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Vie - Page 12

  • Les petites choses sans les grandes

     

    Des bleues, des roses, des blanches ; des qui s’avalent, des qui fondent sous la langue. Autant de pilules qui sont votre lot quotidien et qui, normalement, vous permettent de fonctionner à peu près normalement, telle une grande horloge biochimique (alors que vous n’avez jamais eu une très bonne notion du temps : vous êtes presque toujours incapable de situer correctement les évènements importants de votre vie dans le passé, où quelque chose qui s’est passé il y a cinq ans pourrait très bien s’être passé il y a un an à peine en ce qui vous concerne. Autant dire que vous n’êtes pas très doué lorsqu’il s’agit de se rappeler de dates d’anniversaires). Il y a les pilules qui sont bonnes pour le moral, bien sûr ; celles qui vous empêchent de sombrer plus en avant dans les eaux noires et pleines de mélasse de la dépression. Où vous attend aussi la tentaculaire pieuvre de l’angoisse prête à vous broyer l’estomac et à vous farcir le crâne d’anxiété maladive. Heureusement qu’il y a aussi des comprimés pour ça. Et n’oublions pas le capital inducteur de sommeil, censé faciliter votre passage au pays des rêves, vous pour qui le phénomène de l’endormissement aura toujours été une formidable source d’angoisse. Et comme si cela ne suffisait pas, tout cela n’aide pas forcément votre cœur, qui serait un peu plus agité que la moyenne selon les médecins mais rien de grave, d’autant qu’on peut aussi avaler quelque chose pour calmer tout ça ! Enfin, n’oublions pas votre estomac qui a tendance à faire des siennes et votre nez fragile qui entre allergies, rhume des foins et rhumes tout court vous donne l’impression de passer votre temps à se moucher dix mois sur douze et réveille votre léger asthme. Vous reprendrez bien une tablette et un ou deux sprays en plus, avec tout ça ?

     

    Bon, d’accord, c’est beaucoup (en ce moment, vous carburez avec huit médicaments quotidiens différents), mais « ça pourrait toujours être pire », essayez-vous de vous dire. Alors oui, clairement, ça pourrait : ce n’est pas comme si tous ces médicaments étaient ce qui vous maintenait en vie ou vous bombardaient d’effets secondaires  réellement désagréables (à part agiter un peu le cœur ou faire légèrement trembler vos mimines façon retraité après son verre de gros rouge et ses pilules à lui ; mais vous vous en tirez à bon compte). Mais il n’empêche que les «ça pourrait être pire », c’est peut-être vrai, mais c’est aussi agaçant, quelque part. Comme s’il fallait atteindre un certain stade de souffrance et d’inconfort tangible avant d’avoir le droit de mentionner que ça ne va pas très fort. Vous n’avez pas –et de loin, dieu merci- autant de raison d’accuser le coup que nombre de personnes bien plus durement touchées par toutes les saloperies que renferme ce verdoyant monde plein de vie qui semble tout de même plutôt déterminé à essayer de tuer tout ce qui bouge (ou non) d’une façon ou d’une autre, mais il n’empêche que ça ne va pas vous faire vous sentir mieux pour autant. C’est comme avancer sans-cesse en plein brouillard, sans savoir si on a le droit de s’octroyer le fait de se laisser aller à la douleur qui nous habite, des fois qu’elle ne serait pas assez forte, assez fatale. Et si ça pourrait être pire, c’est que ça pourrait aussi aller bien mieux, ce qui n’aide pas franchement à se remonter le moral, pour peu qu’on se soit permis de le laisser baisser (ou, plutôt, qu’on se soit permis de ne pas cacher sa baisse ; qu’on soit gravement malade ou légèrement psychotique, on ne contrôle pas entièrement son moral et on n’y peut pas toujours grand-chose quand on le voit partir sans préavis en claquant la porte derrière lui comme le petit sagouin qu’il est). Et quand vous contemplez les médicaments qui s’agglutinent devant vous et ne semblent qu’augmenter en nombre au cour des années, vous ne pouvez vous empêcher de vous sentir vaguement dépité. Et vous n’êtes absolument pas anti-médicaments comme peuvent l’être pas mal de gens assez catégoriques sur la question, ça non ; vous reconnaissez leur utilité. C’est une canne, c’est un soutien, c’est même un bouclier. Mais plus le temps passe, et plus le bouclier pèse lourd dans vos bras malingres (ça vous apprendra à ne pas faire plus d’activités physiques !). « Je me lève et je prends mes pilules pour dormir » dit la chanson de Saez, et si vous n’en êtes pas là à proprement dit, vous avez peur d’y arriver un jour.

