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Plume de Renard - Page 50

  • Lucie 15

    Hop, deux pages pour commencer la semaine!^^

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    Lucie arpentait un nouveau wagon, et se disait qu'il manquait sérieusement de poulets. Elle avait déjà progressé de deux voitures depuis sa rencontre avec le père Delgado, sans savoir que le chemin du retour lui était désormais interdit. Elle avait rencontré d'autres de ces grosses portes mais aucune ne lui avait posé de difficultés comme l'autre, comme si les responsables avaient jugé bon de ne verrouiller que la première afin de séparer les passagers du rester du convoi. Et c'était visiblement plus pour la formalité que pour une réelle question de sécurité. L’Hégémonie n'avait jamais vraiment après tout jamais beaucoup eu à se soucier de menace interne, et le trajet pour Haven n'était certainement pas reconnu comme un trajet à risque. Outre les passagers, ils transportait surtout du matériel et des ressources à destination de Haven, d'où il repartait chargé de de données et d'autres ressources. Quant aux gens, très peu d'entre eux faisaient la navette entre les deux complexes, hormis le personnel du train bien sûr. Et les poulets ne revenaient pas non plus.

    Bien décidée à trouver ce pourquoi elle était venue jusqu'ici, Lucie regardait attentivement entre les caisses de matériel et les conteneurs qui avaient remplacés les fauteuils des voitures destinées à transporter des passagers. Elle avait repéré de nombreux sacs et caisses, souvent plus grand qu'elle, portant la marque du Domaine et de l'Hégémonie, remplis sans doute de denrées récoltées dans les grands vergers souterrains. Mais nul animaux en vue, et un silence total, si ce n'était le bruit régulier et sourd du train en marche ; la fillette s'y était déjà habituée et ne le remarquait même plus, occultant machinalement son bruit de fond afin de rechercher des sons plus intéressants. Et comme elle était observatrice et qu'elle faisait attention aux détails, comme elle l'avait appris de sa mère, ce fut sans-doute pourquoi elle remarqua aussitôt quand quelque chose changea dans la manière dont se comportait le train. Il ne faisait plus tout à fait le même bruit, et ce dernier s'imposa à nouveaux aux oreilles de Lucie, qui se figea pour mieux écouter, debout au milieu du couloir entre deux rangées de lourdes caisses sanglées contre les cloisons. Les vibrations étaient différentes elles aussi, Lucie pouvait le sentir sous ses pieds, comme si quelque chose essayait de brider le train, l'empêchant de filer à pleine vitesse et qu'il ne s'en rendait pas compte. Elle pouvait même voir les caisses tressauter derrière leur lien, et elle poussa un petit cri quand l'une d'elle s'échappa, bascula en avant et s'écrasa sur le sol dans un vacarme impressionnant. Elle souleva un petit nuage de poussière et se mit à glisser doucement vers l'avant, timidement propulsée par les vibrations qui agitaient le sol. Lucie eut un moment de recul...et échappa par la même occasion à l'autre conteneurs qui venait de tomber là où elle se trouvait l'instant d'avant. D'autres ne tardèrent pas à suivre, leurs sangles trop lâches ne réussissant pas à les retenir tandis que le train tout entier donnait l'impression de se cabrer. Effrayée, Lucie bondit en avant, courant dans la direction contraire à celle dont elle était venue, réagissant à l'instinct tandis que des caisses métalliques à l'air lourd tombaient tout autour d'elle, s'écroulant comme un château de cartes maladroites et pesantes. La fillette bondit de côté, évitant de justesse un autre obstacle, mais se prit les pieds dans une sangle qui traînait par terre et s'écroula face contre terre, ses petites mains dirigées en avant faisant de leur mieux pour amortir le choc.

