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Plume de Renard - Page 6

  • Nano 2018, deuxième extrait

    9. Précieuse

     

     

    Le bateau suivait paresseusement le courant de la rivière, de cette indolence propre aux embarcations une chaude journée d'été. Ou quelque chose dans ce genre-là, après tout on pouvait se montre indolent en toutes saisons. Et puis il ne s'agissait pas vraiment d'un bateau, le terme était beaucoup trop ronflant. C'était à peine une barque, quelques planches clouées ensemble dans la vague forme d'une coque, le tout accompagné d'une prière pour éviter de couler à la première vaguelette. Il s'en dégageait néanmoins cette impression de fierté des propriétaires, qui n'auraient acceptés une désignation moindre que « fier bâtiment ». Du genre marins du dimanche qui s'imaginaient capables de de flotter victorieusement contre vents et marées, qui appelaient le gros grain de toutes leurs forces dans l'espoir d'un envol quasi mystique au-dessus de la mer déchaînée. En grosses lettres à la peinture écaillées, on pouvait lire sur le flanc : « Champion ».

     

    « Puisque j'te dis qu'j'ai vu un saumon! » fit une voix qui rompit le silence nocturne comme une corde de violon qui cédait dans la nuit (1). La barque continua son avancée, dépourvue de réelle grâce, mais avec la détermination du rameur qui se voyait l'espace d'un simple voyage capitaine au long cours. Le type d'homme qui rêvait d'arpenter un pont dans ses plus belles bottes cirées, une casquette vissée sur la tête, une pipe dans la bouche et un animal exotique sur l'épaule. Peut-être même une jambe de bois, de préférence pas la sienne, il était un peu douillet.

     

    « Et moi j'te dis pour la centième fois que y a pas d'saumons dans c'te rivière, alors ferme-la et rame, bougre d'idiot ! »

     

    Une brève pause, quelques clapotis dans l'eau, comme si le propriétaire de la première voix s'efforçait de réfléchir très fort à la question tout en faisant tout son possible pour garder l'air détendu de l'idiot qui ne voulait pas être pris sur le fait. Puis : « Depuis quand...depuis quand tu sais compter jusqu'à cent ? C'est beaucoup ça, j'crois pas qu'j'ai vu autant d'saumons. Logiquement, logiquement t'vois, t'aurais dû m'dire ça une fois par saumon. Moi j'ai pas compté en tout cas, mais j'sais pas beaucoup compter, m'man disait toujours que c'était dangereux ces histoire de numéros. J'en était un drôle elle disait tout l'temps, ça suffisait. »

     

    Un profond soupir de la part de l'autre, le type de soupir qui indiquait en une exhalaison la teneur de la relation qui unissait les deux voix. Le type de soupir qu'on imaginait aussitôt suivi d'un bon massage des tempes, d'un haussement de sourcils, voire d'un savant roulement des yeux dans leurs orbites. «Rame, c'est tout, et essaie pas de compter, ça ne te réussit pas. Ta m'man avant raison. »

     

    Le soupirant ne voyait vraiment pas pourquoi c'était à lui de se coltiner l'abruti. Il avait fait des études, bon sang ! Dans un curieux souci d'honnêteté étant donné sa profession, il se reprit intérieurement : il avait commencé des études, ce qui n'était quand même pas rien. Ce n'était pas de sa faute s'il ne les avait pas terminées ! Tout ça parce qu'il n'avait pas attendu qu'on livre les cadavres pour regarder comment fonctionnaient les gens. Comment la médecine allait pouvoir progresser si on se contentait d'ouvrir les morts, hein ? Évidemment, les responsables du programme n'avaient pas vu ça d'un bon œil, alors il avait arraché celui d'un des professeurs avant de s'enfuir dans la nuit. Il l'avait gardé quelque temps dans une petite boîte. L’œil, pas la professeur. Après ça, il ne lui était pas resté beaucoup d'opportunités. De fil en aiguilles, plutôt que de recoudre les gens il en était arrivé à s'assurer grosso modo du contraire contre un paiement raisonnable. Et puis il y avait beaucoup de bandes qui ne crachaient pas sur ce qui se rapprochait de très loin et en fermant à demi les yeux d'un toubib. Déjà parce que ce n'était pas très hygiénique, il se tuait à leur dire.