     

    Mais il faut bien avouer que même si vous avez régulièrement envie de balancer le tout dans les toilettes et d’affronter follement ce que le futur vous réserve avec rien d’autre que votre sang dans vos veines, et bien vous ne seriez sûrement pas très brillant sans ces pilules que vous avalez quotidiennement. Honnêtement, ça aide, vous l’avez remarqué ces dernières années, au fur et à mesure que les médecins trouvaient des molécules qui vous convenaient (après pas mal d’expérimentation hasardeuses où trois neuroleptiques sur quatre produisaient mystérieusement chez vous l’effet inverse de ce qu’ils étaient censés produire. Vous avez quand même l’impression d’avoir été monté à l’envers par rapport à la norme, entre ça et votre moral qui décline en été plutôt qu’en hiver, ou encore votre manie de préférer avoir froid que chaud. Ce qui vous paraît pourtant parfaitement logique : après tout, il est quand même plus facile et agréable de se réchauffer que de se refroidir, crénom !). Ca vous permet de tenir à distance les angoisses, de bénéficier d’un moral capable de s’élever (mais façon montagnes russes), et d’affronter le quotidien avec un peu plus d’aplomb (et autres agents chimiques). L’un dans l’autre et en bien comme en mal, il vous apparaît quand même stupéfiant que de si petites choses puissent avoir des effets aussi grands.

     

    Mais les petites choses, c’est ce qui est important quand on n’a pas de grande cause à laquelle se dédier. Quand on est seul et qu’on avance timidement dans l’inconnu de l’avenir, et bien les petites choses rassurent. Et il ne s’agit pas uniquement de celles qu’on peut faire passer avec un verre d’eau. Mais de toutes ces petites habitudes et de tous ces petits plaisirs qu’on peut trouver dans la vie en cherchant bien (en cherchant bien, donc, parce que la plupart du temps on ne réalise même pas qu’on les a sous son nez). Ce sont les petites choses qui peuvent constituer une base solide à laquelle se raccrocher, un peu comme les prises sur un mur d’escalade (mais ça fait quand même moins mal aux doigts), et qui nous permettent de garder la tête hors de l’eau (même si vous n’avez jamais vu de murs d’escalade dans l’eau). Il est déjà plus facile de tirer une satisfaction, même minime, de ces petits jalons de certitudes sur le chemin plus qu’incertain de la vie (du genre à fausser compagnie aux infirmiers célestes et à se perdre en titubant bêtement dans les espaces infinis ; de la grosse incertitude, quoi). Ce sont les petites habitudes qui font du bien, les espérances faciles, les plaisirs simples et la sûreté confortable de bonheurs retrouvés parce que maintes fois éprouvés. Tout le monde a ses petits plaisirs. Vous, vous raccrochez à l’odeur de la pluie, au vent frais sur la peau, à la neige qui crisse sous vos pas et au ballet des oiseaux, mêmes simples pigeons et moineaux sur la grande place. C’est le chocolat chaud de deux heures du matin, la fille du train ou la chanson dont les paroles vous semblent soudain adressées personnellement. C’est la petite vidéo idiote mais hilarante, l’épisode d’une de vos chères séries ou encore le fait de se replonger dans un roman de votre auteur favori que vous connaissez par cœur (le roman, pas votre auteur favori, hélas).  C’est même lire un mauvais roman qui fait rire (ooooh, « Twilight », marmoréen « Twilight ! »). C’est préparer un bon petit plat, ou lire un commentaire qui fait sourire sur l’écran d’ordinateur. C’est passer même un bref moment en compagnie de quelqu’un qu’on apprécie à la terrasse d’un café. C’est tout simplement apprécier le petit plutôt que de courir après le gros, qui a la fâcheuse tendance à revenir nous rouler dessus façon rocher géant dans un temple piégé.

     

    Vous célébrez les petites choses, parce que sans elles vous ne sauriez pas vraiment à quoi ou à qui vous raccrocher. Et même lorsque vous ne vous en rendez pas compte, vous leur devez beaucoup. C’est l’échelle de corde le long du puits, la veilleuse dans les ténèbres, la métaphores pompeuse dans la phrase banale. C’est avancer au rythme d’un livre, d’un films, d’un échange à la fois. C’est souvent la plus grande partie de la vie, quand on y pense. Et ce sont là les habitudes dont on ne devrait jamais se lasser, celles dont on ne devrait jamais perdre le goût. Et pourtant, plus les grandes choses sont lointaines, comme des mirages dans un esprit brumeux, plus il est difficile de réussir à se contenter du rythme rassurant et bénéfique des petites au son de « ça pourrait être pire ». Parce que même lorsque que, comme vous, on prétend avoir grosso modo l’ambition d’une pomme de terre un peu sèche, voir d’un tabouret dans ses bons jours, l’humain ne peut pas s’empêcher d’aspirer aussi et surtout aux grandes choses de la vie. La réalisation d’un rêve d’enfant, et plus encore d’un rêve d’adulte ; un voyage ici et ailleurs ; un but, plein et entier ; s’énamourer à nouveau, et retrouver le goût depuis si longtemps oublié d’un baiser…