    Au même moment, le train fut secoué d'un tel tremblement que les cloisons s'inclinèrent dangereusement d'un côté puis de l'autre, comme si l'engin s'était mis vacillé. Le choc avait été redoutable, de la même manière que si le véhicule avait percuté quelque chose de plein fouet après avoir sans succès désespérément essayé de freiner, et les caisses furent projetées d'un côté à l'autre du wagon dans un assourdissant capharnaüm. Terrorisée, à plat ventre sur le sol, Lucie avait mit les main sur sa tête et avait juste pu ramper entre un mur et une caisse encore vaguement calée, ce qui l'empêcha d'être elle aussi projetée comme une poupée de chiffon. A la suite du choc un terrible grincement se fit entendre, comme une douloureuse plainte criée par l'acier lui-même, et Lucie se plaqua les mains sur les oreilles jusqu'à ce qu'elle s'éteigne enfin. Puis ce fut le silence, total, absolu. Le train ne bougeait plus.

    Lucie attendit de longues secondes -ou de longues minutes, elle était incapable de le dire- avant d'oser rouvrir les yeux et de s'aider de ses mains pour se redresser et s'asseoir contre une caisse renversée. Elle toussa, portant une main à sa bouche et vit que ses paumes étaient rouges et douloureuses, abîmées par sa chute. Elle avait aussi mal à la tête, et elle avait l'impression que cette dernière continuer de vibrer de manière ; elle avait les oreilles qui résonnaient très désagréablement. En repoussant une mèche de cheveux collée sur son front par la sueur et la poussière, elle vit qu'elle saignait un peu, et tâta l'entaille au-dessus de son œil droit. Elle réussit à ne pas paniquer pour si peu : dans son vieux quartier où elle jouait depuis toujours, elle était tombée plus d'une fois suite aux acrobaties les plus improbables, et ce n'était pas une égratignure qui allait lui faire peur. Mais elle resta assis un moment encore, car elle pouvait sentir ses jambes trembler sous elle, et elle restait secouée, se souvenant des caisses qui avaient failli l'écraser et de la plainte issue des entrailles métalliques du train, comme le cri d'agonie d'un puissant léviathan. Et quand ses pensées s'éclaircirent et que le choc commença à se dissiper, elle réalisa pleinement qu'elle était seule, loin de sa mère, dans un environnement soudain hostile et elle sentit les larmes monter à ses yeux. Elle ramena ses genoux, douloureux eux aussi, contre sa poitrine et les serra de ses bras frissonnants. Lucie resta là, prostrée, faisant de son mieux pour recouvrer son calme et ne pas pleure. Elle refusait de se laisser aller à pleurer, ce n'était pas la chose forte à faire, et elle était sûre que sa mère n'aurait même pas eu la moindre larme. Mais Lucie Robbins restait une petite fille, et elle trouvait cette condition de plus en plus difficile, surtout dans un moment pareil.

    Elle ne sut pas combien de temps elle resta là, entre deux caisses, assise par terre, mais elle releva la tête aussitôt qu'elle entendit un bruit sourd venu d'une des extrémités du wagon, celle vers laquelle elle avait dirigé sa course avant de tomber. La porte était à demi bloquée par un conteneur, mais elle s'entrouvrit néanmoins, en grinçant. Il y eut une brève pause et Lucie eut l'impression d'entre des voix étouffées en train de se concerter. Puis la porte recommença à s'ouvrir, lentement, poussant la caisse sur le sol jusqu'à ce que l'ouverture soit assez grande pour laisser passer au moins une personne. Un puissant trait de lumière fut le premier à traverser, balayant le wagon, passant sur les yeux de Lucie sans la voir ; la fillette fut éblouie, ses yeux étant toujours habitués au décor sombre du wagon éteint. Elle entendit d'autre voix sans les comprendre, ses oreilles continuant de bourdonner. Elle voulut appeler mais, sans trop savoir pourquoi, aucun son ne réussit à franchir ses lèvres.