     

    « Le saumon, c'est vach'ment bon ! »

     

    Et l'autre gros idiot qui recommençait. Il n'était pas vraiment gros, en réalité, mais il dégageait une impression de grosseur malgré tout. On s'attendait tellement à ce qu'il le soit que l'esprit rajoutait la différence. Peut-être à cause de sa façon de se déplacer, pas très sûr de lui, ou la manière dont il gonflait les joues quand cherchait quoi dire. Ce qui était sûr, c'était qu'il était idiot. Sur ce point, on ne pouvait pas se tromper. De l'idiotie utile, du genre qui se maniait efficacement pour peu qu'on sache sur quels boutons appuyer. Un outil plus qu'un homme, et cette seule comparaison en disait plus long sur la personnalité de son compagnon que tous les traités de psychologie du monde.

     

    « Tais toi un peu, et amarre-nous, on y est. »

     

    Le gros qui n'était pas vraiment gros sauta dans l'eau, et tira l'embarcation sur la berge. L'autre n'en sortit que lorsqu'il eu l'assurance de garder les pieds au sec. Ils jetèrent les rames dans la barque, et ne se donnèrent même pas la peine d'essayer de camoufler leur moyen de transport. Personne ne passait jamais dans le coin, et puis ça ne restait qu'une bête barque pas très reluisante, quoi qu'en pense le gros.

     

    « On aurait quand même du choper un des saumons. Précieuse elle aime bien ça, le saumon. »

     

    « Précieuse elle boufferait n'importe quoi, et toi avec. »

     

    « C'pas vrai de dire ça ! Elle m'aime bien Précieuse ! C'est ma copine ! »

     

    « Ouais, comme elle aime le saumon. »

     

    La pique n'était pas tout à fait méritée, l'autre le reconnut de mauvaise grâce. Le gros avait toujours su y faire avec les bêtes, c'était un fait. Elles devaient reconnaître chez lui la simplicité d'un esprit qui se rapprochait du leur. Alors que lui, elles ne l'avaient jamais aimé, d'un réflexe quasi instinctif. Alors rien que pour ça, il était plutôt content d'avoir le gros avec lui, même s'il ne l'aurait jamais avoué sous la plus vicieuse des tortures. Mais face à Précieuse, il valait mieux ne pas prendre le moindre risque. Précieuse... La cheffe en était fière, de sa Précieuse. « Neuf types sur dix se font boulotter dans le processus, mais moi, j'ai su tout de suite la mater, la Précieuse ! Depuis tout bébé que j'la dresse ! J'suis comme sa mère, une mère sévère mais juste, elle m'a même pas bouffé un doigt ! » Il y avait effectivement un véritable lien entre la cheffe et la bestiole. Elles partageaient le même type d'esprit purement prédateur, la même rage à peine maintenue par de la peau et des tendons. Et elle savait la tenir, elle ne mangeait personne sans sa permission. Elle était intelligente, à sa façon, et reconnaissait les membres de la bande. Ce qui ne rassurait guère ses membres, dont presque tous avaient malgré tout connu leur lot de morsures ou de brûlures. Sauf le gros, qui la traitait comme s'il s'agissait d'un gros chaton maladroit qui ne faisait pas exprès de faire ses griffes sur la jambe des copains. Le plus fous, c'est qu'avec lui elle se comportait comme tel ! Même la cheffe en était impressionnée, et il n'y avait pas grand chose qui l'impressionnait, c'était entre autre pour ça qu'elle était la cheffe.