     

    Alors soudainement la pluie, les pigeons et les moineaux, le livre relu avec nostalgie et la petite musique dans les oreilles ont de plus en plus de peine à vous atteindre, de plus en plus de peine à vous contenter. « Ca pourrait être pire », mais « ça pourrait aller mieux ». Vous ne savez tout simplement pas comment, ni ce que vous voulez vraiment, et vous n’êtes pas certain de le trouver au fond d’un tube de pilules. Mais vous le trouveriez sans doute encore moins sans… C’est tout vous, ça : jamais vraiment content, toujours à la recherche idyllique du compromis. Et près à vous noyer dans un océan de petites choses, quand vous prenez la peine de les remarquer.

     

    Mais vous ne pouvez vous empêcher de penser que l’ennui, avec les petites choses et ce malgré tout le bien qu’elles peuvent faire,  c’est que le plus souvent, elles restent petites.

  • Wallow

    J'hésite toujours à publier ce type de note (oui, une fois n'est pas coutume, je fais un préambule; et c'est terrible comme je n'ai plus l'habitude d'écrire à la première personne, argh!). Je sais bien qu'il est normal d'être parfois un peu plus "journal intime" sur un blog, mais je n'ai jamais été très à l'aise avec cette fonction là du truc. J'ai peur de trop en faire façon "demande d'attention", "déprime égomaniaque" ou encore "désespoir jeté à la face du monde". Et si ce n'est pas mon but, je ne peux nier que le but est d'exposer un peu tout ça. C'est dur, de trouver l'équilibre. Mais comme je ne suis pas vraiment doué pour m'exprimer oralement, je me repose comme toujours sur l'écrit pour me vider la tête. Et si je garde ça pour moi, c'est presque comme si je ne l'avais pas vraiment... sorti, malgré tout. Et puis si des ados boutonneuses se permettent de raconter tout ce qui passe par leur philosophique tête façon "un mot, une couleur flashy" sur le net, je peux bien balancer mon humeur ici. Garanti sans couleurs, mais avec des citations de Terry Pratchett.

    Ah, lorsqu'il sera question de lézard et de tortue, cela fait référence à une note d'il y a quelques mois... sur un lézard et une tortue (ou la fois où j'ai laborieusement décidé de tenter d'écrire une petite histioire en anglais). Quant au titre de la note (Wallow), c'est parce le wallowing, je suis en plein dedans, et que j'adore la sonorité de ce mot en bouche (c'est comme avoir un gros morceau de guimauve qui fait gonfler les joues avant de fondre entre les dents et de clouer le bec; le mot parfait pour l'esprit de cette note!). La traduction française ne rend pas justice à sa glorieuse sonorité! Sur ce... et bien, c'est tout!

     

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    “They didn't know why these things were funny. Sometimes you laugh because you've got no more room for crying. Sometimes you laugh because table manners on a beach are funny. And sometimes you laugh because you're alive, when you really shouldn't be.” Terry Pratchett - Nation


     

    Quelquefois, vous devez rire. C’est tout simple. Jusqu’à en avoir mal aux côtes, jusqu’à sentir les crampes se saisir de votre estomac, jusqu’à réveiller votre asthme (qui, pourtant, ne demandait rien à personne et se contentait joyeusement de roupiller dans un coin). Comme avant de vous mettre à écrire le charabia qui suit. Avant les larmes, surtout. Et ce sans aucune raison. Sans aucune putain de raison, vous sentez-vous obligé d’ajouter pour intensifier le côté dramatique de la chose, vous qui n’êtes pourtant pas un grand adepte des jurons. Et là, on va certainement vous demander quel rapport le drame a avec le rire. Et bien il n’y en a pas, si ce n’est le comique forcé né de la confrontation de deux extrêmes. C’est le tragique de la grande comédie humaine, celle qui ne serait qu’une vaste blague cosmique pourtant guère drôle ; l’équivalent « multiuniversel » de trois types qui rentrent dans un bar. Mais ces types, vous les enviez : ils sont trois, et ils ont un bar à disposition. Et s’il est bien un fait avéré, c’est qu’il n’y a rien de tel qu’un bar pour noyer sa peine. C’est le miracle qui transforme l’eau en vin, les larmes en hydromel. Et c’est un de ces jours où la proverbiale image de la cuite -tête en vrac, yeux de travers, estomac retourné et esprit fragmenté- vous séduit, vous qui n’avez encore jamais connu ça. Ca doit être l’esprit fragmenté né du fruit fermenté qui vous attire : réduire votre psyché en une fraction de petits bouts, comme les glands entassés un à un dans le creux d’un tronc d’arbre par l’écureuil volontaire. Oui, en cacher les morceaux non pas le temps d’un hiver mais le temps d’un été et de son aveuglante énergie remplie de mouvements et de lumière. Dormir pendant que le monde s’agite, loin des rires qui se répercutent le soir sur les pavés entre deux terrasses de café. Dormir pour vous réveiller sous un ciel si pâle qu’il semble confondu avec le manteau de neige qui recouvre la terre. Un monde blanc, froid, uni ; un monde simple. Dieu, que vous vous damneriez pour cette simplicité, dont le désire vous taraude comme celui de la fraise chez une femme enceinte (ou de la glace pilée, voir des morceaux de morue marinés dans un bocal ; les femmes enceintes ont des envies et des goûts très variés).

