Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Vie - Page 10

  • Le surréalisme de De Niro

    Tiens, ça faisait longtemps. Non, pas de Lucie ni d'historiette, aujourd'hui. Juste une tranche de vie, que j'ai eu envie de poser par écrit. Parce qu'il y a des jours comme ça.

     

    ________________________________________________________________________________

     

     

    Il fait plutôt frais tandis que vous rejoignez l'arrêt de bus sur une route peu fréquentée. Le froid ambiant ne vous dérange pas, il vous est même agréable, ravivant votre esprit encore un peu embrumé par votre nuit à l'horaire inhabituel. Vous rentrez d'une partie endiablée de jeu de rôles qui ne s'est terminée que quelques courtes heures avant l'aube, et c'est des souvenirs plein la tête que vous avez pris le chemin de la maison. Vous êtes encore plongé en plein dans cette fantastique ambiance, ce qui contribue grandement à améliorer votre humeur, guère au beau fixe ces derniers jours. Mais cette partie grandiose en bonne compagnie vous a redonné de l'énergie et a permis d'écarter momentanément les peines qui vous minent. L'espace d'une soirée, d'une nuit, vous vous êtes senti incroyablement vivant, entouré de tout ce monde, partageant avec eux un tel moment d'exception. Vous remettre ainsi au jeu de rôles, il faut dire que c'est ce qui vous a réussi le mieux ces derniers temps; à vrai dire, c'est sans-doute en ce moment la seule occupation qui vous permet réellement de vous sentir mieux, étreint comme vous êtes par cet impérieux besoin d'évasion mais aussi de contact humain. Et comme vous n'êtes pas assez courageux ou débrouillard pour vous évader en solitaires vers l'une des destinations qui vous font rêver, et que vous n'êtes pas toujours très doué pour interagir correctement avec les gens, vous avez trouvé de quoi vous sentir un peu mieux à votre manière.

     

    Les mains dans les poches, les écouteurs dans les oreilles, vous réalisez que vous n'êtes pas seul à l'arrêt de bus. Un homme attend déjà, debout, en train de fumer une cigarette. Vous vous rembrunissez, soudain avide de cette solitude sauvage à laquelle vous aspirez dans ce genre de situation. Vous hésitez à vous rapprocher, et même à vous asseoir sur le banc. Une canette de bière est posée au bout de celui-ci, appartenant sans nul doute à l'homme qui se trouve là. Vêtu d'un manteau qui a connu des jours meilleurs, il semble presque aussi usé que son vêtement. Un chapeau à large rebords coiffe de longs cheveux filasses, et une barbe du même acabit déploie une rousseur tirant sur le gris et le blanc sous son menton. Le mot « marginal » s'impose à votre esprit, comme né d'un préjugé social profondément ancré auquel vous n'échappez pas plus que quiconque. Ce qui ne vous empêche pas de trouver un tel sentiment finalement bien dérisoire, surtout quand vous vous demandez dans quelle catégorie la personne en face de vous va vous ranger de son côté. Dans un monde comme celui-ci, où les interactions des gens de passages n'existent souvent plus que pour s'écourter, tout le monde doit être le marginal de quelqu'un. Au final, le malaise qui vous prend face à cet inconnu-ci est le même malaise qui vous prend face à n'importe quel autre inconnu : vous ne savez pas vraiment comment réagir devant quelqu'un que vous ne connaissez pas. Votre aisance sociale naturelle, on le sait, est digne de celle d'un tabouret, et les conversations dont le seul but est de briser la glace entre deux inconnus de passage vous plonge toujours dans une grande perplexité. Elle ne vous panique plus comme elle faisait auparavant, mais il vous arrive encore de bloquer quand on vous parle du temps qu'il fait ou qu'on vous pose la plus banale des questions, comme un programme d'ordinateur qui se retrouve sans code adéquat pour réagir.

     

    Vous vous fendez finalement de l'équivalent mental d'un haussement d'épaule et, prenant votre bonne volonté et votre courage à deux mains, vous allez malgré tout vous asseoir sur le banc. Il y a encore quelques minutes à attendre avant que le bus de l'heure ne passe, et le jeu de rôles est un loisir qui pèse lourd dans le sac que vous portez sur le dos. Les écouteurs toujours dans les oreilles, vous sortez un livre de votre autre sac. Le petit, celui que vous portez en bandoulière mais qui n'est pas des plus légers non plus quand on sait que vous y entreposez généralement assez de livres pour vous donner la possibilité du choix de genre à tout instant, et pour vous permettre de tenir longtemps avec de quoi vous occuper l'esprit, des fois que vous vous retrouviez coincé perdu au milieu de nulle part, dans un train en panne, ou si la fin du monde devait survenir avant que vous ne rentriez chez vous pour retrouver votre bibliothèque. Être toujours préparé -à l'excès- d'un point de vue littéraire, c'est une manie que vous tenez de votre mère. Vous optez pour un bouquin de votre auteur favori, lu plus d'une fois, mais dont vous savez qu'il vous changera les idées. Il y a de ces livres -surtout de l'auteur en question- que vous aimez lire et relire sans jamais vous lasser ; vous avez un peu l'impression de retrouver un vieil ami à chaque fois, rassuré et apaisé par les mots familiers et acérés, qui ne perdent jamais de leur éclat.

