Le retour des historiettes: ça faisait longtemps...
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"I am good, I am grounded
Davy says that I look taller
I can’t get my head around it
I keep feeling smaller and smaller"
Vous êtes assis sur une des chaises pliantes de votre petit balcon. Lui qui était toujours encombré-un meuble inutile refilé par une vieille tante, des cartons de déménagement encore plein, un sac poubelle troué rempli de bouteilles en plastique dont le fond avait pris le temps de se déverser jusqu'à former une petite plaque brunâtre figée sur le sol- voilà que vous avez finalement profité de ces derniers mois pour le débarrasser. Vous en profitez maintenant, dans votre vieux peignoir vert et pelucheux, un verre à la main. Vous jetez un œil distrait sur l'écran de votre téléphone ; il est presque trois heures et demi du matin, et le silence de la nuit n'est troublé que par la voiture occasionnelle qui passe sous votre fenêtre. Le quartier est calme, vous n'y aviez jamais prêté attention auparavant, occupé à vivre entre vos murs. Fasciné, vous contemplez les rares lumières des immeubles d'en-face, curieux de savoir ce qui retient debout vos compères noctambules. D'un geste théâtral qui ne sera pas vu, vous brandissez votre verre à l'intention de ces êtres si lointains, et pourtant si proches. Le goût du rhum pique votre palais, même si vous avez pris soin -comme toujours- de l'adoucir avec une bonne dose de boisson sucrée. Pendant longtemps, vous refusiez ce petit plaisir, craignant le mélange délicat avec vos médicaments. Mais votre psy bien aimé -que la question n'aura même pas fait sourciller (vous attendez encore de trouver le truc qui réussira à le surprendre)- vous aura rassuré en vous disant que tant qu'il s'agissait d'un simple petit verre, il n'y avait aucun risque. Et puis vous vous relâchez ; depuis quelques temps, vous avez décidé d'assouplir vos habitudes, et de ne plus vous souciez du moindre détail comme votre vie en dépendait. Peut-être que pour la première fois, vous avez l'étrange sentiment que cette dernière vous appartient vraiment. Ce qui est d'autant plus curieux, et qui n'en est pas moins malheureux. Votre regard s'attarde sur le cendrier en cuivre qui repose sur la table de jardin, et dans lequel repose le cadavre de votre dernière cigarette. Dix-sept jours que vous tenez bon, voilà qui est étonnant. Vous n'essayez même pas, pas vraiment : vous avez l'esprit trop ailleurs pour y songer, voilà tout.
Vous étendez vos jambes sous la table, étirant le plus possible jusqu'au bout de vos doigts de pieds nus, en poussant un grognement. Il fait bon malgré l'heure avancée de la nuit, et il y avait longtemps que le temps ne s'était pas révélé aussi clément. Alors vous êtes sortis, vous êtes allé marcher, sans d'autre but que celui de la compagnie qui vous avait été offerte. Vos muscles, peu habitués à l'exercice, protestent. Mine de rien, cela faisait longtemps qu'un simple petit détail tel que celui-ci ne vous avait pas fait vous sentir aussi vivant. Pas mieux, pas vraiment, mais vivant. Vous avez recommencé à sortir ces dernières semaines, d'abord timidement puis avec l'avidité d'un homme cherchant à boire après sa traversée du désert. Vous ne devez pas oublier de vivre, c'est le conseil que vous vous êtes finalement décidé à écouter. Ce qui ravit Steve, qui ne manque pas une occasion de vous inviter dans son nouveau foyer : Anna et lui ont emménagé ensemble il y a bientôt quatre mois de cela, et vous ne pouvez vous départir d'un air étonné quand vous y songer. Décidément, les gens qui vous entourent n'ont pas fini de vous surprendre. Et puis il y a les soirées films, que certains de vos amis se sont mis en tête de programmer afin de palier à votre désastreuse culture cinématographique (vous continuez de confondre Martin Scorcese et Stanley Kubrick) et, vous vous en êtes rendu compte rapidement, surtout pour contribuer à vous changer les idées. Et si ces dernières s'agitent encore sous votre crâne, toujours les mêmes, vous avez au moins réussi à les regarder de loin, comme sous une autre perspective. Et puis cela fait du bien d'être entouré.