     

    Mais votre esprit n’est qu’un gros bloc à l’intérieur de votre crâne, un bloc qui vient peser sur vos épaules comme un énorme sac à dos rempli de bric-à-brac sur le dos d’un voyageur égaré le long de la route. Une très longue route, de celles où lorsqu’on s’imagine enfin avoir atteint l’horizon on découvre alors qu’on ne peut que redescendre avant le prochain tronçon ; celui qui monte encore plus haut, encore plus dure, encore plus longtemps. Vous, vous vous êtes installé sur le bord de la route, et vous regardez les voitures qui vous dépassent en vrombissant. Des rouges, des jaunes, des vertes ; des véhicules tous différents, tous uniques qui n’ont que pour seul trait commun celui d’avancer, toujours plus loin, brûlant son carburant. Le transformant en mouvement. Ainsi, l’énergie ne stagne pas, l’énergie ne se gâche pas, l’énergie produit quelque chose, et elle carbure en vue d’un but. D’un lendemain qui chante sans doute ou, qui s’il a la voix enrouée, se veut au moins un petit meilleur que le jour précédent. Sur le bord de la route, vous videz votre sac : vos piles de livres, vos carnets jamais terminés, vos désires inassouvis, vos idées avortées. Comme une bulle familière, rendue confortable seulement par l’habitude. Votre carburant bouillonne avant de s’épaissir dans son coin, et votre sac pèse toujours sur vos épaules, même vide. Vous pourriez allez l’enterrer dans le désert l’espace de quelques mois que cela ne changerait pas grand-chose. Et puis vous en avez l’habitude, vous le connaissez, vous savez quand relâcher les lanières l’espace de quelques secondes, promesse d’un mieux illusoire, rapidement dissipé par le poids revenant peser sur votre dos. Rassurant, quelque part, malgré son encombrement : vous savez à quoi vous en tenir, nul besoin de prise de risque, nul besoin de tenter sa chance. Nul besoin de courir après l’espoir, comme vous l’avez démontré dans un article précédent.

     

    Et puis vous êtes fatigué, et ce bord de route en vaut bien un autre. Un coin de trottoir où vous asseoir, sans pour autant poser votre fardeau. A dire vrai, c’est surtout que vous ne savez pas où aller. De temps en temps il vous arrive bien de lever le pouce et de parcourir quelques kilomètres accompagné, mais les chemins finissent par diverger. Ils finissent toujours par diverger. Du moins n’avez-vous encore rien vu qui puisse prouver le contraire. Il faut dire qu’en auto-stop, vous ne regardez pas vraiment le paysage à travers la vitre : vous préférez regarder la personne qui conduit, de peur d’avoir à tomber sur votre reflet dans la vitre. Il est tout simplement si bon, si facile, si confortable de vivre pour, à travers autrui (même si l’autrui en question ne pense sans doute pas la même chose ; ça ne doit pas être très confort, d’avoir quelqu’un à travers, comme l’inévitable canapé trop grand coincé entre deux étages lors d’un déménagement). Mais même lever le pouce vous apparaît comme incroyablement épuisant. Tout ça pour redescendre un peu plus loin au bord de la route, guère plus avancé, et bien plus désorienté. Seul avec vous-même, ce que vous essayez désespérément d’éviter en vous noyant dans la bulle de vos livres, de vos histoires et de ces expériences toutes faites qui ne demandent qu’à vous remplir le crâne. C’est d’ailleurs dans un livre que vous avez lu un personnage demander à un autre s’il connaissait l’expression « L’enfer, c’est les autres ». Et de lui dire en suite que tôt ou tard, on finit par s’apercevoir que c’est faux. Il n’y a pas de mots plus vrais. En ce qui vous concerne, les autres représentent un paradis. C’est juste qu’il y a bien peu de paradis au milieu de tous les mirages.