     

    Vous tournez une page ou deux, et ce qui ne devait pas manquer d'arriver arriva ; vous l'avez su dès que vous avez pris place : l'homme, qui s'est assis à côté de vous, finit par vous adresser la parole. Vous échangez tout d'abord un simple bonjour, plutôt gêné de votre part, avant que le silence social ne reprenne ses droits. Mais vous savez que cela ne va pas s'arrêter là. Vous le sentez. C'est une de ces personnes qui a besoin de combler le silence, de parler à ses semblables plutôt que de rester là à faire comme s'ils n'étaient qu'un vague personnage de plus sur la fresque immobile du monde que chacun traverse.

     

    -Qu'est-ce que vous lisez ?

     

    La question ne vous surprend pas, c'est celle que se sent obligée de demander toute personne qui engage la conversation avec quelqu'un qui lit. Une question tout à fait normale vu les circonstances, vous devez en convenir, et tout de même bien plus passionnante que de commencer à parler de la pluie et du beau temps. Les gens devraient se balader plus souvent avec des livres, cela rendrait les amorces de conversations bien plus aisées et, qui sait, plus intéressantes. Homme de peu de mot que vous êtes, vous faites comme à chaque fois qu'on vous demande ce que vous lisez : vous tendez le livre à la personne, qu'elle puisse elle-même prendre connaissance du titre et juger de la couverture. L'homme prend le temps de l'observer, plus longuement que ne le feraient la plupart des gens, et il avoue ne pas connaître. Il enchaîne en vous demandant si c'est bien, et vous balbutiez une réponse fragmentaire, parce que les mots ont toujours de la peine à sortir et à s'ordonner dans ce genre de situation ; c'est comme si vous aviez peur de livrer à un inconnu une part de vous même qu'il aura alors tout le loisir de percer au crible afin d'en tirer le plus de matière possible à tirer en dérision. Stupide, vous le savez bien, mais c'est ainsi que vous fonctionnez. Vous finissez par lui donner quelques informations saccadées : c'est un livre de fantaisie ; c'est plutôt drôle ; c'est écrit par un anglais, ce genre de chose. L'intérêt de l'homme est discret, mais semble plus sincère que poli. Vous avez ôté un écouteur d'une de vos oreilles, histoire de mieux entendre ce qu'on vous dit, et vous ne tardez pas à enlever le second quand il s'avère manifeste que votre interlocuteur n'aura pas terminé d'en être un avant que le bus n'arrive. Vous rendez les armes, et attendez encore de voir si vous allez devoir prendre votre mal en patience en vous sentant vaguement mal à l'aise, ou si les minutes suivantes vont finir par prendre une tournure plus inattendue. Ce qui n'est pas inattendu, par contre, c'est ce que l'homme vous demande ensuite :

     

    « Je m'excuse de vous demander ça, mais je dois prendre le bus dans l'autre sens, et il me manque les trois francs... »

     

    Ah. Ça y est. Vous n'êtes effectivement pas étonné du tout, sans doute victime une fois de plus du même préjugé social. Et cette constatation vous rend plus mal à l'aise que le reste. Vous sortez votre pore-monnaie et commencez à fouiller dans vos pièces, lui assurant que vous allez voir ce que vous pouvez faire. Vous avez généralement l'habitude, en ville, de continuer votre chemin sans vous arrêter lorsqu'un passant vous interpelle pour « Trois francs s'vous plaît ! », parce que le temps et les habitudes ont ce genre d'effet, et que vous avez longtemps lutté pour en arriver là. Enfant, et même plus grand, vous étiez du genre à vouloir déposer une pièce ou deux dans chaque chapeau, dans chaque gobelet, à accorder de l'attention à chaque histoire. Et puis vous avez appris qu'on ne pouvait toujours y croire, et vous avez fini par faire comme tout le monde. Et puis bon, vos pièces, vous en avez besoin pour prendre vos bus. Là encore, cette pensée triviale fait surgir en vous un pointe de culpabilité, qui trouve ses racines dans la grosse partie de votre naïveté innée que vous avez dû laisser derrière vous au fil des ans, un peu comme des morceaux de vous-mêmes abandonnés dans votre sillage. Alors aujourd'hui, maintenant, vous fouillez dans votre porte-monnaie parce que cela vous paraît plus facile que de discuter, et parce que c'est comme ça, voilà tout. Cette fois-ci, vous n'avez pas envie de poser de questions. Vous passez trop de temps à vous poser des questions ces derniers temps, des questions qui vous effraient et vous font mal, et vous avez de trouver du réconfort dans le fait de sortir trois pièces pour un inconnu sas même vouloir se demander si son excuse est vraie Aujourd'hui, ça n'a aucune importance. L'homme accepte respectueusement votre offrande, sans avidité, et vous remercie avec gentillesse. Il a l'air un peu surpris d'avoir obtenu son argent aussi facilement. En ce qui vous concerne voilà qui est fait, et vous êtes prêt à passer à autre chose. Vous vous apprêtez à rouvrir votre bouquin quand l'homme reprend la parole. Et non pas pour vous demander « hé mec, tu peux pas encore me filer cinq balles, j'vois qu't'as des pièces, et tout ».