     

    « Précieuse elle va être contente de nous voir, tu crois ? »

     

    Le gros posait toujours ses questions avec un soupçon de supplique, à la manière d'un enfant qui avait déjà les larmes aux yeux. Un gros enfant, voilà ce qu'il était. Les mains collantes, les oreilles sales, et les autres trucs qui faisaient des gosses des gosses. L'autre n'était pas un expert en la matière, les gamins n'étant pour lui que des pensées irritantes qui ne méritaient même pas qu'on les considère en tant que personnes. Il n'était pas vraiment fana des adultes non plus, mais il fallait bien faire avec. Quoi qu'il en soit, le contentement du monstre était le dernier de ses soucis. Ce n'était pas pour elle qu'ils se rendaient sur le site. C'était simplement leur tour de continuer l'excavation, ce qui expliquait la pelle et la pioche que trimbalait le gros sur ses épaules. Deux personnes travaillaient mieux sur le terrain qu'un groupe plus conséquent, et Précieuse restait dans le coin pour s'assurer qu'aucun curieux ne s'accapare la découverte. Personne ne passait jamais dans le coin, mais la cheffe préférait rester prudente. Comme la plupart des gens face à une wyverne, d'ailleurs, c'était l'idée.

     

    « La truite c'est pas mal aussi, ou la perche. Mais rien ne vaut un bon saumon. »

     

    Quand le gros avait une idée dans la tête, il ne lâchait plus. Sans doute parce qu'il n'en avait pas beaucoup qui finissaient par se balader dans le coin, se disait l'autre qui le suivait d'un air maussade. Il avait l'air maussade par nature, comme la plupart des gens qui n'aimaient pas la plupart des gens. Il y avait les gens et lui, à vrai dire. C'était ce type d'homme. Le genre qui composait avec son espèce en grinçant des dents, parce qu'elle avait besoin de ceux qui payaient bien, mais qui ne les considérait pas mieux pour autant. Il se laissa distancer, avançant du pas traînant de celui qui n'appréciait pas le travail manuel. A moins qu'il n'implique un scalpel bien aiguisé. Son compagnon s'était précipité en avant avec l'insouciance du bête, et il n'avait rien contre le laisser commencer. Et terminer, tant qu'à faire. Après tout il... Le hurlement du gros le fit sursauter hors de ses pensées. Il n'avait jamais entendu un cri pareil : c'était la vocalisation d'un cœur qui se brisait. Il accéléra le pas, contournant la colline en maugréant entre ses dents. Pour contempler le gros, tombé à genoux, qui pleurait abondamment devant la carcasse noircie de Précieuse la wyverne.

     

    « Ah ben merde. » fit l'autre. C'était le cas de le dire.

     

     

     

     

     

    (1) Il y avait certaines voix qu'aucune métaphore ne pouvait sauver.

     

  • Extrait Nano 2018

     

    Hop, le dernier passage de ma tentative de nano. J'ai vu qu'il y a des gens qui s'inspirent en utilisant les prompts d'Inktober, du coup j'ai adopté cette bonne idée! Pour le reste, j'en profite en gros pour mettre en scène le personnage que j'incarne sur un forum rp se déroulant dans l'univers de Dragon Age, et je n'ai aucune idée d'où je vais, on verra bien jusqu'à quand je tiendrai. x)

     

     

    7. Épuisé

     

     

    « Hey, mon pote ? »

     

    La voix était diffuse, lointaine ; c'était comme percevoir les sons à travers de la ouate. Et de ce qu'il en savait, Aurelius Argento n'avait pas de ouate dans les oreilles. Premièrement, ce n'était tout simplement pas très pratique. Deuxièmement, niveau style cela n'apportait pas grand chose. Troisièmement, il n'était même pas sûr qu'il aurait su en trouver s'il le voulait. Ce qui était stupéfiant quand on prenait le temps d'y penser cinq minutes, non ? La ouate, c'était après tout quelque chose de relativement commun. Il se rappelait avoir vu pas mal de gens en utiliser, il avait lui même dû en tenir entre les mains une fois ou l'autre, tout en restant à peu près sûr qu'il n'en avait jamais approché ses oreilles. Il n'aimait pas qu'on approche quoi que ce soit de ses oreilles de manière générale, les bougres étant particulièrement sensibles. Rien que de se faire couper les cheveux par l'esclave de la maisonnée auquel on avait confié les tâches capillaires devenait une curieuse torture, ou le frôlement d'une lame ou d'un doigts rien que le long de ses tempes remontait jusqu'à ses esgourdes dans un redoutable frémissement d'hilarité qui pouvait se révéler dangereuse étant donné la situation. Il y avait vraiment des moments où il valait mieux ne pas rire, chez le barbier justement, ou aux enterrements. A moins que le frère chantriste responsable de la cérémonie ne se prenne les pieds dans sa toge, mais c'était un cas tout à fait particulier (1).