    Pour finir, une silhouette se découpa dans la lumière, celle d'un homme mince qui se glissait dans l'ouverture de la porte en partie dégagée. C'était une ombre sombre qui se découpait dans la vive lueur de la lampe, et elle portait un objet long et étrange, et Lucie finit par s'apercevoir qu'il s'agissait d'un fusil. L'homme était armé. Il avança prudemment entre les caisses, se coulant entre les obstacles avec grâce et adresse, et Lucie ne sut pas si elle devait attirer ou non son attention. Mais elle finit par tousser, ne pouvant s'en empêcher, et la petite lampe montée sur le fusil de l'homme se tourna aussitôt vers la source du bruit, vers elle. Et si elle clignait encore des yeux pour s'habituer à la lumière, elle reconnut aussitôt l'homme grâce au timbre de velours de sa voix chantante :

    -Ça alors, mais c'est la petite demoiselle s'exclama le caporal André Ladislas Montauban Velázquez.

  • Lucie 14

    C'est dimanche, mais ça continue quand même, y a pas d'raison!^^

     

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    -Je ne sais pas, disait Arthur Kent. J'imagine que c'est parce que je n'avais nulle part ailleurs où aller.

    -Je peux comprendre. Sur cette planète, nous n'avons pas vraiment le choix : le seul ailleurs qui existe, c'est Haven. Tout pour un nouveau départ, hein ?

    -Quelque chose comme ça, mon père.

    -Appelez moi John !

    -D'accord, John. C'est surtout... Vous ne vous êtes jamais dit que vous ne pouviez plus rien accomplir là d'où vous veniez, comme si vous étiez prisonnier du carcan de votre ancienne vie ?

    -Plus d'une fois. Comment est-ce que vous croyez que je suis devenu prêtre ?

    -Ce n'était pas, comment dit-on... par vocation ? intervint Kenneth Marsters, curieux.

    John Horst se permit un bref éclat de rire :

    -Grand dieu non, puisse-t-il me pardonner ! La religion doit se trouver, c'est comme cela qu'elle nous révèle. Les prêtres nés sont rares, mais nous en avons justement un ici, n'est-ce pas Diego ?

    Diego Delgado se contenta d'afficher un sourire passe-partout et se replongea dans la lecture du petit livre qu'il avait sorti à son retour dans le wagon, où personne n'avait commenté sur son absence.

    -Qu'est-ce qui vous a amené à porter le col blanc, alors ? S'enquit Arthur.

    -Bah, ça m'est tombé dessus, un beau jour. J'avais passé des années à vivre tout mon saoul, sautant d'une expérience à l'autre, d'une carrière à l'autre. J'ai vu tout ce que le complexe de notre Hégémonie pouvait m'offrir, et j'ai fini par trouvé cela trop petit. Je ne me plains pas de la manière dont sont gérées les choses, remarquez, nos vies ne sont pas trop difficiles, compte tenu des circonstances, mais j'ai ressenti le besoin d'aspirer à quelque chose de plus. Quelque chose qui va au-delà des piliers et des plafonds de béton et de roche, quelque chose qui va au-delà de la neige et du froid, dehors. Quelque chose qui va plus loin encore que l'espace et les mondes lointains dont nous sommes originaires. Je cherchais à un sens à tout ça.

    -Et vous avez trouvé dieu ? lança Ed Travers, sur un ton sarcastique qu'il ne put contenir.

    -Oh, je n'ai jamais eu besoin de le chercher. Disons plutôt que j'ai trouvé une manière de faire partie de ce quelque chose qui nous entoure, de m'y immerger, et de permettre à autrui d'en profiter. Voilà tout. Je ne me suis jamais considéré comme quelqu'un de bigot. Aujourd'hui, je ne suis qu'un vieil homme qui a toujours voulu voir le ciel. Et vous Arthur ? Comment était-elle ? Jolie, je suppose.

    -Hein ?