     

    -Dans la fantaisie, si vous aimez ça, je vous conseille vraiment Silverberg. Robert Silverberg. Il a écrit des romans assez incroyables dans ce genre.

     

    Ça alors, vous n'auriez jamais pensé à vous retrouver en train de parler de Silverberg aujourd'hui, à cet arrêt de bus, avec cet inconnu. Vous avouez n'avoir jamais lu de Silverberg et ne le connaître que de nom, et l'autre continue, avec une animation tranquille mais sincère :

     

    -Un très bon auteur, qui sait faire de belles histoires. Il y a de bonnes pistes dedans. C'est comme les romans d'anticipation, dans un autre genre du fantastique, qui me plaisent bien aussi. Toutes ces histoires, tous ces thèmes, ça fait gamberger, ça permet de réfléchir, de donner des pistes. Je suis écrivain, alors je cherche toujours l'inspiration. Vous êtes étudiant, à l'uni ? 

     

    Interdit, vous ne savez pas quoi répondre. Vous ne savez jamais quoi répondre quand on vous demande ce que vous faites dans la vie et, même si essayez de ne pas trop vous l'avouez, vous savez que c'est parce que ne vous faites rien. Et même si ce n'est pas par choix, ça ne vous rend pas forcément plus à l'aise à l'idée d'en parler. Plus maintenant en tout cas, plus depuis la dernière fois que vous vous êtes ouvert. Vous balbutiez à nouveau, disant que vous étiez déjà passé à l'université -techniquement, vous y avez effectivement mis les pieds une fois ou l'autre, mais ce pieux mensonge ne contribue pas à vous le faire avaler- mais que vous n'y êtes jamais resté pour raison de santé. Et que maintenant, vous ne savez pas ce que vous allez faire. Ces derniers points sont véridiques, mais vous auriez pu mentir pour de bon et vous inventer une folle carrière que vous ne vous seriez certainement pas senti mieux.

     

    -C'est important de ne pas faire quelque chose qu'on aime pas, en tout cas, reprend l'homme, nullement déstabilisé par votre trouble. Sinon on se retrouve coincé, et ça ne donne rien de bon. J'en ai écrit des livres dans ma vie, mais d'une manière ou d'une autre, on a fini par me coincer de toute façon. A mon âge, on m'a déjà mis dans EMS. Il ne se passe plus rien, j'essaie d'en sortir comme je peux, de trouver le moyen.

     

    Quand il parle, vous pouvez sentir chez lui une certaine candeur ; vous ne pouvez juger de la véracité de chacun de ses dires -et vous vous dites avec ironie qu'il en irait de même pour les vôtres- mais vous savez que les épreuves et la souffrance ont été réelles et se traduisent dans sa voix posée, polie. Cela se lit dans son visage, dans ses rides, dans la couleur passée de sa barbe et de ses cheveux et dans ses yeux, incroyablement clairs. Quelque part, vous vous sentez plus à l'aise avec cet inconnu-ci qu'avec la plupart des inconnus de passage qui ont jalonnée votre vie. Il semble vous observer aussi, parce qu'il vous dit ensuite quelque chose pour le coup de parfaitement inattendu, qui laissera à jamais dans votre mémoire quelque chose de surréel :

     

    -On vous a déjà dit que vous aviez les yeux de De Niro ? Devant votre air surpris façon poisson hors de l'eau, il continue toujours sur le même ton tranquille. Dans le regard surtout. Enfin, De Niro jeune. Il y a quelque chose.

     

    Il vous sourit, et vous restez silencieux, en train de vous demander si cette conversation est vraiment en train de se passer. Ça, on ne vous l'avait jamais faite. Mais vous n'êtes pas au bout de vos surprises quand il enchaîne soudain :

     

    -Vous avez une petite amie ?

     

    Là encore, vous ne savez pas quoi répondre. Non pas parce que la réponse vous échappe, mais parce que la surprise et De Niro vous empêchent de la formuler. Et sans doute aussi parce que votre cœur se brise soudainement alors que vous pensez à elle. Vous pensiez que c'était déjà fait, que les morceaux étaient déjà tombés, mais il semblerait que ce soit au milieu de nulle part, sur ce banc, à cet arrêt de bus, qu'il se brise encore. C'est une boîte de Pandore dans votre poitrine qui s'ouvre, et vous tremblez sans-doute sous le choc ; ou à cause du froid. Car vous avez froid depuis, vous qui n'avez jamais été frileux. Tout ça se déroule en une fraction de seconde et en mille ans à la fois, mais vous finissez par répondre à la question de l'homme, à lui répondre que non. Et quand vous prononcez ce mot, la réalité s'écroule autour de vous. Elle a dû se reconstruire depuis, parce que l'homme est toujours là, et ne manque pas de réagir. Il a l'air profondément surpris par votre réponse, et vous regarde d'un air incrédule. Quelque part, aussi bizarre que cela puisse paraître, le fait qu'il semble trouver cet état de chose aussi incroyable contribue un tout petit peu à vous remonter le moral. Vous aussi, vous trouvez que c'est un état de chose qui ne devrait pas être.

