péripéties. Il avait expérimenté plus de dangers et d'épreuves que parmi toutes les pages qu'il avait jamais écrites, et il avait encore de la peine à assimiler que tout ce qui s'était produit depuis sa montée dans le train à la Grande Gare du Complexe était réel.

    Et il y avait tant d'éléments nouveaux à intégrer, tant de choses qu'il ne comprenait pas : les créatures qui rôdaient à la surface, et les connaissances si maigres que l'Hégémonie prétendait avoir à ce sujet ; le mal qui s'emparait des blessés et les condamnait si horriblement ; les actions de Diego Delgado, et la ferveur de sa cause inconnue ; la révélations des avant-postes bâtis à l'extérieur, quand tous croyaient que Haven était le seul autre port d'attache en-dehors du Complexe... Que tous les habitants d’Éclat soient aussi ignorant quant au monde qu'ils occupait lui paraissait de plus en plus ridicule et incohérent, et les excuses d'un monde hostile qui ne valait pas la peine d'être observé plus en avant à cause de ses dangers ne le satisfaisait plus. A bien y réfléchir, c'était ce qui rendait cette ignorance supportable : la sacro-sainte menace du monde extérieur. Mais les dirigeants ne pouvaient pas se permettre d'y souscrire eux aussi, n'est-ce pas ? Le major Adams avait eu l'air aussi perplexe qu'Arthur concernant les constructions éparses au-dessus du sol, et sur les agissements de Delgado. Et pourtant, il était officier, et le plus à même parmi tous les passagers du train à pouvoir éclaircir leur lanterne. Mais même lui n'en savait pas plus. Seulement la connaissance de cet avant-poste, et la direction qui sauverait peut-être la vie aux deux derniers survivants du train.

    Perdu dans ses pensées engourdies, Arthur ne vit pas tout de suite qu'ils arrivaient enfin au bout de l'étroit sentier de montagne ; ce fut lorsque Lucie serra plus fort la main dans la sienne pou attirer son attention qu'il leva les yeux du sol pour contempler le décor qui s'offrait à eux...et il faillit en perdre le souffle. La montagne maintenant derrière eux, le paysage n'était plus qu'une gigantesque étendue blanche, dont émergeait ici et là quelques arbres clairsemés, la forêt ayant également cédé ses droits. La neige s'étendait à perte de vue, continuant sans nul doute au-delà de l'horizon, et Arthur en eut le vertige. Mais plus impressionnant que tout était l'effet du jour qui se levait enfin : le ciel retrouvait son bleu acier d'une unité totale, et l'éclat du soleil pâle qui s'y déployait donnait à la neige une teinte bleutée saisissante. C'était comme si le sol fusionnait avec le ciel, et Arthur eut l'impression que Lucie et lui étaient soudain perdus au milieu de cette étendue bleue sans le moindre repère, tels deux minuscules grains de poussière flottant dans l'espace.

    « Wow ! » entendit-il dire Lucie ; c'était le premier mot qu'elle prononçait depuis leur fuite éperdue. Il n'y en eut pas d'autre, mais cela n'était pas nécessaire : il résumait parfaitement cette vision saisissante qui s'offrait à eux.

    Arthur Kent prit une grande inspiration qui manqua geler jusqu'à ses poumons mais le fit brièvement se sentir incroyablement vivant, puis il se repéra par rapport à la direction que le major Adams lui avait donnée, et tira la main de Lucie pour donner le signal du départ : il était tant pour eux de se remettre en route.

  • Lucie 94

    Un pas de plus, on y est presque.