     

    Bref, il ne savait même plus pourquoi il en était venu à se fixer sur ses oreilles, ou sur des boules de coton. Il y avait quelque d'autre de plus pressant, mais il n'avait pas vraiment envie de s'y confronter. Pas tout de suite, encore cinq minutes s'il te plaît maman. Parce qu'il était réellement, complètement, totalement épuisé. Fatigué. Crevé. Vidé, même. Comme s'il avait donné tout ce dont il était capable sans s'assurer d'avoir demandé un bon d'échange au cas où, histoire de le récupérer après deux semaines. Il voulait qu'on les laisse tranquilles, lui et ses oreilles. Plus jeune, il avait connu un amant qui avait la manie de mettre son doigt dans l'oreille, autant dire qu'ils ne s'était pas fréquentés longtemps. Un type pas très recommandable d'ailleurs, le cliché du noble tévintide aux manies de dépravés, du genre à considérer les esclaves encore plus dispensables qu'une paire de chaussettes. Et on oubliait trop souvent l'importance d'une bonne paire de chaussettes, surtout quand on voyageait beaucoup. Un véritable aventurier se devait même d'en emporter plusieurs dans son paquetage, afin de faire face à tous les temps. Des épaisses en laine, bien confortables, pour les pays aux hivers rigoureux, des courtes discrètes pour les températures chaudes. Suivant où, c'était même tout un art que d'habiller ses pieds, comme dans l'Empire d'Orlaïs, où la mode était aussi sérieuse que la politique. Où la mode était la politique, sous certaines circonstances. On pouvait en apprendre long sur quelqu'un de la cour rien qu'en analysant ce qui cachait ou non ses orteils. On pouvait défaire un empereur ou une impératrice avec la bonne pointure de pied. Parfaitement ! Ou peut-être qu'il fallait être pointure, il ne savait plus trop bien. Du moment que personne ne mettait son doigt dans l'oreille de personne, tout irait mieux. Comment s'appelait ce type, déjà ? Probablement un truc qui se terminait en « us », on était imaginatif comme ça, en Tévinter. Tenez, lui-même par exemple : Aurelius Antonius Caldwell. Bon d'accord, le Caldwell était plutôt original, une idée de sa mère, en hommage à un oncle féreldien. Les camarades du petit Aurelius avaient souvent trouvé ça ridicule, mais lui il l'aimait bien, son troisième prénom. Ça le sortait un peu de la masse, et tout ce qui vous sortait de la masse dans un pays pareil était bon à prendre. Après, il paraîtrait que son grand oncle Caldwell avait un homme plutôt bizarre, du genre à sortir au marché sans pantalon. Ce que son petit neveu ne retenait pas contre lui, on pouvait faire des tas de choses intéressantes sans pantalon ! Peut-être pas au marché, certes, mais avec un peu d'imagination...

     

    « Monsieur Argento ? »

     