    Arthur Kent cligna des yeux plusieurs fois derrière ses lunettes, l'air stupéfait de l'animal pris dans les phares. Il avait la bouche à demi ouverte, qui s'agita sans qu'un son n'en sorte, et il passa une main dans ses épais cheveux en bataille, ce qui ne les arrangea guère. Enfin, après quelques essais, il réussit à faire sortir un son de sa gorge :

    -De quoi... Comment vous... ?

    -Comme je l'ai dit, je n'ai pas toujours été prêtre. Je sais à quoi ressemble un homme qui fuit de beaux yeux noirs quand j'en vois un !

    -Quoi ? Comment... Comment vous pouvez savoir la couleur de ses yeux ?

    -Ça, c'était une simple supposition de ma part. Les yeux noirs, donc, répondit John Horst avec un large sourire.

    -Oh.

    -Je ne cherchais pas à vous gêner -enfin si, un peu, je ne peux pas m'en empêcher, avec les gens, je suppose que c'est pourquoi mon clergé m'envoie Haven- mais cela me semblait si évident... Rien ne vous oblige à nous en parler.

    Gêné, Arthur tapota nerveusement la couverture de son carnet avec son stylo, glissant un regard en coin en direction de Martha Robbins, assise sur le siège à côté de lui. Elle ne suivait pas la conversation et, le menton dans une main, elle donnait l'impression d'observer rêveusement la lumière extérieure qui défilait derrière la vitre épaisse de la fenêtre. Ainsi, elle ressemblait plus que jamais à sa fille : ce même air volontaire et décidé même dans la réflexion la plus distraite, ce même regard clair et intense... Elle semblait détendue, également, et si elle donnait l'air de ne pas en avoir l'habitude, c'était ce qui la rendait d'autant plus belle. Avec un imperceptible soupir, Arthur Kent reporta son attention sur le prêtre et Ken Marsters :

    -J'imagine que non... Il y a... enfin, il y avait bien une femme. Je l'ai rencontrée il y a des années, elle avait obtenu une bourse à l'université du Domaine, et je partageais l'une de ses classes. J'ai toujours été timide, pas très à l'aise avec mes semblables, mais elle a réussi à me faire sortir de ma coquille. On est devenus proches, assez vite. On se disait tout. Ou presque, je ne lui ai jamais dit ce que j'en étais venu à ressentir pour elle. Je n'osais pas, je me disais que j'aurai tout le temps, que je ne voulais pas gâcher notre amitié, enfin bref, les conneries habituelles. Et puis bien sûr, un jour, elle a fini par rencontrer quelqu'un. Un professeur, un type très bien, qui lui apporte beaucoup. Leur relation n'est pas facile, mais ils travaillent dur pour qu'elle tienne le coup, et elle heureuse, du moins je la crois quand elle me le dit. Seulement, ça devenait difficile pour moi. Soit je finissais par m'exprimer, par lui dire ce que je ressentais, et je foutais le bordel dans sa vie, soit je continuais de me taire et de souffrir en silence, à être son ami. Alors j'ai choisi de ne pas choisir, et je suis parti.

    Arthur se tut ensuite, un pauvre sourire sur les lèvres. Parler de tout cela ne s'était pas avéré aussi difficile qu'il l'aurait cru, mais ça ne manqua pas de le confronter à de nombreux souvenirs. Marsters et le père Horst échangèrent un bref regard de connivence, comme s'ils ne pouvaient que comprendre, mais ce fut Martha Robbins qui prit la parole :

    -C'était idiot de votre part. Et plutôt lâche.

    Interdit, Arthur Kent ne sut quoi répondre, se contentant de cligner des yeux à nouveau.

    -D'accord, elle ne semblait pas partager vos sentiments, et elle avait trouvé l'homme avec qui elle voulait tout faire pour partager sa vie, mais ça ne veut pas dire qu'elle n'avait pas besoin de vous. Vous vous dites son ami malgré tout, et vous finissez par fuir. Par la laisser tomber.