     

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    Dans un grognement, Canton Adams réussit une fois de plus à repousser les terribles crocs qui tentaient de se refermer sur lui. Avec l'énergie du désespoir, il flanqua un puissant coup de crosse sur l'extrémité du museau de la bête ; il entendit un craquement, et sa victime siffla de douleur. Le major s'arc-bouta fortement contre les gravats, dos contre ceux-ci, et pu placer le canon sous la mâchoire ennemie. Il pressa sur la détente, et une gerbe de sang chaud l'éclaboussa tandis que le monstre s'écroulait à moitié sur lui, saisit de convulsions. Adams se passa une main sur le visage, chassant le liquide rouge de son champ de vision, des tâches sombres devant les yeux dues à la douleur qu'il ressentait dans chaque fibre de son corps. Plus loin, il pouvait voir trois autres créatures, dont celle qui semblait mener la danse et qui les poursuivait depuis le train. A croire qu'il s'agissait là d'une rancœur bien réelle qui allait au-delà de la chasse du moindre repas potentiel dans un environnement difficile.

    Gigotant pour trouver un angle de tir par-dessus la carcasse, l'homme jura entre ses dents. Ses munitions étaient pratiquement épuisées et, quand bien même il aurait disposé de plus de réserves, il n'aurais jamais la possibilité de tuer les trois créatures avant qu'elles n'en finissent avec lui. Il avait fait tout ce qu'il pouvait pour faire gagner du temps aux autres, maintenant il...

    -Canton ?

    Il secoua la tête, persuadé d'avoir imaginé l'appel. Mais la voix était bien réelle. Celle de Martha, qui provenait de derrière les rochers.

    -Canton ? Major ?

    -Martha, qu'est-ce qui se passe ? Pourquoi...pourquoi...

    Il aurait voulu dire « Pourquoi êtes vous encore là ? » mes les mots moururent dans sa gorge. Si elle était encore présente, cela ne pouvait signifier qu'une chose : qu'ils n'avaient pas réussi à la dégager. Qu'elle était coincée ici avec lui, loin de sa fille. Et pire que tout, il y avait une infime, minuscule partie égoïste de Canton qui se réjouissait à cette idée : il n'était pas seul. Martha était avec lui, maintenant. Il chassa aussitôt cette pensée, honteux, le souffle court. Il sentit des cailloux rouler derrière lui, et la main de Martha Robbins passa à travers l'interstice pour venir se poser sur son épaule. Même à travers le gant et les habits, le contact le réconforta, et il sentit doté d'une énergie nouvelle. Presque paisible.

    -Je suis désolé, dit-il. J'aurais dû vous protéger. J'aurais dû tous vous protéger.

    -Vous l'avez fait, major. Jusqu'au bout. Vous avez fait votre devoir. Et plus encore.

    -Martha, je...

    -Chut, Canton. Dites moi plutôt où vous en êtes de votre côté...

    -Au bout, répondit-il franchement. Les autres ?

    -Ils sont partis.

    -Je suis désolé, dit-il une fois de plus.

    -Pas autant que moi, croyez le. Mais c'était la seule chose à faire. Elle aura une vraie chance. Arthur est avec elle, ils vont s'en sortir. Ils doivent s'en sortir.

    -Je ne sais pas si je vais pouvoir les retenir longtemps, Martha...

    -Vous n'aurez plus à le faire. Je les vois à travers les failles. Ils viennent vers nous...

    -Je vais tenter de...

    -Non, laissez les faire, plus ils seront proches, mieux ce sera.

    -Qu'est-ce que vous avez en tête ?

    -La structure est fragile de ce côté ci. Des tonnes de caillasse reposant sur des débris gelés... J'ai essayé d'éprouver leur résistance pour voir, et il suffirait de peu pour qu'elle cède. Je n'en ai pas parlé avant, parce que ça n'aurait pas aidé à me dégager ou à ouvrir un passage en toute sécurité, mais maintenant...

    -Maintenant, c'est notre porte de sortie. La dernière. A tous les deux, mais aussi pour ces saletés. Ce n'est pas sur eux, que je vais tirer mes dernières balles.

    -Merci pour tout, major.

    -Pas besoin de ça. Et je préfère quand vous m'appelez Canton.