     

    -C'est important, d'avoir une petite amie. Il le faut. Moi ça fait dix ans... Les neuroleptiques ont fini par me rendre impuissant, alors depuis j'ai dû faire avec.

     

    En temps normal, ce genre de sujet vous aurait fait rougir jusqu'aux oreilles et vous aurait rendu incroyablement mal à l'aise. Mais avec toutes les émotions qui s'agitent en vous, cela vous paraît dérisoire d'être gêné de quoi que ce soit. D'autant que votre homme au chapeau se lance aussitôt dans une diatribe sur le danger des neuroleptiques, dont les effets secondaires font d'eux de véritables poisons. Bien sûr, pour stopper une crise psychotique, ça peut aider, mais les gens continuent de les prendre ensuite, mais ça ne les aide plus, les effets sont trop négatifs... Mais un jour -un jour!- on s'en rendra compte, et on cherchera enfin une autre solution. Et comme le sujet semble lui tenir assez à cœur pour qu'il n'ait nullement besoin de votre apport pour continuer la conversation, vous le laissez parler et vous contentez de l'écouter en hochant la tête de temps en temps. Vous n'avez pas spécialement envie de vous lancer dans un débat sur les neuroleptiques, occupés que vous êtes à faire le tri des émotions qui s'agitent en vous. Confus, vous vous demandez ce que De Niro et son regard feraient à votre place.

     

    -Je suis en train d'écrire une nouvelle, là-dessus. L'impuissance, les médicaments, ce que ça entraîne dans une vie.

     

    Vous conservez votre intérêt quant à son discours, et vous vous demandez tout à coup si vous ne devriez pas lui dire que, vous aussi, vous aimeriez écrire. Quelque chose. Trouver de quoi parler, pour de bon. Vous hésitez, bloqué par vos inhibitions naturelles, mais sur le point de parler avec cet homme là des facettes de l'écriture qui vous intriguent et vous inquiètent que vous n'avez que rarement partagées avec autrui. Mais un bruit de moteur se fait entendre, et c'est votre bus qui arrive. Votre congénère d'un banc, un jour, ira dans l'autre sens plus tard, si vous ne doutez pas de ses dires. Vous vous levez, il fait de même :

     

    -Allez, je vais vous laisser aller. Tout de bon. Vous trouverez bien.

     

    Il ôte le gant de sa main droite et vous la tend. Vous la serrez, en lui rendant son sourire.

     

    -Bonne chance, dites-vous, sincère. Vous espérez vraiment que qui que ce soit cet homme, la chance le trouvera.

     

    -A vous aussi. Merci encore. Au revoir, répond-il.

     

    Vous n'êtes plus sûr qu'il s'agit là des derniers mots exacts. Vous supposez qu'il s'agit de quelque chose du genre. Vous pénétrez dans le bus d'un air absent, et achetez votre billet. Quand le bus démarre, vous prenez place à l'arrière et voyez l'homme debout, toujours à l'arrêt, son chapeau sur la tête, avec ses histoires de nouvelles, de neuroleptiques, de choix et de petites amies. Quel qu'il soit, le moment est terminé. Il ne vous reste qu'à rentrez chez vous, seul.

     

    Et cette idée ne vous a que rarement paru aussi étrange. Et quelque part, quand vous songez à l'univers et à ses derniers exploits, curieusement dérisoire. Au moins, il vous reste votre bouquin ; le reste du trajet, c'est chez lui que vous rentrez. Le reste peut bien attendre quelques pages.

     

  • Le légionnaire

    Parce qu'on ventile comme on peut. Et qu'il reste les mots, même s'ils ne changent rien, de même que les sentiments. Si ça suffisait, ça se saurait.

    _________________________________________________________________________________

     

     

    Vous n'en pouvez plus. C'est une constatation qui vous saute au visage, un peu comme une équation à deux inconnues dans un test de mathématiques. Vous essayez pourtant. D'avancer. De vous occuper. De penser à autre chose. De ne plus vous plaindre. Mais vient un moment où il faut bien vous rendre à l'évidence : vous ne savez plus quoi faire. Vous êtes totalement perdu, comme jamais vous ne l'avez été auparavant. Et pourtant, les coups durs ça vous connaît. Ce n'est pas votre première déprime. Seulement, qu'elle ne soit pas la première ne change pas le fait que c'en soit une. On dit que ça peut toujours être pire, mais vous n'y croyiez pas vraiment, avant ; vous étiez même arrivé à retrouver un positivisme de tous les instants, où la plus petite chose pouvait s'avérer fantastique, et où vous transformiez une contrariété en une nouvelle aventure. Mais oui, ça peut être pire. Et tout peut vous être retiré comme ça, en un claquement de doigts, sans la moindre considération pour ce que vous pouvez en penser, et pour des raisons si absurdes que vous ne pouvez que rester devant elles comme deux ronds de flanc, légèrement incohérent et déstabilisé comme le premier venu devant une question insoupçonnée lors d'un examen oral d'allemand un peu retors.