     

    Peut-être est-ce l’époque qui veut cette solitude. La communauté ne prime plus, dans le sens qu’elle n’est plus considérée par nécessaire par un grand nombre d’individus. Dans votre tête, un souvenir vous hante… Il y a peu, alors que vous cheminez en ville d’un pas distrait, vous avez aperçu du coin de l’œil une femme s’asseoir sur un rebord dans une ruelle et, la tête dans une main, se mettre à pleurer. Personne d’autre dans les parages que vous, qui passiez juste à côté. Dans un coin de votre esprit, vous vous êtes toujours plu à entretenir cette image romantique de la nature humaine, en optimiste rongé par le ver de l’espoir que vous étiez ; vous pensiez encore être dans un monde où son prochain pouvait stopper sa course auprès d’un autre prochain, même s’il n’était pas si, et bien, prochain que cela. Et puis voilà que vous voyez quelqu’un se mettre à pleurer dans son coin, comme abattu par le poids du sac à dos métaphysique (ou alors quantique, vous n’êtes pas très sûr de l’évolution de ces choses là), une personne seule et abattue, comme vous l’êtes si souvent… et vous ne vous êtes pas arrêté. Cette fois-ci, c’est vous qui avez continué votre chemin en laissant une anonyme sur le bord de la route. Il y a plein de raison à cela, diraient la plupart des gens : c’était une inconnue ; ce n’était pas vos affaires ; ce n’était pas votre rôle ; vous n’auriez de toute façon pas su quoi dire ; vous aviez le LEB à prendre. Seulement, vous ne saviez pas que vous faisiez partie des gens. Si vous vous étiez imaginé cette scène, votre cœur se serait serré à l’idée de telles excuses ! Inconnue ou pas, cela n’a pas la moindre importance ! Quand quelqu’un souffre sur le bord du trottoir au point de se mettre à pleurer la tête dans la main en vue du moindre passant potentiel, on devrait être en mesure de tenter de faire quelque chose ! On ne laisse pas quelqu’un d’aussi seul au bord de la route, bon sang ! Combien de fois avez-vous vous-même été pris de crises de larmes subites ces dernière semaines, recroquevillé sur votre matelas ou à même le sol, la bouche tordue dans une plainte silencieuse et inarticulées (bah oui, il est quand même bien plus aisé d’être inarticulé en silence), sans personne dans les environs, désespérant de sentir une main secourable se poser sur votre épaule ? Comme pas plus tard que tout à l’heure, effrayant même le chien, surpris par le comportement décidément bien étrange de son humain ? Mais non, malgré tout ce besoin désespérant que vous avez de croire en l’espoir, de croire en l’humanité, vous avez passé votre chemin. Vous répétant que vous n’auriez pas su quoi dire de toute façon (vous êtes aussi à l’aise côté réconfort que, disons, une tranche de pain mou), et que vous ne deviez pas rater votre train. Et c’est ça, l’ennui : les gens auront toujours un train à prendre. Toujours quelque chose à faire, à préparer, à prévoir. Une tendance de plus en plus globale dans cette humanité où l’on passe plus de temps à penser à demain qu’à vivre aujourd’hui. Et au final, il ne reste que vous et vos regrets le soir venu, une personne seule qui n’aura pas su en aider une autre. C’est peut-être idiot, vous n’en savez trop rien, mais vous en garderez sans doute encore longtemps un poids sur la conscience, et l’image de cette femme seule pleurant dans la rue. Qu’avait-il donc pu lui arriver pour qu’elle finisse ainsi par craquer ? Qu’est-ce qui pouvait affliger son cœur de telle manière ? Pourquoi diable tant de tristesse ?

     