    -J'aurais... J'aurais bien aimé que...

    -Je sais, se contenta-t-il de dire. Certaines choses n'avaient pas besoin d'être prononcées. Et puis il était trop tard. Ou peut-être pas. Peut-être était-ce ainsi que cela devait se passer. En s'aidant de sa bouche, il tira sur le gant de sa main libre. Le voyant faire, Martha se débarrassa aussi du sien et leurs mains se serrèrent l'une dans l'autre. Elles avaient beau être froides, ainsi exposées à la température glaciale sans protection, mais ce contact les réchauffait l'un l'autre. Ils n'avaient besoin de rien de plus.

    -Elles avancent, commenta le major. En face de lui, les monstres cheminaient prudemment sur l'étroit passage. Ils ne pouvaient progresser de front, mais ils étaient proches les uns des autres. Sans-doute espéraient-ils profiter de l'avantage du nombre une fois pour toute, se bondissant au-dessus les uns des autres pour gravir la pente de l'avalanche et se débarrasser d'Adams une bonne fois pour toute.

    -Avancez, salopards...siffla-t-il entre ses dents. Puis, hurlant : Avancez !

    Il sentait toujours la main de Martha dans la sienne, et cela lui suffisait. Cela lui suffirait jusqu'à la fin. Les monstres se rapprochèrent, grondant et grognant, et il crut déceler une lueur étrange dans le regard du meneur, comme si ce dernier se rendait compte que quelque chose clochait.

    -Viens me chercher, connard !

    Quelque chose dans sa voix dut agacer et provoquer le prédateur, et l'intelligence dérangeante qui habitait son regard fut aussitôt remplacé par un air furieux clairement monstrueux. Il leva la tête, poussa son curieux hululement, et les trois êtres se précipitèrent droit devant eux.

    -Maintenant!fit la voix de Martha, et Canton se tourna pour pointer son arme sur la base des gravats. Il fit feu, son arme crachotant de longues et puissantes rafales qui sapèrent les fondations fragiles. Pendant une seconde qui parut durer une éternité, tout sembla rester en suspend, et il crut que rien n'allait se passer. Puis un terrible grondement se répercuta dans la vide, et il sut qu'il avait réussi. Les créatures le comprirent aussi, trop tard, et leurs sifflement de rages ne pouvaient rien contre la nature qui s'abattait sur eux. Mains dans la mains, Canton Adams et Martha Robbins eurent une dernière pensée l'un pour l'autre, quand des tonnes de roche, de glace et de neige s'élancèrent à leur rencontre.

    Lorsque tout fut fini, on pouvait encore voir leurs mains désormais inertes dépassé du manteau blanc balayé par les vents : elles ne s'étaient pas lâchées.

     

  • Lucie 93

    La fin se rapproche de plus en plus sérieusement, on y arrive, on y arrive...

     

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    -Allez, plus vite !

    Lucie déblayait les rochers de petite taille aussi vite qu'elle le pouvait, essayant sans répit de bouger les plus gros qui se dressaient sur son chemin. A ses côtés, Arthur Kent faisait de son mieux, mais le passage n'était toujours pas assez élargi pour permettre à Martha de les rejoindre. Aux premiers coups de feu, les deux rescapés avaient redoublées d'effort. Malgré la peur qui le tenaillait à chaque hurlement poussé par l'une de ces créatures, Kent n'abandonnait pas, bien décidé à n'abandonner ni la mère ni la fille qui comptaient sur lui. Mais il ne pouvait pas aller plus vite que la musique, et à son grand désespoir il craignait fort de ne pas achever cette tâche avant qu'il ne soit trop tard. Il ne savait pas comment l'expliquer à Lucie, et il ne se voyait pas lui dire qu'il leur faudrait peut-être laisser sa mère derrière. Une telle éventualité était à ses yeux impossible, même si elle aurait paru sensée. Sans un mot, il continua de creuser.