     

    C'est la sensation de se briser, de sentir chaque morceau de son âme se fissurer avant de tomber sur le sol dans un sinistre bruit cristallin. Voilà, c'est ça, vous avez l'impression qu'on vous a cassé comme le jouet d'un enfant qui s'en serait lassé avant de le fracasser contre un mur. Et vous n'avez rien vu venir, crétin, idiot, patate que vous êtes. Et vous n'avez rien pu faire. Non pas parce qu'il n'y avait rien à faire, mais parce que vous n'avez même pas été capable de faire quoi que ce soit. Voilà tout. Ça vous fait une belle jambe. Tout vous échappe et glisse entre vos doigts sans que vous n'y puissiez rien. C'est un peu le coup de grâce, l'impuissance.

     

    Pourtant, sur le moment, vous teniez pourtant bien le coup. Le choc, sans doute. L'incrédulité. Généralement, ça vous réussit plutôt bien. Mais pour la première fois, ça n'a pas duré ; c'était pratiquement instantané. Au début c'était dur, ensuite vous vous êtes dit que ça allait mieux parce que bon, ça ne peut qu'aller mieux, avant de vous apercevoir que ça ne suffisait pas. Ce n'est pas manque d'envie de vous en sortir, pourtant. Mais rien n'y fait. Vous avez la sensation d'avoir volé trop près du soleil pour mieux vous écraser, filant vers le sol en flammes et perdant des plumes un peu partout. Alors bon, on se relève, hein, mais ça ne suffit pas. Les jours passent, et on fini par retrouver une certaine routine, par réussir à s'investir à nouveau dans ses activités favorites, on retrouve presque la vie comment avant. Presque. Car il manque toujours quelque chose. Quelque chose de si puissant, de si incroyable qu'on en reste marqué à jamais. Quant au temps qui passe, il n'efface pas grand chose. C'est un mensonge qu'on se dit en fait, le grand mensonge qui nous permet d'avancer, et auquel on finit par croire. Croire qu'on oublie, qu'on passe à autre chose. Mais tout ne fait que s'accumuler. Et si on peut les mettre de côté histoire de placer un pas devant l'autre à nouveau -l'esprit humain est redoutablement efficace pour cela- il y a des événements, des choses, de situations, des personnes qui marquent définitivement, et qui ne s'effacent jamais. Alors on se dit qu'on peut bâtir dessus, apprendre de ses erreurs, que du coup, les prochaines étapes ne pourront être que meilleures...et c'est le deuxième mensonge. Mais faut croire que ça marche, sinon personne n'arriverait plus à rien.

     

    Mais là, ça ne marche pas comme ça. Pas pour vous, du moins pas pour l'instant. Vous voulez y arriver, mais ça ne fonctionne pas. La douleur est trop présente. Car plus que la tristesse ou la colère, c'est la douleur qui emporte la mise. Cette impression effroyable de se faire arracher une partie de vous, cette partie que vous aviez découverte après avoir baissé votre garde, et qui vous est arrachée comme des lambeaux de chair. Cette douleur que vous ne pouvez pas comprendre et qui vous fait pleurer, hurler dans votre oreiller presque tous les soirs. Qui fait de vous une créature pathétique incapable de décider de modifier votre vision des choses, d'évoluer, de vous y faire. Vous avez pu vous faire à beaucoup de chose au cours de votre vie, mais pas à ça. Parce que vous n'aviez jamais rien connu d'aussi fort. Et d'aussi juste. D'aussi apaisant au point que vous vous étiez en fin trouvé. Et maintenant, on vous l'a pris d'une manière si incompréhensible, si dépourvue de sens que vous êtes bien incapable de trouver la paix. Comment faire la paix avec ce que vous ne comprenez pas ? Tout ce que vous savez, c'est que vous êtes seul alors que vous ne devriez pas l'être, et que l'univers s'est copieusement foutu de votre gueule une fois de plus. D'une manière tellement magistrale que vous n'avez rien vu venir, et qui vous a fait croire comme jamais vous n'avez cru. Qui vous fait croire encore, malgré la douleur, la tristesse et la colère.

     

    Une colère que vous ne savez pas comment exprimer, et qui vous effraie. Parce que vous n'êtes pas de ceux qui veulent garder la colère, ni vous reposer dessus. Mais elle bouillonne en vous, née de cette injustice, de cette manière absurde qu'ont les choses de se terminer. Une colère justifiée que vous craignez de faire savoir. Parce que vous ne voulez pas que ce soit ce qu'il vous reste. Et vous faites tous les efforts possibles pour rester vous-même, pour ne pas vous plaindre, pour tenir le coup... Mais plus le temps passe, et plus c'est difficile. Là, le temps n'arrange rien, il ne fait que vous conforter dans votre opinion. Votre pathétique opinion de crédule, qui vous pousse toujours à croire que la meilleure chose qui vous soit arrivée ne peut pas se terminer ainsi. Votre foi dans cet optimisme maladif qui tient la colère à distance. Mais cette colère, il va bien falloir que vous l'exprimiez. Que vous la fassiez sortir. D'autant, vous le réalisez, qu'il s'agit d'une colère plus que justifiée. Mais alors pourquoi sont-ce la tristesse et la douleur qui mènent toujours la danse ? Avec les regrets, et tous ces souvenirs fantastiques qui vous déchirent la peau et vous retournent les tripes. Et que vous n'échangeriez pour rien au monde.