    Vous ne le saurez jamais. Et c’est futile, mais c’est terrible à quel point ça vous fait mal, d’autant plus maintenant que c’est trop tard. Trop tard pour autre chose que des regrets, bourrant déjà votre sac à dos plein à craquer. Trop tard pour contempler autre chose que le miroir terne de votre solitude. Une solitude du cœur, ce mal dont toutes les âmes sont la cible un jour ou l’autre. Vous pensiez vous y être habitué, pourtant. Et puis vous pensiez que cela valait mieux que de marcher à deux. La brève période où vous vous y étiez essayé, il y a des années de ça, n’avait finalement contribué qu’à mieux vous briser. L’horreur de connaître quelque chose de si beau et de si fort qui, une fois disparu et dispersé aux quatre vents, rend son absence intolérable. Au point de maudire le simple fait d’avoir vécu, d’avoir connu tout ça : après tout, on ne peut pas manquer ce qu’on ne connait pas (comme se faire mâchouiller puis recracher par un grizzly sauvage et féroce, par exemple ; vous ne l’avez jamais connu, ça ne vous manque pas. Ben oui.). Et des mois, des années après, continuer de ramasser les pièces de son être perdues dans la poussière. Se convaincre qu’une telle rencontre, une telle expérience n’arrivera plus jamais, et finir malgré tout par s’en languir de toute la force de son âme. Et dès qu’on recommence à y croire, dès qu’on l’envisage à nouveau, qu’une voiture attire son regard, qu’un chemin semble soudain plus verdoyant sous la loupe rose de l’espoir… on réalise que ce n’était qu’un mirage de plus. En tout cas, en ce qui vous concerne, vous les collectionnez, les mirages : tableaux impossibles, chapitres interdits, scènes coupées, et même pas de bonus sur les DVDs. Et quel tragique comédie, donc, que d’en venir à manquer tout cela, à manquer cet espoir, à manquer la rencontre d’une quelqu’un quand on sait la douleur qui finira par en résulter, confronté à l’obsolescence programmée du cœur, quand elle n’est pas tout simplement impossible. Et plus vous avez passé de temps –toutes ces années !- à se convaincre que vous n’en aviez plus besoin, à vous faire à l’idée que vous ne vivriez plus jamais de telles histoires, plus vous finissez par réaliser à quel point cela peut vous manquer. Avoir quelqu’un pour vous ramasser au bord de la route. Le contact (et vous ne sous-entendez pas là un manque de relations charnelles, précisez-vous aux lecteurs dotés d’un esprit dénaturé ; de toute façon, au vu de votre expérience, vous avez tendance à trouver ça surfait. Les relations charnelles, donc, pas les lecteurs.). Ces bêtises de marcher à deux dans les mêmes souliers (c’est quand même une métaphore idiote, ça ; son auteur n’a jamais dû essayer de le faire. Ca doit être atrocement inconfortable ! Vous persistez à penser qu’un couple fonctionne bien mieux chacun dans ses souliers. Le but est de marcher côte à côte, après tout. Tsk, ces auteurs romantiques… Sans doute les mêmes qui parlent de rires enamourés cascadant comme des torrents de montagne. C’est joli, les torrents de montagne, mais c’est super froid, et le rire cascaderait sûrement moins bien avec un saumon coincé entre les dents, tiens !).

     

    Mais il ne tient qu’à vous de vous secouer et de faire en sorte de faire bouger les choses, ne manquera-t-on pas de vous dire. Il est vrai que jusqu’ici, c’est le reste de l’univers qui s’est souvent chargé de vous secouer. Quand vous vous y essayez, vous vous prenez généralement une pomme sur le coin de la tête, de toute façon. A croire que vous n’êtes pas fait pour vous secouer, condamné à être aussi rigide socialement parlant qu’un orteil dans un de ces foutus torrents de montagne. Et puis si vous avez tant de difficulté à changer, vous avez tendance à penser que c’est parce que vous ne savez toujours pas qui vous êtes. Voilà, tout bêtement, votre plus grand frein, c’est que vous ne savez pas quoi répondre à cette question plutôt élémentaire : qui êtes-vous ? Comment voulez-vous vous changer en autre chose si vous ne savez même pas ce que vous êtes au départ ?

     

    Alors pour le moment, vous restez assis au bord de la route, au milieu du désert où les lézards voyagent à dos de tortue. Vous n’avez ni lézard, ni tortue, probablement parce que vous ne savez pas lequel des deux vous êtes. Et autant dire qu’un tel manquement à la confiance, ce n’est pas la belle salade dont on se sert pour attirer son reptile. Et vous commencez sérieusement à user votre réserve de métaphores. Et, comme vous, un peu partout dans le désert, il y a d’autres inconnus assis sur un rebord, la tête dans les mains. Vous espérez que, pour eux, quelqu’un finira par s’arrêter.

     

    De votre côté, il ne vous reste plus qu’à rigoler, quitte à le forcer. De toute façon, vous n’êtes pas sûr qu’il vous reste assez de carburant pour pleurer.

     

     

    “-And what would humans be without love?
      -Rare.” Terry Pratchett - Sourcery



  • L'apologie du désespoir

     

     

    Il ne s’agira pas ici de se complaire dans l’auto-apitoiement, ni même de revenir sur tous les soucis qui ont tendance à vous retomber dessus depuis quelques temps comme autant de recouvreurs de dettes sur le mauvais payeur. Non, en fait, il s’agit plutôt d’une nouvelle révélation qui vous a frappé entre les deux il y a quelques heures, tandis que vous vous teniez debout au milieu de la grande pièce principale et quasi-vide de votre futur appartement. Vous deviez être en train d’imaginer un des futurs aménagements possibles de votre premier chez-vous, ou encore de vous demander à quel point cette nouvelle vie en solitaire allait vous changer quand vous vous êtes brutalement aperçu d’une chose : voilà que vous étiez en train de tirer des plans sur la comète, comme à votre habitude. A vous dire que, forcément, cela n’allait que pouvoir être une bonne expérience pleine de chouettes surprises. Qu’à partir de là, le reste de votre vie allait suivre avec armes et bagages pour changer, évoluer et s’améliorer. Une demi-douzaine de scénarios improbables mais ô combien passionnants et agréables avaient déjà traversé votre tête comme autant de TGV la campagne paisible.