     

    * * *

     

    La cible de Canton Adams s'écroula, roula sur le flanc et bascula dans le ravin avec un dernier sifflement de douleur. Prudentes, les autres reculèrent le long de la paroi. Le chemin était trop étroit pour qu'elles avancent à deux de front, et elles étaient obligées d'avancer l'une derrière l'autre, en file indienne. Régulièrement, l'une d'entre elle bondissait contre le flanc de montagne, essayant d'y trouver une prise avec ses griffes qui lui permettrait d'avoir l'avantage de la hauteur. Debout sur rocher qui avait roulé plus loin, la meneuse coordonnait les assauts de ses cohortes avec de gracieux mouvements de cou et de tête entre deux hululements perçants. Le premier animal qui avait voulu s'élancer sur le major gisait à quelques mètres de celui-ci, mort. Il avait fallu une rafale plutôt conséquente pour le mettre à terre, et les munitions commençaient à manquer. Adams ne savait pas combien de temps il pourrait tenir ainsi, mais il avait la ferme intention de le faire le plus longtemps possible. Il était le dernier rempart entre les autres rescapés et la meute affamée : il était fait pour protéger, et il le ferait jusqu'à son dernier souffle. Restait à savoir si cela serait suffisant. Pour Kent, pour Lucie...et pour Martha. Il pouvait l'entendre tour à tour l'admonester et l'encourager à travers la roche, et à l'idée qu'elle puisse disparaître, il pouvait sentir son cœur fatigué se serrer, source d'une douleur encore plus insupportable que celle qui s'étendait depuis sa jambe.

    -Où en sont-ils ?demanda Adams, ses yeux ne quittant pas les mouvements encore indécis des monstres qui occupaient le chemin.

    -Pas vraiment de progrès. Canton, je ne sais pas s'ils pourront ouvrir le passage avant qu'il ne soit trop tard.

    -Il le faut, ils...

    -Ils font ce qu'ils peuvent. Et vous aussi. Il n'y a que moi pour être coincée ici...

    -Martha, vous ne pourriez rien...

    -Ne dites pas que je ne peux rien faire, je vous l'interdis ! Il s'agit de ma fille, de l'autre côté, et je refuse qu'elle meure parce que je me retrouve prisonnière, incapable de faire quoi que ce soit pour elle !

    Des crissements de griffes sur la glace les interrompirent : une créature courrait droit sur le major. Celui-ci braqua son arme, prit le temps de viser au mieux et fit feu. Des cris de douleurs percèrent la gorge de l'assaillant...qui poussa aussi une sorte de gargouillis triomphant en se laissant tomber. Profitant de la couverture offerte par son corps, un autre monstre l'avait suivi et sautait maintenant par-dessus celui qui s'était sacrifié pour permettre cette avancée. Canton remontait déjà le canon de son fusil, mais trop tard pour tirer : dans un réflexe de pur survie, il tendit son arme à l'horizontale devant lui, et ce fut sur le métal froid que se refermèrent les mâchoires mortelles. La créature lui avait bondit dessus, et le choc vida l'air de ses poumons, le plaquant douloureusement contre les arrêtes rocheuses qui s'enfoncèrent dans son dos, déchirant un peu plus son épaisse combinaison de survie. Grognant, essayant de recouvrer son souffle, Adams luttait contre le prédateur avec l'énergie du désespoir : le museau effilée aux dents acérées se trouvait à quelques centimètres seulement de son visage...et il ne lui faudrait pas longtemps pour se reprendre, et se jouer des piteuse tentatives de défense de l'humain blessé. Et après, ce serait la curée.