    Voilà qu'on essayait de nouveau de percer la ouate. En l'appelant monsieur, en plus, ce qu'il n'appréciait pas du tout du tout. Il avait vingt-cinq ans -s'il ne se trompait pas- et à vingt-cinq ans, c'était beaucoup trop jeune pour se faire appeler monsieur, bon sang ! C'était mieux que « maître », ceci dit. Il savait bien que les esclaves n'avaient pas le choix, mais ça l'avait toujours mis mal à l'aise. Il n'était le maître de personne, l'idée de dominer qui que ce soit le rendait malade. C'était pour ça qu'il était parti, aussi. On traitait bien les serviteurs dans la famille Argento, mais il fallait quand même faire attention aux apparences, surtout en public. De la gentillesse dissimulée derrière les murs de la demeure, et pour quoi ? Ce n'était pas ça qui allait changer leur sort. L'améliorer un peu, peut-être bien, mais cela n'allait pas aider leurs semblables dans les familles plus...traditionnelle. C'était ça le plus frustrant, quand on avait des idées différentes dans un empire pareil : il était pratiquement impossible de les propager. Les magisters n'arrêtaient de se poignarder dans le dos que pour s'unir face à toute forme de progrès social qui aurait pu maintenir leur pouvoir. Alors il était parti, quelques jours après son vingtième anniversaire. Au-delà de son rôle politique, la famille Argento était réputée pour son commerce d'artefacts et de livres en tout genre, et parcourir tout Thédas au nom des affaires lui donnait une bonne excuse. Celle qui avait plus ou moins réussi à convaincre son père de le laisser vadrouiller, même si la conversation n'avait pas été facile.

     

    « Bêêêh ? »

     

    Allons bon, allait-on le laisser tranquille, lui ? Est-ce qu'il venait beugler des bêtises pour réveiller les honnêtes gens, lui ? Après tout, il se considérait comme plutôt honnête. Il ne trichait pas aux cartes parce que le bluff était bien plus intéressant, et il ne mentait pas quand il pouvait embobiner avec la vérité. Il n'avait jamais volé non plus, sauf des pommes dans le verger des voisins quand il était enfant, mais n'était-ce pas là un rite de passage ? La majeure partie du temps, il faisait en sorte de respecter la loi simplement parce que c'était moins compliqué ainsi. Et quand la loi était stupide, et bien il y avait presque toujours un moyen de la contourner quand on n'avait ni froid aux yeux ni la langue dans sa poche, ce qui aurait de toute façon été très inconfortable. Après il n'y pouvait rien si les embrouilles lui tombaient dessus avec une régularité quasi constante. Souvent parce qu'il se montrait trop curieux pour son bien. On disait que c'était un vilain défaut, mais il voyait ça comme la plus sainte des qualités : si on n'était pas curieux de tout, et tout le temps, à quoi bon ? La vie était une succession de découvertes, en espérant que celle qui se révélerait fatalement...et bien, fatale, se produise le plus tard possible.

     

    Là, par exemple, il était très curieux de savoir d'où provenait cette écœurante odeur de brûler. On aurait dit que quelqu'un avait décidé de rassembler tous les pots de chambre du pays pour en faire une joyeuse flambée, ça lui rappelait les tanneries qu'il avait pu croiser au cour de ses déplacements. Il était tout aussi curieux de savoir s'il serait à nouveau capable d'ouvrir les yeux un jour : sa fatigue était telle qu'il lui semblait qu'on avait cloué ses paupières directement sur ses globes oculaires. Il percevait vaguement le reste du monde à travers ses autres sens étouffés, et voulut agiter un doigt pour voir : ce fut comme essayer de soulever une montagne. Il poussa un bref gémissement qui s'apparenta plus à un couinement misérable, et regretta de ne pas avoir un oreiller à se coller sur la tête. Il aurait pu dormir une semaine, mais une petite voix persistante lui soufflait qu'il était loin d'avoir tout ce temps à disposition. Elle n'était même pas sûr qu'il pouvait se permettre encore un petit quart d'heure, ou même quelques minutes. Il avait quelque chose à faire, un machin à retrouver... Il ne savait plus trop quoi, mais ça devait être vachement important. Si ça s trouve, c'était la ouate, voilà qui se tenait ! Il saurait enfin où en trouver, une quête à réveiller les morts ! On allait sûrement écrire un livre sur lui un jour. Toute une série de nouvelles, même ! Sinon, il allait le faire lui-même. C'était peut-être plus sûr, on ne pouvait jamais se fier aux biographes, ils étaient souvent bien trop terre à terre, et rechignaient aux embellissements nécessaires. Embellir n'était pas automatiquement mentir, c'était avant tout une technique qui servait à présenter la vérité sous son meilleur jour. Puis la vérité la plus pressante s'imposa enfin à lui : son bâton ! Et une succession d'événements étranges impliquant au moins une apaisées et plusieurs animaux de la ferme, comme un livre d'enfants qui aurait tourné bizarrement.