Vous repensez à votre marche du jour, le long des parcs -vous avez une formidable envie de vert ces temps-ci, pour lequel vous avez développé un appétit insatiable, comme si tous les arbres, toutes les fleurs, toutes les plantes du monde ne suffisaient plus à vos yeux- en bonne compagnie. Une vieille connaissance plusieurs fois perdue de vue, plusieurs fois retrouvée. Une femme charmante issue des mêmes jeunes années que les vôtres, et que vous avez eu du plaisir à revoir. Vous en avez d'ailleurs été le premier étonné, et vous sentez partagé entre un étonnement ravi et un vif sentiment de culpabilité. Vous n'auriez pas cru ça de vous, et vous étiez loin d'imaginer la rappeler ; ou, plutôt, de lui écrire un message, voir un mail. Après tous, les mots écrits restent votre fort... Ce n'est pas le premier de vos bons jours, dernièrement. Depuis que vous en guettez l'apparition plutôt que de les ignorer, replié dans l'ombre de votre malheur, il semblent arrivés avec une bienvenue régularité. Vous avez un peu l'impression de redécouvrir le monde autour de vous. Vous vous êtes d'ailleurs remis à écrire, et les encouragements de votre éditeur vous font chaud au cœur, tandis que vous louez une fois de plus sa patience. Sa femme et lui ont également été là pour vous, comme un couple de vieux parents soucieux de leur petit protégé. Et vos véritables parents ne sont pas en reste non plus, du même que le reste de votre famille, depuis que vous avez enfin cessé de vous renfermer sur vous-même. Vous êtes sans-cesse stupéfait de voir ainsi votre neveu grandir devant vos yeux. Et s'il y en a un qui ne grandit pas, c'est bien petit chat : la bestiole vient de se glisser sur le balcon, sans-doute curieux de voir son humain debout dehors à cette heure (même s'il doit être habitué à mes horaires irréguliers) et certainement à la recherche d'un peu de nourriture, des fois que vous vous baladeriez avec des morceaux de sardines dans les poches de votre peignoir. Voyant que ce n'est pas le cas, il pousse un de ses fameux miaulements plaintif et étrangement disproportionnés par rapport à sa taille minuscule et repart à l'intérieur. Vous aviez depuis longtemps trouvé l'être qui ne vous laissera jamais tomber ; qu'il passe une grande partie de son temps à se lécher le derrière n'est d'aucune conséquence.
Vous inspirez profondément, songeant tour à tour au prochain passage de votre roman, à votre visite de prévue le lendemain chez Steve, à votre agréable balade du jour sous un ciel bleu, une belle femme à vos côtés. La vie continue, aussi sûrement que se déroule un théorème. C'est ainsi, vous n'y pouvez rien. C'est même tout d'abord contre votre gré que vous avez commencé à vous sentir un peu mieux. Et pourtant... Et pourtant il y a votre souffle court qui vous réveille au milieu de la nuit et vous pousse à venir respirer sur le balcon. Une vieille connaissance qui ne vous a jamais vraiment quitté et qui sait encore vous nouer la gorge, vous tordre le ventre et vous faire battre le cœur bien trop fort dans la poitrine tandis que vos angoisses éclatent comme un feu d'artifice depuis bien trop longtemps contenu. Et maintenant, quand vous roulez dans votre lit trop grand en tendant la main, personne ne la saisit, personne n'éteint le feu. Il ne s'agissait même pas de l'éteindre, pas vraiment ; c'était plutôt comme réussir à diminuer son importance face à la lumière qui irradiait autour de vous, entre vous deux. Et même alors que vous passez du bon temps avec quelqu'un d'autre, avec cette femme qui vous ressemble tant et que vous avez toujours plaisir à revoir, vous luttez pour trouver les bons mots en sa présence même lorsque vous avez des choses à vous dire. Et vos silences ne sont pas partagés comme la plus passionnante des conversations, intime et complète ; il ne s'agit que de silences, et vous avez peur de ne plus jamais trouver quoi dire, ni à qui.
Vous avé recommencé à vivre, mais encore une fois cela ne veut pas vraiment dire que vous allez bien, que vous allez mieux. Vous avancez, parce que vous n'avez pas le choix, et que vous avez la chance d'avoir tous ces gens autour de vous. Les anciennes comme les nouvelles rencontres, qui peuplent vos journées tandis que vos mots noircissent à nouveau vos pages, tandis que vous avez enfin pris le temps de débarrasser le balcon, maintenant que ses affaires ne sont plus là, maintenant qu'il est temps de faire peau neuve. Mais malgré le changement, malgré le soulagement, malgré l'évolution, tout rangement ne finit finalement par exposer que ce qui vous ronge depuis, et avec lequel vous avez dû appris à revivre : un grand vide. Et vous n'arrivez toujours pas à le combler, parce que sa forme est si spécifique que vous ne l'aviez jamais remarqué avant qu'il ne soit comblé, puis brutalement réapparu à nouveau, il y a plusieurs mois de cela. Unique, et à jamais inscrit en vous, que vous le combliez ou non un jour avec d'autres formes, d'autres émotions, d'autres souvenirs. Rien n'est plus pareil, et si le temps passe et fait son effet, il y a des choses qui ne changent pas.
Et celles qui ne seront jamais plus. Vous regardez l'heure à nouveau : trois heures trente-deux. Vous vous souvenez d'une nuit parfaite, il y a ce qui vous semble tout à coup une éternité ; et pourtant, entre ces deux nuits il aurait aussi bien pu se passer uniquement les deux minutes qui viennent de s'écouler. Il n'y a plus que vous, sur le vide de votre balcon, sous un ciel étoilé, face aux lumières tardives de vos voisins. Il est trois heures trente-deux du matin, et ça ne change rien.
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Chanson: I Need My Girl - The National (sur leur très beau nouvel album "Trouble Will Find Me"