     

    * * *

     

    Martha Robbins assista à la scène à travers l'ouverture, et sut aussitôt qu'elle avait pris sa décision. La plus difficile qu'elle ait jamais eue à prendre, et la souffrance fut telle qu'elle crut un instant qu'elle allait changer d'avis et rester prostrée là, sous des tonnes de gravats, tandis que les monstres dehors ne feraient qu'une bouchée des survivants du train. Mais son choix était fait, elle voyait clair, et elle ne pouvait se laisser ronger par le doute. Pas quand la vie de sa fille était en jeu. Elle se sentait aussi décidée -et terrifiée- que le jour où elle avait fui le père de Lucie avec cette dernière. Mais elle avait aussi la même rage au ventre. Une rage de vivre incroyablement puissante, entièrement tournée vers Lucie. Elle regarda autour d'elle, vit une fois de plus qu'il faudrait bien trop de temps pour lui permettre de sortir du côté de Lucie et Arthur, et que la structure bancale semblait bien plus fragile de l'autre côté. Parfait. Mais avant de mettre son plan à exécution, il lui restait une chose à faire : la plus terrible de toute.

    S'avançant dans la pénombre, elle vint se coller contre la terre et la neige ; elle pouvait entendre les efforts des deux personnes qui essayaient désespérément de la dégager. Elle pouvait voir clairement dans son esprit l'air déterminé de sa fille, et fut emplie de fierté à l'idée de savoir que c'était elle qui le lui avait transmis. Elle avait fait de son mieux toutes ces années, seule, non seulement pour prendre soin de cette enfant, mais aussi pour lui apprendre à devenir quelqu'un de fort, de juste et qui ne se laisserait jamais abattre. Il était temps de mettre ces leçons en pratique une dernière fois.

    -Lucie ma chérie, appela-t-elle à travers les interstices qui se devinaient dans les décombres. Ecoute-moi, je sais que tu es quelqu'un d'incroyablement courageux, mais il va te falloir l'être encore plus, maintenant...

    -Maman ? Attends, ne bouge pas, on va te sortir de là ! Tu verras !

    -Je n'en doute pas, ma puce. Si tu avais le temps... Mais tu ne l'as pas. Personne ne l'a. Il va falloir que tu m'écoutes, et que tu m'écoutes bien, d'accord ?

    -D'accord.

    -Bien. C'est très bien. Le major Adams, de l'autre côté, est en train de tout faire pour nous protéger. Pour te protéger toi. Mais il ne va pas y arriver, pas tout seul, et je ne peux pas le laisser comme ça. Il faut que je fasse quelque chose, tu comprends ? Parce que sinon, les monstres vont gagner, ils vont venir et ils vont nous...te faire du mal. Tu te rappelles quand on est parties, lorsque tu étais petite ? Il faut que tu pares aujourd'hui aussi. Seulement... Martha ravala sa salive, les yeux humides de larmes. Mais sa résolution ne faillait pas : elle faisait tout pour. Seulement je ne pourrai pas venir avec toi. Tu vas partir avec Arthur, d'accord ? Vous vous occuperez l'un de l'autre.

    -Je ne vais pas partir sans toi, maman !

    -Martha... La voix de Kent, remplie d'émotion. Mais Martha ne laissa ni l'une ni l'autre la faire flancher. Elle ne pouvait pas se le permettre.

    -Je ne vous rejoindrai jamais avant, Arthur. Vous le savez aussi bien que moi. Si nous attendons ici, nous mourrons tous dans les prochaines minutes... Canton... Le major a besoin d'aide. A nous deux, nous gagnerons un petit peu plus de temps. Il faut que vous l'utilisez pour partir, aussi loin et aussi vite que possible. Vous connaissez la direction, amenez ma fille en sécurité. Je vous la confie, Arthur !

    -Maman, non !

    -Arthur ? Vous m'avez comprise ? Je vous confie mon enfant. Nous n'avons pas le choix Arthur, vous m'entendez ?

    -Je comprends, Martha. Le ton de l'écrivain était triste mais, à son grand soulagement, Martha pouvait entendre la résolution dans sa voix. Ce que vous faites... Ça ne sera pas pour rien, je vous le promets.

    -Merci Arthur. Merci pour tout.