     

    Quand tout à coup, une nouvelle pensée soudaine, saisissante, stupéfiante, imposante : pourquoi de telles espérances ?

     

    Vous avez sans doute dû cligner des yeux comme un lapin effarouché avant que votre cerveau ne reparte pour un tour sur cette nouvelle route qui s’offrait enfin à lui. En effet, pour quelle raison tordue étiez-vous déjà en train de mettre si haute la barre de vos attentes ? A penser naïvement que tout ne pourrait que bien se passer et que vous étiez sur le point de gambader sur la route champêtre du bonheur accompagné du chant des petits oiseaux bleus. Tout d’abord, vous avez mis ça sur le compte de votre nature profonde : depuis toujours, vous êtes un grand optimiste. Malgré vos angoisses (nombreuses), vos complexes (légions) et votre manque (légendaire) de confiance en vous, vous n’avez jamais réussi à faire taire totalement cette petite voix en vous qui restait persuadée contre vents et marrées que tout finirait par s’arranger. Que les méchants seraient chassés, que les nuages allaient se dissiper et que vous alliez trouver votre princesse (et, éventuellement, adopter un dinosaure). Même les déprimes les plus noires que vous avez traversées comme autant de tempêtes n’ont jamais totalement submergé la balise flottante, clignotant d’un optimisme certes intermittent mais toujours présent. Cette maudite lueur d’espoir.

     

    Ah, l’espoir, cette qualité humaine si souvent louée, ce parangon de ces petites choses auxquelles s’accrocher quand tout va mal et que le monde dehors est noir, froid, dur et méchant. Cette capacité innée et totalement inouïe à se persuader que quelque chose de bien finira toujours par arriver. Cette lumière au bout du tunnel, cette vérité qui vous attend, ce but souvent insaisissable mais ô combien tentant, ô combien séducteur. Et, à votre avis, ô combien pernicieux. Pourtant, vous avez longtemps cru que l’espoir représentait tout ce dont la vie ne pourrait jamais vous priver. Cette tendance à se dire qu’une fois au fond du trou, on ne peut que remonter. Que ça ira mieux demain, ou la semaine prochaine, voir d’ici dix ans ; cette certitude ancrée en nous qui pousse à nous dire que le temps finit par tout effacer (vous commencez de plus en plus à penser que loin d’oublier, loin de laisser couler, on ne fait qu’accumuler). Que malgré tout ce qui peut vous tomber sur le coin de la pomme, il vous reste cette merveilleuse possibilité de croire en un monde meilleur, que tout pourrait un jour changer, et que vous pourrez enfin aspirer à tous ces rêves qui jadis vous permettaient de tenir. L’espoir, ce merveilleux panacée de l’âme. Et son poison le plus vicieux.

     

    Là où l’espoir vous blesse, c’est lorsqu’il se conjugue à cette imagination débordante dont vous êtes la proie et qui laisse sans arrêt tourner votre cerveau en roue libre. Vous multipliez les scénarios auxquels aspirer, vous vous surprenez à rêver à tant de choses merveilleuses qui pourraient, après tout, bien finir par se produire. Vous vous en bourrez le crâne, vous vous en enivrez jusqu’à relever la tête de votre marasme et de regarder vers ce futur qui vous fait si peur avec une félicité nouvelle ! Autant dire que cela ne fait qu’édifier autant de tours desquelles tomber. A chaque fois, vous ne finissez que par vous y brûler les ailes, à cet espoir. Et pourtant vous y revenez toujours, comme le papillon de nuit à la flamme. Encore et encore, comme une chanson de Cabrel. Et vous vous demandez maintenant si cette capacité que vous avez toujours eue d’espérer et que vous preniez pour une de vos plus grandes forces ne serait pas plutôt une de vos pires faiblesses, un défaut dans la cuirasse si important que vous aviez jusqu’ici occulté son existence. Combien de fois cet espoir, que vous pensiez être la grue qui vous sortait de la dépression et des angoisses, n’a-t-il pas fini par être aussi la raison du prochain plongeon dans la souffrance ? A chaque espoir pourchassé, à chaque espoir imaginé, à chaque espoir que vous avez cru voir se réaliser un jour, vous vous en êtes mordus les doigts. Alors franchement, à quoi bon, hein ?