     

    Au final, c'est la seule force qui vous reste. Le seul fragment de vous que vous préservez, que vous réussissez à conserver. Votre seule force qui est en même temps la source de tous vos maux. Si le fameux mensonge vous suffisait, si vous pouviez oublier, si vous pouviez avancer, vous n'en seriez pas là. Mais vous refusez de vous renier, pas alors que vous avez enfin trouvé ce qui vous apportait plus que tout ce que vous aviez pu obtenir de la vie. Vous n'abandonnez pas, pas comme ça. Vous ne laissez pas gagner la colère, ni l'oublie, parce que ce n'est pas qui vous êtes, et que vous n'y arriveriez pas même si vous le vouliez. Vous devez croire que ça valait la peine. Que ça vaut toujours la peine, plus que tout. Parce que sinon, qui seriez-vous ? Certainement pas celui que vous êtes devenu.

     

    Mais cette force suffit de moins en moins à vous faire garder le nord, même si vous vous y accrochez de toutes vos forces. Pour éviter de hurler plus fort encore dans votre coussin quand la douleur et l'incompréhension vous ravagent. Pour ne pas la perdre, même si il semblerait que ce soit aussi facile et irrémédiable que ça, pour des raisons dépourvues de sens. Parce que vous êtes celui qui n'abandonne pas, qui reste là, qui tend la main, et qui croit.

     

    Au final, c'est tout autant votre faute que le reste si vous vous détruisez ainsi. Mais en même temps, vous ne pouvez pas faire autrement. Il y a trop de souvenirs, trop de beauté, trop de bonheur, trop de possibilités pour les renier d'un haussement d'épaules avec un « Tant pis » en bouche. Vous attendez, parce que vous croyez, et parce que vous croyez, vous attendez. Vous êtes le légionnaire romain qui garde la boîte de pandore, même si ça ne sert à rien, même si c'est en pure perte. Parce que le seul fait que pour une fois ça vaille vraiment le coup, et bien a suffit. Et que si ça se trouve, c'est vous qui êtes la véritable perte plutôt que celui qui perd réellement quelque chose. Rien que pour cette possibilité, vous restez là, ouvert, fidèle à vous-même. Même si ça ne suffit pas, alors qu'il n'y a pas de raison que ce ne soit pas le cas. Mais vous ne décidez pas à la place d'autrui, vous n'avez aucune maîtrise du destin... Seulement, s'il vous fout à ce point sur la gueule, s'il vous fait aussi mal, vous persistez à y croire. Parce que ça vaut tout l'or du monde.

     

    C'est ballot, hein ?

     

  • Les trois mensonges

    Un texte spontané du genre qui vous tombe dessus en pleine nuit comme ça, hop, sans prévenir et sans s'essuyer les pieds sur le paillasson. Où c'est mon humeur du moment qui commande. Autant dire que c'est un peu le bordel... Quelque part, c'est un peu la suite de cette note: http://plumederenard.hautetfort.com/archive/2012/04/07/and-what-about-the-children.html

    __________________________________________________________________________________

     

     

    L'homme est assis. Non pas sur un banc cette fois-ci, mais sur son canapé, qui ne ressemble pas tant à un canapé qu'à l'équivalent de la table basse où on dépose « tout ce qui n'a pas encore de place ailleurs ou qui traîne, des fois que ça pourrait toujours servir de l'avoir à portée de main ». Il n'y a pas de rivière, mais un liquide épais qui remplit un large verre. En fond, la télé diffuse une émission qui n'a guère d'importance, elle est là juste pour animer la pièce. Il n'y pas de décors fantastique pour servir de cadre à la rencontre qui va suivre. Rien que la réalité d'un quotidien qui fait ce que les quotidiens savent faire de mieux : se répéter. Il y a quand même des bouquins qui traînent un peu partout, un ordinateur et quelques lignes d'un texte interrompu. Ça, ça ne change pas.

    -Houlà, tu m'en sers un verre ?

    L'homme n'est pas surpris par l'interruption. Il tapote sur le bord de son verre à lui, et en avale une gorgée avant de répondre :

    -Tu sais où c'est, tu peux te servir.

    -Ah, tu n'as pas l'air surpris de me voir.

    Le nouveau venu est arrivé d'on ne sait où, sans barque. Il est plus âgé que l'occupant des lieux, peut-être la cinquantaine, ou plus, difficile à dire.

    -Pas vraiment. Disons que je m'y attendais, d'une manière ou d'une autre. C'est dans ces moments là qu'il me vient ce genre de fantaisie en général. C'est juste que la dernière fois, j'étais plus jeune.

    -Ne retourne pas le couteau dans la plaie. En fait, je crois que je préférerais un verre d'eau. Ce machin là c'est bon mais je te conseille de ne pas en abuser. Ça nous retourne l'estomac, crois moi.