     

    La mort dans l'âme, il fit un effort surhumain pour se réveiller à l'instant même où la chèvre recommença à lui lécher un pied, celui qui avait perdu sa sandale en... mettant le feu à une wyverne, il s'en rappelait maintenant. Voilà qui expliquait l'odeur. Et la fatigue. Il fut fortement rassuré de voir le visage neutre de Lucie se pencher sur lui, et fut à peine surpris par le poulet qui sauta sur sa poitrine avant de déclarer : « Content de te revoir parmi nous mon pote ! Un peu plus, et j'allais commencer à te picorer l'oreille ! »

     

     

     

     

    (1) C'était ce genre de détail qui rendait la cérémonie plus vivante.

     

  • A Game of Campings

    Des nuages noirs se massaient dans les cieux au-dessus de la Moule Gourmande, annonciateurs d'une tempête plus féroce encore. Dans les rues désertes du village de vacances, un sachet en plastique avançait au rythme d'une brise paresseuse et languide comme l'amante le lendemain de la nuit de noces. Ou quelque chose dans ce genre, et puis il n'y avait pas de foin. Il y avait par contre un vieux chat décharné, le poil noir et dru, une oreille en moins. Il bondissait prudemment d'une ombre à l'autre, les moustaches frémissantes. C'était un vieux chat, un chat rusé qui évitait les risques, mais il avait faim, et il n'y avait pas de cadavres à picorer dans le coin. Les odeurs rances qui émanaient du restaurant lui donnaient un peu d'espoir, l'encourageant à se montrer plus entreprenant. Il se glissa sous la carcasse d'une voiture qui avait depuis longtemps fini de brûler, et jaugea la distance qui lui restait à parcourir. Il y avait encore la route à traverser, sa large bande de terrain découvert chauffant aux derniers éclats de soleil. C'était jouable, se dit-il sans doute dans sa petite cervelle de félin. Rapide comme l'éclair, vif comme...comme...ben comme un éclair aussi, voilà. On n'y peut rien si les éclairs étaient rapides ET vifs. Il se détendit comme un ressort...et bondit pour la dernière fois. La grosse boule de métal l'atteignit en plein sur le crâne. On entendit un craquement sinistre : il n'eut pas le temps de souffrir. Pendant un long moment, il n'y eut plus que le silence, puis... « Et paf, en plein sur le museau ! J'vous l'avais dit qu'il fallait pointer ! » « Un coup de chance, moi j'dis. » « La chance n'a rien à voir là-dedans. Pointer, c'est toujours la solution, j'l'ai toujours dit, mais Robert, y veut jamais m'écouter ! » « C'est parce tout le monde sait que faut tirer si on veut réussir son coup. Alors c'était juste du bol. » « J'vais t'en montrer du bol, moi ! » « Vous allez la fermer oui?!? » Ser Marcel Dupignol, dit le Goéland, dit Marcho (pour sa vieille mère) fit claquer sa voix comme Zorro son fouet dans la campagne californienne. Ouais, il aimait bien ça, comme métaphore. Il était de ces hommes qui n'avaient pas besoin d'élever la voix pour se faire entendre, ni se faire obéir (autre chose qu'il tenait de sa vieille mère). Un talent utile quand il fallait maintenir l'ordre dans une troupe de zigotos pareils. Les éclaireurs de la troisièmes division des boules de l'Est étaient assez efficaces dans leur partie, mais ils manquaient de discipline. Il faut dire aussi que Robert en voulait toujours à André de l'avoir coiffé au poteau lors du dernier tournoi, avant la guerre. Mais ils n'avaient pas le choix : à l'est comme à l'ouest, les rangs s'étaient par trop clairsemés, il avait fallu nouer des alliances souvent fragiles mais toujours indispensables. Le Goéland portait les couleurs de La Plage, le plastique de son bracelet n'y trompait pas : des