     

    A quoi bon se dire que les angoisses peuvent disparaître quand elles ne font que s’éloigner de notre champ de vision pour mieux revenir nous frapper dans le dos ? A quoi bon s’imaginer déjà accomplir une tâche particulière quand on ne sait absolument pas si on en sera un jour capable ? Et, surtout, à quoi bon se laisser séduire à nouveau et se prendre à imaginer ce nouveau potentiel de possibilités ? Et de se retrouver, au final, encore une fois à baisser sa garder, à laisser son cœur parler, à se dire que oui, cette fois-ci, cette personne pourrait être la bonne, quelque chose pourrait se passer, tout pourrait arriver… pour être à nouveau rejeté, loin de cette mer des possibles, sur le rivage comme une vieille chaussure noyées. Une fois de plus. Franchement, ça commence sérieusement à vous fatiguer, plus que toute autre chose. Se heurter une fois de plus à l’inaccessible, rendu d’autant plus douloureux par cette maudite capacité à imaginer, rêver et espérer. Se heurter de nouveau à un panneau sens unique, en quelques sortes. Et, à nouveau, se lamenter sur cet espoir perdu et ces rêves qui ne resteront que des rêves. Ah, se passer de ces rêves ! De ces rêves qui vous tombent dessus la nuit en vous projetant non pas dans un univers fantastique rempli de dragons  ou dans un de ces univers loufoques dépourvus de sens, mais qui se contentent de vous faire vivre, le temps d’une nuit, une version légèrement différente de votre vie de tous les jours. Une version meilleure, où vous vivez ce que vous ne pouvez obtenir et qui rend le réveil d’autant plus difficile. Vous en avez marre de rêver votre vie en mieux (et vous regrettez amèrement l’époque où vous rêviez plutôt de combattre dans la forêt les méchantes sorcières armées de hache en compagnie de Morgan Freeman ; ou quand vous chassiez le vélociraptor à vélo…). Et vous finissez par envier ceux qui de leurs rêves ont tiré des croyances. Au point de regretter vous-mêmes de ne pas être du bois dont on fait les religieux. D’être privé d’une telle certitude, d’un tel espoir d’une vie meilleure, aussi irrationnel puisse-t-il être. Et si vous en arrivez là, c’est que vous ne savez vraiment plus quoi faire de tout cet espoir qui persiste en vous.

     

    Alors au fond, à côté de cet espoir si présent mais en même temps insaisissable, improbable ou imprévisible, vous êtes en train de subir l’attrait soudain du désespoir. Mais pas dans le sens chargé de pathos du mot, où l’on imagine le pauvre être frappé du fatal désespoir recroquevillé sur le sol en position fœtale et pleurant toutes les larmes de son corps. Non, par désespoir vous entendez simplement l’absence d’espoir. Nul apitoiement, nul découragement, mais nulle attente non plus. Une philosophie de l’instant extrême où les rêves les plus fous n’ont plus leur place, et ce même lorsqu’ils pourraient très bien se réaliser. Après tout, on ne sait jamais de quoi demain sera fait, alors pourquoi s’entêter à l’imaginer sans cesse meilleur ? Pourquoi ne pas se contenter tout simplement de l’attendre sans espoir ? Juste de l’attendre. Et de voir ce qu’il réserve quand ça nous arrive. Si c’est quelque chose de bien, tant mieux : profitons de cette agréable surprise. Et si le lendemain reste difficile, et bien on le gérera comme on a géré tous les précédents. Pas d’espoir, pas de perte. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut s’attendre au pire : abandonner l’espoir ne signifie pas automatiquement succomber à son contraire. Vous, vous voyez plutôt tout cela comme une manière de prendre les choses comme elles viennent.  Sans s’épuiser à se réjouir inutilement, sans se perdre en conjectures, sans  imaginer autant de belles choses qui, lorsqu’elles ne se produisent pas, ne peuvent que vous enfoncer encore plus.

     

    Et vous en avez carrément ras le bol de vous faire enfoncer, un espoir après l’autre. A quoi bon, encore une fois. Ne serait-il pas plus reposant, plus logique de ne s’attendre à rien ? Et de s’abandonner, enfin, à cette apologie du désespoir –dans le sens, encore une fois, de l’absence d’espoir sans pour autant sombrer dans la crise de larmes? Après tout, côté crises de larmes, n’est-ce pas ce fichu espoir si profondément ancré en vous qui a tendance, depuis quelques temps, à vous y précipiter n’importe quand n’importe où ? Vous commencez à penser que oui. Une fois de plus, vous vous y êtes laissé piéger. Peut-être que cette révélation n’est qu’un nouveau stratagème de défense établi par votre esprit pour tenter de préserver. Peut-être êtes-vous totalement à côté de la plaque. Quoi qu’il en soit, en ce moment, vous êtes fatigué d’espérer.

     

    Au final, vous voulez juste continuer d’avancer.