    -C'est marrant, moi qui n'avais jamais abusé de ce genre de machin. C'est un truc de fillette en plus. Et j'ai rajouté du lait. C'est bon le lait.

    -Amen. Bon, alors qu'est-ce qui te mine ?

    -Quelle question...

    -Mhm, laisse moi m'imprégner du décor... De goûter l'ambiance.

    L'homme se lèche un doigt et le dresse dans le vide, tout en regardant soigneusement autour de lui.

    -C'est bon, je vois. Classique. Oh, sympa ce jeu, mais tu t'ennuieras vite, je l'ai jamais fini.

    -Est-ce que j'ai une cabine téléphonique ?

    -Hein ?

    -Pour venir ici.

    -Ah, oui, les histoires de cabines. Ça tient toujours le coup cette série d'ailleurs, vingt nouvelles saisons. Et trois films.

    -Sérieusement ?

    -Ça te plairait ?

    -Carrément.

    -On va dire que oui. Quant à moi, enfin à nous deux, tu sais très bien qu'on a pas besoin de machine.

    -Alors pourquoi t'es là ?

    -C'est comme la dernière fois, on peut dire que ça découle de l'impératif narratif. Un genre de croisée des chemins, un besoin soudain de guide spirituel, une connerie du genre.

    -Super.

    -Si ça se trouve, rien que ton imagination suffit, si c'est pas fou ça !

    -Pas plus que le reste.

    -Bon, d'après ta répartie laconique d'où je sens perler une pointe de cynisme, ton œil qui manque singulièrement d'une petite lueur pétillante et le grand verre de boisson-fillette-mais-avec-du-lait-dedans, je n'ai pas besoin de réfléchir très loin. Et si je suis là et pas un autre, c'est qu'il ne s'agit pas de la nostalgie de l'enfance ou de temps qui passe. Je me...te...enfin je nous situe. Demande moi ce que tu veux savoir.

    -C'est tout ? Je...

    -Tu remarqueras que je ne t'ai pas appelé « jeune padawan » ou un truc comme ça.

    -Heu... Merci ? Oh, tiens, ça n'a rien à voir, mais...

    -Tu ne veux pas savoir ce qu'a donné l'épisode VII, ni les suivants.

    -Pourquoi ? Tu me fais peur là...

    -Y a des trucs qu'il vaut mieux attendre d'expérimenter soi-même, crois moi. C'est comme ça qu'on leur laisse leur chance.

    -J'ai écrit, au moins ?

    -Peut-être que tu as déjà commencé. Dis moi, tu n'aurais pas fini par le déterrer ton dinosaure, par hasard ?

    -En trébuchant sur un bout de tibia entre deux pavés de retour des courses ?

    -Mouais, avec une attitude pareille je saisis mieux pourquoi il n'y a encore aucune bestiole à mon nom dans les musées.

    -Tu n'es pas mieux placé que moi pour le savoir, ça ?

    -Crois moi, je n'ai jamais su grand chose, et ce n'est pas maintenant que ça va commencer. Ça ne marche pas comme ça. Et puis ne change pas de sujet. Qu'est-ce que tu veux savoir ? Vraiment savoir. C'est pour ça que je suis là.

    L'occupant des lieux regarde l'homme plus âgé, comme un miroir un peu étrange. Et occupé à feuilleter un grand livre souple.

    -Ahahah, je me demandais bien où je l'avais rangée, cette campagne. Elle était bien fichue. Je me demande si j'ai eu l'occasion de la faire un jour, tout ça est un peu confus.

    -Quand est-ce... Le jeune s'interrompt, hésitant, avant de reprendre sur un ton plus décidé tandis que l'autre glisse un marque-page dans le manuel et le met de côté.

    -Demande le, vas-y.

    -Quand est-ce que ça s'arrête ? Les pleurs, je veux dire. Et toute cette douleur.

    -Oh, ça va passer, bientôt. Ça finit toujours par passer, répond l'autre. Il sait qu'il ment, mais ce n'est pas grave. Parce que c'est le grand mensonge, et le grand mensonge est la seule chose qui permet aux gens d'avancer.

    -Tu ne pourrais pas être plus précis ? Parce que je ne sais pas si je vais le tolérer encore longtemps.

    -Ne dis pas ça. Regarde, tu as finis par rouvrir tes stores, tu as écrit une page ou deux...

    -Ça ne change rien, n'est-ce pas ?

    -Qu'est-ce que tu veux dire ?

    -Les souvenirs. Quand est-ce qu'ils arrêtent de faire mal, eux ?

    -Surtout les bons hein ?

    -Surtout les bons, ce sont les pires. Quand est-ce qu'ils s'effacent. Quand est-ce qu'on oublie...tout ça ?

    -Avec le temps, ça finit par venir. On pense à autre chose, on met les souvenirs de côté. Faut faire de la place pour les suivants.

    Là, il passe au second mensonge qu'on se dit dans ces cas-là. En vérité on oublie jamais, on accumule. Rien ne disparaît, tout s'empile, et on finit par voir ailleurs. Prétendre qu'on oublie même, c'est le second mensonge qui compte. Et il en sait quelque chose.