rayures or et rubis, deux de chaque, étaient ses armoires. Robert venait Des Galets (papier renforcé rose pâle, à l'attache collante), et André du camping de La Joyeuse (tissu vert foncé orné de zébrures oranges). La Joyeuse portait mal son nom : il avait été pris deux jours plutôt, les envahisseurs de l'ouest profitant d'une marée un peu plus haute pour lancer une attaque surprise palmes-tuba. André avait été l'un des rares survivants qui avaient pu s'enfuir à temps pour avertir leurs voisins. Nul doute que l'ouest se vengeait pour la percée à travers La Jolie Plage (auquel les campeurs de La Plage vouaient une haine ancestrale ; ces gens trop bien pour une simple plage et qui ressentaient le besoin d'un qualificatif ? On ne saurait tolérer un tel snobisme, pas à Champignole-sur-Mer!). « ...de la chance, j'le redis ! Et puis en plus, j'ai perdu juste parce que j'ai eu le soleil dans les yeux, mais Bebert l'a fait reluire sur sa boule, j'l'ai vu ! » « J'vais les faire reluire tes boules, t'vas voir mon gaillard ! » « Suffit! » lança le Goléand, agacé. Ses hommes continuèrent de marmonner, si bien qu'il s'adoucit un peu, ajoutant : « Beau coup avec le chat, quand même. Ramène le, ça fera à bouffer. » C'était qu'il ne restait guère à manger dans les rues. Les villageois qui n'avaient pas été pris entre deux feux avaient fui le combat, emportant leur savoir et leurs réserves sur le dos. Il n'y avait plus un seul boulanger sur des kilomètres à la ronde, et on avait pendu le dernier pizzaiolo pour avoir servir une pizza aux olives empoisonnées. Les dernières baguettes étaient tellement dures qu'on s'en servait comme javelots. Quant aux poulets frits, leurs os jonchaient les bords des trottoirs, si bien que les pas résonnaient parfois d'un « crunch crunch » inquiétant quand on n'y prenait pas garde. Dix milles poulets étaient cuits chaque année dans le village, mais dix mille poulets n'allaient jamais tenir toute une guerre, surtout une guerre imprévue. C'était malheureux, mais c'était comme ça, songea Marcel, qui était plus banal d'aphorismes que de métaphores. Il fit signe aux autres de se hâter, et ils enjambèrent les barricades de La Moule Gourmande après avoir hululé le signal. A l'intérieur, les seigneurs de l'alliance de l'est tenaient leur conseil de guerre, entouré de leurs fidèles guerrières et serviteurs. Le restaurant était leur place forte la plus avancée, non loin de l'avant-poste ennemi de La Moule en Fête. Mais d'un côté comme de l'autre, les moules avaient beau être gourmandes elles n'avaient plus rien à avaler, et elles avaient beau être en fête elles n'avaient plus de raisons de danser. Tout avait commencé quand les campings de l'ouest s'étaient rassemblés sous la bannière du camping quatre étoiles du Paradis, qui avait fini de monter son toboggan aquatique. Pour sa piscine, crachait les anciens de l'est. Qui avait besoin d'une piscine, quand on avait déjà un camping avec accès à la mer ? Ou du moins était-ce ainsi qu'on le racontait à l'est. Nul doute qu'en face, ils chantaient une autre chanson (ils avaient la dernière machine à karaoké du village). Mais peu importait qui avait commencé : ils n'avaient d'autre choix que de finir. « Rien à signaler dans la rue d'en face, votre grâce. » dit le Goéland à la femme au bronzage impressionnant et aux cheveux bleutés qui était penchée sur la carte dessinée sur un vieux set de table. Dans son maillot de plage aux mailles vertes, elle faisait l'effet d'une sirène surgie des eaux, et ses longs ongles n'avaient pas perdu de leur éclat malgré la pénurie de vernis. On racontait qu'elle utilisait le