    -Maman, non, arrête ! Maman !

    Même pendant leur période la plus noire, Martha n'avait jamais entendu sa fille aussi paniquée, aussi désespérée, aussi fragile. Chacune de ces constations lui brisait un peu plus le cœur, mais ce dernier n'avait plus d'importance. Seul comptait la vie de sa fille, et si elle devait blesser le cœur de cette dernière dans la foulée, elle le ferait. Lucie comprendrait, un jour. Elle comprendrait.

    -Je vais devoir te laisser maintenant, ma chérie. Elle luttait pour conserver une voix forte, sure d'elle. Tu vas partir avec Arthur, tu vas prendre soin de lui... Je compte sur toi, Lucie. J'ai toujours compté sur toi, et jamais je n'ai eu à le regretter. Je suis fière de toi, tu le sais ça ?

    -Oui, oui je sais, mais...

    -Tu te rappelles lorsque tu étais malade, petite ? Tu étais déjà très courageuse, mais quand tu étais vraiment au plus mal, je restai avec toi toute la nuit pour repousser les ombres. Pour qu'elles ne nous rattrapent plus jamais, toi et moi. C'est ce que je suis en train de faire. Je repousse les ombres. Seulement, cette fois je ne pourrai pas rester avec toi. Rappelle toi de ça, et rappelle toi combien je suis fière de toi, que tu sois ma fille, que tu deviennes une personne aussi exceptionnelle...

    -Maman, arrête !

    -Je ne peux pas ma chérie, je ne peux pas... Cette fois, Martha ne pouvait retenir ses larmes. Il faut que tu coures, Lucie. Que tu coures le plus loin possible d'ici. Et que tu n'oublies jamais qui tu es. A quelle point tu es une petite fille incroyablement forte. Non, à quelle point tu es déjà en train de devenir une femme incroyablement forte. Deviens cette femme pour moi, Lucie.

    Pour toute réponse, Martha n'eut cette fois-ci droit qu'à des sanglots déchirants, et aux grattements étouffés des petites mains de l'enfant qui essayaient toujours d'atteindre sa mère à travers la roche et la glace.

    -Il faut que tu coures, répéta Martha. Pour moi. Je t'aime. Je t'aime plus que tout.

    -Maman !

    -Arthur, je vous en prie...

    -Ce fut un honneur, Martha. Merci à vous. Pour tout. La formule paraissait étrange en une telle circonstance, mais également appropriée de la bouche de quelqu'un comme Arthur Kent.

    -Non, lâchez moi ! Laissez moi ! Maman, maman !

    -Je t'aime. Cours ! Courez tous les deux !

    Martha posa sa main à plat contre les gravats, comme pour atteindre sa fille de l'autre côté. Cette enfant qu'elle forçait à laisser sa mère derrière elle. A l'idée d'être à jamais séparée de Lucie, elle eut l'impression qu'une lame froide et mortelle s'abattait pour trancher un lien si profond, si intime, si fort qu'elle eut l'impression qu'on lui arrachait chaque cellule de son corps, chaque particule de son âme, la condamnant à perdre à jamais cette autre vie qui faisait partie d'elle-même. Mais elle n'avait pas le choix, pas si elle voulait préserver cette vie. Et si tout se déroulait comme prévu, jamais ne durerait pas très longtemps. Mais qu'il s'agisse de quelques secondes ou de quelques minutes, il s'agirait d'une éternité pour cette mère privée de sa fille. Les larmes coulant maintenant sans retenue le long de ses joues, Martha Robbins écouta les cris et les supplications bouleversées de sa fille jusqu'à ce qu'elles ne soient plus que des échos perçants dans le vent qui se levait au sein du brouillard, tandis qu'Arthur Kent l'emmenait au loin, et à l'abri. Et pour la première fois depuis plus de dix ans, Martha fut irrévocablement, et désespérément, seule.

     

    * * *