    -Je... Arthur se mit à balbutier. Je...je n'avais pas vu les choses sous cet angle.

    -Vous ne voyez jamais les choses sous cet angle. Ma fois, ce qui est fait est fait.

    Elle s'interrompit et regarda autour d'elle, l'air contrarié, tandis qu'Arthur cherchait désespérément quelque chose à répondre et que Ed Travers laissait échapper un ricanement moqueur, mais elle reprit avant lui, focalisée entièrement sur autre chose :

    -Est-ce que quelqu'un a vu Lucie ?

  • Lucie 13

    Hop, les quelques mots du jour sont là!^^

     

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    S'il avait été surpris, le jeune homme ne le montra pas. Il se tenait droit et immobile, ce qui le faisait paraître plus grand qu'il ne l'était, et son visage était parfaitement neutre. Mais son regard était intense tandis qu'il scrutait la fillette, comme s'il essayait de regarder à travers son crâne. Lucie ne broncha pas, refusant de se laisser impressionner, un air de défi sur son petit visage décidé.

    -Que fais-tu là ? Demanda-t-il, le premier à prendre la parole. Il n'y avait nul reproche dans sa voix calme, seulement un soupçon de réelle curiosité.

    -J'explore. J'en avais marre de rester assise à rien faire.

    -Tu es franche, c'est bien.

    -Et vous, qu'est-ce que vous faites là ?

    -Et directe.

    Diego Delgado se permit un de ses rares sourires, et Lucie se dit qu'il avait un air plus doux qu'on ne pouvait le croire.

    -J'avais besoin de me dégourdir les jambes, je n'aime pas non plus rester assis à ne rien faire.

    Lucie hocha la tête, c'était une explication qui se tenait. Delgado continua :

    -Et puis j'étais curieux d'en voir plus, ce train est drôlement impressionnant. C'est fou de se dire qu'il est aussi vieux, et toujours aussi efficace. Nos ancêtres ont réalisé de grandes choses.

    -Je n'avais jamais vu quelque chose d'aussi gros ! Les trains du complexe sont tout petit !

    -Il te manque, le complexe ? D'où tu venais ?

    -Un peu. Il y avait toujours des trucs chouettes à faire. C'était chez moi.

    Une lueur mélancolique dansa brièvement dans les yeux du prêtre :

    -Je comprends. C'est dur de quitter la maison.

    -Vous n'aviez pas envie de partir ?

    -Personne n'a jamais vraiment envie de partir, mais quand on appartient à quelque chose de plus grand, on n'a pas vraiment le choix. Ma maison va me manquer, mais je sais que quelque part, je la garde toujours avec moi.

    -Oh. C'est normal, je suppose. Je pense que je fais un peu pareil. Tant que maman et moi restons ensemble, surtout.

    -Et ton père ?

    -Je ne l'ai jamais beaucoup vu. Maman n'aime pas que je parle de lui. Je crois que c'est surtout à cause de ça qu'elle est aussi contente d'aller à Haven.

    -On fuit tous quelque chose. J'espère que tout se passera bien, pour vous deux, là-bas.

    -Vous n'aimez pas Haven.

    -Non, pas vraiment. Je suppose que je ne m'en suis pas caché, hein ?

    -Pourquoi ?

    -Parce que je ne pense pas que tout ce qu'on y prépare est une bonne chose, pour l'Hégémonie d'une part, mais surtout pour l'humanité en général. Les rêves de surface qui ont cours sont dangereux ; nous ne sommes pas faits pour marcher sous ce ciel.

    Lucie lui aurait normalement demandé pourquoi mais, à la place, elle lui dit autre chose, quelque chose qu'elle n'avait jamais dit à personne hormis sa mère :

    -Je fais souvent des rêves. Sur la surface.

    -Beaucoup de monde en rêvent, j'imagine. Le prêtre gardait un ton détaché, mais Lucie pouvait néanmoins sentir qu'il était intrigué, et qu'il avait de la peine à le cacher malgré la maîtrise de soi dont il avait fait preuve jusqu'à présent.