sang de leurs ennemis, et elle n'avait jamais cherché à démentir la rumeur. Elle portait les couleurs de La Plage, comme le Goéland, et on la connaissait sous le nom de Martine la Rouge. Elle s'était hissée à la tête de la coalition de l'est après la mort de son fils Jean-Baptiste, qui devait épousé une servante de l'ouest dans un dernier espoir de paix. Mais l'ouest les avait trahi en bafouant les lois les plus sacrées du village : ils avaient attaqué pendant l'apéro. Depuis, on nommait ce jour fatidique « Les Noces de la Sangria », en rapport à tout le sang qui avait coulé pour se mélanger aux fruits renversé du bol de punch. « Merci, ser Dupignol. Nul doute que ces trouillards se planquent encore ! Le Roi du Sable d'Or est fin tacticien, mais il ne serait même pas capable de s'étouffer avec son courage. » « Les rumeurs disent qu'ils se meurent : il aurait marché sur un coquillage, la plaie serait infectée. » « Pfouah ! Si on accordait de la foi à toutes les rumeurs... et ben on aurait bien l'air con ! Il me faut du concret, mon cher oiseau! » « Oui, votre grâce. » « ...fait super mal, de marcher sur un coquillage ! Une fois, j'ai... » « Il suffit ! » Le Goéland foudroya André du regard, qui eut le bon sens de prendre un air penaud. « Qu'en est-il de votre proposition d'envoi au camp des naturistes, votre grâce ? Ils ont toujours été neutres, mais il leur faudra bien choisir un camp ! » « Je compte y envoyer dame Lara, mais elle n'est guère enthousiaste... » « C'est que mon pépé est vacances là-bas. » fit dame Lara, qui n'avait effectivement pas l'air très enthousiaste. « Justement, il nous faut profiter des liens du sang pour l'appeler à notre cause ! Il est ancien là-bas, il vous écoutera, et les siens le feront aussi !» « On voit bien que vous ne l'avez surpris en train de bronzer dans le jardin en rentrant de l'école. Et puis il ne met jamais son sonotone quand il est au camp, il dit que sinon, c'est pas vraiment tout nu, que c'est de la triche.» « ...coupé carrément à travers la tong, ce putain de coquillagr ! » continuait ser André. « Une tongue toute neuve en plus, que j'avais payée six euros quatre-vingt-dix-neuf ! » « Suffit ! » aboya Martine la Rouge. « J'ordonne, et vous obéirez ! On n'est pas en vacances ! » « Ben si ! » « Gardes, escortez Ser André dans l'arrière-boutique. Merci. Mes amis, mes seigneurs, mes dames, ils nous faut agir ! Nous n'avons presque plus de crème solaire, et il y en a parmi nous qui ont la peau fragile ! Grégoire le Roux a perdu une main de la maladie du soleil pas plus tard que hier ! » « Un autre mariage, peut-être... » avança un des seigneurs du camping Des Trois Boules. « Avec les campings du centre, ils sauteraient sur une bonne allégeance. Mon petit cousin a... » « Nous n'allons pas nous mettre à marier des enfants, tout de même ! Ni à nous débarrasser des nôtres ainsi, que deviendrait notre honneur ? » « On voit bien que vous ne connaissez pas notre petit cousin... » « Je ne m'abaisserai pas à faire de la politique, pas en France ! » Martine frappa du poing sur la table, et leva dans les airs la pique à broche qui ne la quittait jamais. « C'est une percée héroïque qu'il nous faut, au son des accordéons ! A dos de vélos, la cavalerie des Rosalie brisera leurs rangs ! » « Hourra ! La Plage ! La Plage ! » « Vive la Rouge ! » « L'est ! L'est ! » « Ach ja ! » « De Winterfell ? » « Non, ch'étais chuste d'accord ! » répondit Gunther, le responsable de la délégation des touristes allemands. « Très bien ! » dit Martine la Rouge, contemplant son conseil de guerre. « Mesdames, messieurs : nous chargeons à l'aube ! »