    -Et tu vas me dire que l'herbe finit toujours par repousser, que des surprises nous attendent, qu'on revit, tout ça ?

    -Si tu essaies de me demander si on finit par trouver...autre chose, je pense que tu n'as pas envie de l'entendre pour le moment, mais oui. Quelqu'un m'a dit -te diras un jour, enfin je crois, je me perds- qu'on ne peut que trouver mieux à chaque fois. Que chaque étape, chaque nouvelle personne ne peut être que meilleure, parce qu'elle se bâtit sur ce que l'histoire précédente nous a apporté.

    -Si c'est pour me dire qu'on finit par trouver chaussure à son pied...

    -Ne prend pas cet air grognon. Et tu devrais te raser, je me rappelle que ça gratte ces machins-là. Ce que je veux te dire, c'est qu'on finit toujours par trouver...ce qui nous correspond, toujours plus, à chaque fois. Ou alors c'est ce qui nous correspond qui nous trouve le premier. Crois moi, tu n'as pas fini... euh, ben d'y croire.

    Là, le plus âge ne peut s'empêcher de croiser distraitement deux doigts dans son dos. C'est le troisième mensonge. Peut-être le plus douloureux, parce que s'il fait aussi bien avancer que les autres, il a parfois le malheur de se révéler vrai. C'est sans-doute le plus paradoxal de tous.

    -Rien n'est perdu alors ?demande le plus jeune.

    -Rien n'est perdu.

    C'est un autre genre de mensonge. On a beau avancer, une fois qu'on a perdu quelque chose... Même maintenant, il aimerait bien le retrouver, mais ce n'est pas vraiment son affaire. Il est là pour avancer.

    -Très bien. Je comprends tout ça, enfin je crois. C'est logique. Alors pourquoi ça ne m'aide pas ?

    -T'inquiète, ça va venir.

    Oui et non. Le plus âge toussote, et rajuste ses lunettes sur son nez.

    -On dit qu'il vaut mieux tomber d'un pont que tomber amoureux.

    -C'est ça le dernier conseil que tu vas me donner ?

    -Oh, c'est juste un truc qu'on dit. Mais comme je te connais, tu te retrouverais debout sur la rambarde et sur les mains avant même de le réaliser.

    -C'est un très bon pont.

    -C'est ce que tu crois.

    L'ennui, c'est que je suis du genre à y croire pour de bon, se dit le plus âge des deux. Enfin, il n'allait pas s'apprendre ce qu'il savait déjà.

    -Je crois que je t'ai dit tout ce que je pouvais te dire.

    -Pour oublier ?

    -Pour avancer.

    -Ça n'a pas l'air de te faire plaisir.

    Le plus âge hésite longuement à répondre. Puis il se contente d'un sourire triste, qu'il efface au plus vite par un haussement d'épaule.

    -Bah, c'est ce que tu te dis en tout cas. Tu m'en reparleras quand tu seras moi, peut-être que ça aura marché. Des choses plus folles arrivent tous les jours.

    -L'ennui, de se dire ça, c'est que ça va dans les deux sens.

    -Ouais. Ce qui ne m'a pas toujours réussi.

    -C'est parce que cette fois, c'est spécial, hein ?

    -Si tu entends par là que c'est plus unique que tout...

    -Tu t'en souviens encore ?

    -Rappelle toi, les souvenirs s'effacent, et tout ce qui s'ensuit.

    Putain de mensonge numéro deux.

    -Bon. Peut-être que tu trébucheras sur un os de dino en rentrant.

    Cette fois, le plus âgé se fend d'un grand sourire :

    -Ah oui, ça se serait bien ! Tout peut arriver ! L'espoir est notre fléau.

    -Santé !

    Le jeune lève son verre.

    -N'oublie pas de faire gaffe à ton estomac. J'y tiens. Dis, je peux t'emprunter ce manuel ? Ça me rappelle des souvenirs...

    Le plus jeune hoche affirmativement la tête, tout en se disant distraitement quelque chose du genre «Ah tiens, c'est comme ça que je l'ai paumé alors ».

    -Merci. Bon, ben n'oublie pas hein !

    -Y a pas de risques.

    Le plus âge se fige. Ouais, c'est bien mon problème, hein ? Bah, on verra bien.

    Quand le jeune repose son verre, il n'y a personne. Ou alors il y a autant de monde qu'avant, allez savoir. C'est pareil. Il n'y a personne d'autre en tout cas.

    Ça, ça ne change pas. Et pour le reste... On verra bien, se dit-il.

    Après tout, c'est un chouette pont.

    Quelques années plus loin, il y en a un qui se souvient. Qui se souvient qu'on oublie jamais, qu'on accumule, et que l'homme n'avance jamais aussi facilement que lorsqu'il se trompe. Bah, peut-être que tout ça aura changé quelque chose, pour une fois. Bah, allez savoir. Comme il l'a toujours dit, des choses plus folles se passent tous les jours. Et quand il ouvre sa propre porte, sa future porte, il n'a qu'à regarder de l'autre côté. Et voir si tout a changé.

    Ou pas.