    -Peut-être. Mais pas comme moi, pas tous. Lucie avait dit ça sans arrogance ; c'était quelque chose qu'elle savait, voilà tout.

    -Ah bon ?

    -C'est comme si j'étais réveillée pendant que je rêve. Je suis dehors, je marche dans la neige, et si je

    sais qu'il fait très froid, je n'ai même pas besoin de manteau. Et quand je regarde en l'air, je vois un ciel, plus grande que tous les plafonds ! Et c'est le bleu le plus beau que j'ai jamais vu. Le bleu, c'est ma couleur préférée, en plus. Alors je continue de marcher, tout devient de plus en plus bleu, et je sais que je dois arriver quelque part, et quand j'y arrive... Ben, je me réveille. Et j'ai encore du bleu dans la tête, mais je me sens bien. Ça ne me fait pas peur !

    Elle releva un menton volontaire pour appuyer son propos et attendit de voir comment allait réagir le père Delgado. Quand elle mentionnait ses rêves à sa mère, cette dernière l'écoutait avec attention mais se contentait de dire que ce n'étaient là que des rêves ; et si Martha en était parfois un peu troublée, elle n'avait jamais pu expliquer pourquoi à sa fille. Lucie ne savait pas trop pourquoi elle avait soudainement décidé de se confier au prêtre, cet inconnu ; peut-être était-ce parce qu'elle l'avait entendu parler du bleu dans le wagon des passagers, plus tôt, et qu'elle espérait qu'il pourrait lui expliquer de quoi il s'agissait. Il s'était montré attentif, en tout cas, et elle avait vu tressauter une ou deux fois, comme s'il luttait contre un tic nerveux. Il faisait tout pour ne pas le montrer, mais la fillette pouvait sentir que le récit de ses rêves l'avait troublé. Ses yeux regardaient au-delà de Lucie, fixés sur un but invisible. Tout cela dura à peine une seconde, et il souriait à nouveau, calme et doux.

    -Certaines personnes font des rêves qui sont importants, mais aussi dangereux. Fais en sorte que ça reste uniquement ceci : que des rêves. C'est un conseil que je te donne, pour ton propre bien, tu comprends ?

    Encore une fois, elle hocha la tête.

    -Bien. Ne l'oublie pas. Et n'en parle pas à n'importe qui, certains n'aiment pas ce genre d'histoires. Comme animé d'une énergie nouvelle, le prêtre frappa ses mains l'une contre l'autre : Allez, inutile d'être aussi sérieux ! Tu sais quoi ? J'ai cru voir qu'ils transportaient des poulets d'élevage issus du Domaine, sans doute pour les implanter à Haven.

    -C'est vrai ? Le questionna Lucie, les yeux ronds. Si elle en avait déjà mangé, elle n'avait jamais vu de poulet vivant, et se demandait si ce serait comme le vieux perroquet qu'elle avait vu lors de la sortie de classe ; c'était aussi des oiseaux, après tout !

    -Il me semble, oui. Ce train transporte énormément de marchandises entre les deux complexes, on y trouve toutes sortes de choses intéressantes. Si j'étais toi, j'irai y jeter un œil ! Je dirai à ta mère qu'il n'y a pas lieu de s'inquiéter.

    -Super !

    Lucie sourit, laissant l'excitation la gagner à nouveau, et le prêtre s'avança pour la laisser passer. La fillette passa la porte après un dernier merci radieux adressé à l'intention de l'homme, et elle fila vers l'arrière du train sans un regard en arrière. Diego Delgado la regarda un long moment, l'air pensif, comme s'il hésitait entre deux choses à faire, puis referma la lourde porte derrière elle. Et la verrouilla. Puis, l'air de rien, il reprit le chemin du wagon occupé par les passagers avant que son absence ne soit par trop remarquée.